Colloque Sénat-Essec-Afrique SA sur l'Afrique - 27 janvier 2005



Table des matières


Colloque Sénat-Essec sur l'Afrique - 27 janvier 2005

Actes du deuxième colloque « AFRIQUE SA » :
ENSEMBLE, DYNAMISONS LE SECTEUR PRIVÉ

Message de bienvenue de Christian Poncelet,
Président du Sénat,

lu par Jacques PELLETIER,
Sénateur

« Monsieur le Président,
Messieurs les Ministres,
Messieurs les Ambassadeurs,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,

Le Sénat est particulièrement heureux d'accueillir aujourd'hui cette seconde édition des rencontres « Afrique SA » organisée comme en 2003 en partenariat avec nos amis du groupe Essec. Les aléas de mon emploi du temps ont voulu que je sois à l'étranger au moment où s'ouvrent nos travaux : plus précisément à Auschwitz, pour y commémorer le soixantenaire de cette date tragique du 27 janvier 1945, où furent découvertes les premières traces des camps d'extermination. Mais mes collaborateurs et moi-même avons suivi attentivement la préparation de ce colloque, et soyez convaincus que mon intérêt n'en est pas moindre.

Il faut avouer que le thème de cette journée, « Ensemble, dynamisons le secteur privé en Afrique », a de quoi stimuler la réflexion ! Cet intitulé est à lui seul tout un programme, pour ne pas dire un véritable défi... Je remercie nos amis de l'Essec d'avoir relevé la gageure et, dès le départ, d'avoir songé à y associer le Sénat, car notre assemblée est très attachée au développement humain et économique de l'Afrique, avec laquelle la France entretient tant de liens privilégiés, forgés dans l'Histoire.

Cette remarque vaut bien sûr en premier lieu pour les pays africains francophones, avec lesquels nous maintenons un dialogue naturel de tous les instants. Je tiens à cet égard à rendre hommage à S. Exc. M. Abdou Diouf, un ami fidèle et de longue date qui devait nous faire l'honneur de sa présence en fin de matinée, en tant que Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie, mais qui, lui aussi, a dû annuler sa participation au dernier moment pour des raisons imprévues. Mais nous avons aussi d'excellentes relations avec les pays africains non francophones, qui disposent d'ailleurs au Sénat d'interlocuteurs actifs auprès de plusieurs de nos groupes d'amitié.

Je ne crois pas utile d'aborder sur le fond les thèmes de travail de cette journée : l'environnement macroéconomique africain, les rapports entre le secteur privé et le secteur public, la valorisation du potentiel humain... La diversité et l'expérience des intervenants qui vont se succéder à la tribune toute la journée permettront, je n'en doute pas, de traiter en détail tous ces sujets et notamment celui de la formation des cadres africains de haut niveau.

Je tiens en revanche à saluer tous les partenaires de cette rencontre - le MEDEF, Jeune Afrique l'Intelligent, Bolloré, pour n'en citer que quelques-uns -, qui apporteront, chacun dans son domaine, un utile éclairage sur ces thèmes complexes.

Pour ma part, je voudrais simplement insister sur l'importance fondamentale que le Sénat attache à la formation des cadres des pays en voie de développement, tant ceux du secteur privé - qui crée les richesses - que ceux du secteur public, dont la mission est d'assurer la bonne gouvernance et une répartition équitable de ces richesses.

Pour atténuer le fossé économique qui se creuse entre le Nord et le Sud, et pour alléger la pression migratoire qui s'exerce sur les États de l'Union européenne - notamment ses anciennes puissances coloniales, comme la France - la voie la plus crédible reste à mes yeux de créer sur place les conditions de la prospérité économique et d'une stabilité politique durables. Bien entendu, cette démarche, cette démarche doit être appuyée par la communauté internationale - les États les plus aisés, les bailleurs internationaux et les grandes ONG - mais elle exige surtout la mobilisation, en Afrique même, de la société civile et du secteur privé, en particulier celle des petites et des moyennes entreprises.

Comme je l'avais suggéré il y a deux ans, la « bonne gouvernance » n'est seulement pas un concept politique qui serait l'affaire exclusive des gouvernements et des décideurs publics ; c'est aussi une exigence de terrain, un « projet d'entreprise » auquel doivent adhérer les responsables privés à tous les niveaux. Faute de quoi, l'aide internationale sera dépourvue d'efficacité, comme tant d'autres déclarations d'intentions sans effets concrets. Or la formation des jeunes cadres africains - sur place ou dans un grand établissement français - est véritablement un acte de « bonne gouvernance ».

Ce n'est pas une action de coopération parmi d'autres, c'est d'abord une chance offerte à l'avenir, car les étudiants d'aujourd'hui seront les entrepreneurs de demain, ceux sur lesquels leurs pays pourront compter pour prendre le relais de la coopération internationale et assurer les voies propres de leur développement durable.

Il y a, dans ce domaine, un effort important de pédagogie à mener : l'investissement dans l'homme est un investissement à long terme, certes, mais c'est toujours un « investissement productif ».

N'ayons pas peur de marteler ce message, car si dans les grandes rencontres internationales, ces principes semblent faire l'unanimité, force est de reconnaître que, sur le terrain, il y a bien souvent un fossé entre les principes et la pratique...

Je ne voudrais pas conclure sans évoquer la délicate question de la corruption, qui - en Afrique comme ailleurs - compromet trop souvent, en aval, les efforts coûteux consentis en amont en faveur du développement.

Vous le savez, dans beaucoup d'États, les circuits de la décision économique sont tributaires de la corruption ou d'influences qui faussent le jeu de la concurrence et dissuadent les initiatives étrangères. Ce fléau est encore plus ravageur dans les pays où, précisément, les moyens manquent le plus et où les ressources sont comptées.

Plusieurs gouvernements africains se sont attelés, eux aussi, à endiguer ces phénomènes, mais ils doivent plus que d'autres pouvoir compter sur l'appui de la communauté internationale, notamment celui de la France, qui, sans se poser en donneuse de leçons, a élaboré des mécanismes anti-corruption qui pourraient utilement inspirer leur réflexion.

S'agissant du développement des entreprises, le Sénat n'est pas en reste. Depuis mon élection à sa présidence, je m'attache à faire de cette institution la « Maison des entrepreneurs » et dans ce cadre, j'ai souhaité multiplier les opérations concrètes en direction du monde des affaires.

Comme nous - et même plus que nous - les entrepreneurs doivent porter leur regard au-delà des frontières nationales ou européennes, non seulement pour y gagner des parts de marché mais aussi, quand ils le peuvent, pour apporter leur contribution au développement.

Je suis donc heureux qu'aujourd'hui nos entrepreneurs trouvent une nouvelle occasion de prendre conscience du formidable vivier de compétences qu'offrent les cadres et les futurs cadres africains : aussi bien ceux qui opèrent dans leur État d'origine que ceux qui travaillent ou étudient en France.

Je souhaite à tous un excellent, studieux et fructueux colloque, en espérant que vous garderez de votre passage au Sénat un bon souvenir, qui vous incitera à y revenir. »

Ouverture des travaux

Didier DESERT,
Président d'honneur d'Afrique SA et de l'Association des Diplômés Essec

Chers amis, si le Président du Sénat n'a pu être présent parmi nous aujourd'hui, je voudrais néanmoins débuter cette allocution d'accueil en le remerciant très chaleureusement de nous accueillir dans cette enceinte. Je souhaite également, tous ici présents, vous remercier pour votre confiance et votre fidélité renouvelée.

Si nous avons pu nous féliciter l'an dernier du succès de la première édition d'Afrique SA, le nombre d'inscrits de cette deuxième édition constitue sans doute le signe que ce type de rencontre a son public et son utilité. Il s'agit d'abord d'une conviction forte : l'Afrique a besoin, avant tout, de l'initiative privée, en tant que vecteur du transfert de richesses et de savoir-faire. Il existe aussi une croyance inébranlable dans la capacité de l'homme à apprendre, grandir et progresser, étant entendu que seules les compétences locales permettront de gérer dans le temps les investissements en Afrique. Le premier critère qui permettra de drainer ces investissements vers l'Afrique sera certainement la compétence des cadres africains d'aujourd'hui et de demain.

Je suis extrêmement heureux et fier de vous accueillir ici ce matin. Mais parce que je ne peux imaginer que nous puissions faire le tour de ces sujets complexes en une journée, je vous donne d'ores et déjà rendez-vous l'an prochain pour la troisième édition d'Afrique SA. Merci à tous.

Pierre MARQUE,
Président de BDO Marque & Gendrot

Bonjour à tous. Je voudrais vous dire tout le plaisir que BDO Marque & Gendrot éprouve à se tenir à vos côtés pour ce colloque dont le sujet nous paraît capital et rassembleur. Nous suivons en effet avec intérêt l'implication toujours croissante du Sénat pour la promotion de l'initiative privée. L'une des actions qui retient tout particulièrement notre attention est le Tremplin Entreprises, organisé avec l'ESSEC, devenu avec le temps un des événements majeurs du capital-développement en France. Le colloque Afrique SA est en passe de jouer le même rôle concernant l'initiative privée en Afrique.

L'une des forces de notre cabinet réside dans la formation de ses cadres et l'ESSEC, par la qualité de ses parcours, en particulier du point de vue de la professionnalisation des cursus académiques, est devenue notre partenaire de façon naturelle. C'est donc logiquement que BDO Marque & Gendrot, qui se place au 6 ème rang français des cabinets d'audit et de conseil, a répondu à la sollicitation des organisateurs de ce colloque pour en devenir le principal sponsor privé.

En France, notre cabinet est présent dans les principales métropoles régionales et les clients qui nous font confiance sont issus de tous les secteurs d'activité. Signalons que BDO Marque & Gendrot a développé une expertise toute particulière dans les secteurs du tourisme et de l'hôtellerie. En Afrique, nos interventions, de plus en plus nombreuses, touchent à des missions d'audit et de conseil, tant pour le secteur privé que pour le secteur public. Nous sommes convaincus que le développement durable de l'Afrique passe par l'initiative privée, dès lors, évidemment, que les pouvoirs publics assurent correctement leurs fonctions régaliennes.

Les thèmes abordés au cours de ce colloque nous semblent importants, à commencer par les relations entre secteur privé et secteur public : le financement des infrastructures requiert un partenariat intelligent entre eux. Il est nécessaire que le cadre juridique et réglementaire de l'action économique en Afrique soit sécurisé, afin de favoriser une bonne gouvernance dans le cadre d'États de droit. La formation des élites africaines dans nos écoles doit également être fortement encouragée par les entreprises françaises présentes en Afrique. Le continent africain connaît des insuffisances notoires en personnel scientifique et en gestionnaires de haut niveau. L'Afrique noire est mal partie dans le domaine de l'éducation. Il conviendrait cependant de s'interroger sur la politique de formation des différents États : sans compétences pour administrer, produire et innover, rien ou presque n'est possible en termes de développement durable. Former, voici l'ardente obligation des dirigeants d'aujourd'hui et de demain en Afrique !

J'ai la conviction que ce colloque sera riche en propositions concrètes pour faire face aux deux défis majeurs suivants : favoriser et sécuriser l'investissement privé en Afrique, d'une part ; promouvoir la formation en France des cadres africains de haut niveau, d'autre part. Je vous souhaite à tous une excellente année 2005.

SÉANCE DE LA MATINÉE : L'ENVIRONNEMENT MACRO-ÉCONOMIQUE AFRICAIN : UN ÉQUILIBRE À TROUVER ENTRE LES ACTEURS DU PUBLIC ET DU PRIVÉ

PREMIÈRE TABLE RONDE

Participaient à la table ronde :

- Jean-Louis CASTELNAU, Président délégué du CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique) ;
- Charles KONAN BANNY (E68), Gouverneur de la BCEAO (Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest) ;
- Jean-Louis LACUBE, Chef d'Unité Commission Européenne ;
- Serge MICHAILOF, AFD (Agence française pour le développement) ;
- Michel ROCARD, ancien Premier ministre, Fondateur d'Afrique Initiatives.

La table ronde était animée par Patrick SANDOULY, Rédacteur en chef à Jeune Afrique l'Intelligent (Groupe Jeune Afrique).

Patrick SANDOULY

Nous allons examiner ensemble la problématique qui nous est posée : comment relever les défis de l'Afrique ? Pour ma part, voyant le nom de l'association - Afrique SA - qui organise ce colloque, je songe immédiatement au classement annuel des 500 premières entreprises d'Afrique que nous réalisons chaque année. Dressons brièvement le portrait de l'entreprise virtuelle qui serait le regroupement de ces 500 premières entreprises d'Afrique. Cette entreprise a réalisé en 2003 un chiffre d'affaires de 315 milliards de dollars, devant la première entreprise du monde, le géant américain de la distribution Wal Mart (256 milliards de dollars de chiffre d'affaires). Elle puise ses ressources à 16 % dans le pétrole et à 8 % dans les mines. Des secteurs aussi essentiels que l'agroalimentaire, le textile ou le tourisme arrivent, en revanche, en bas de l'échelle de ses activités. Ce portrait rapide permettra peut-être de mettre en perspectives nos débats lors de cette table ronde.

I. L'intégration régionale, préalable à un marché commun africain

Charles KONAN BANNY

Je suis tout d'abord très honoré de me trouver à la gauche de Michel Rocard, que j'ai rencontré en diverses occasions et qui a manifesté lors de maintes rencontres sa grande connaissance du continent africain.

L'introduction de cette table ronde me paraît très intéressante : l'entreprise virtuelle africaine est la première du monde, et cela pose de formidables défis à relever. Telle est la problématique : il s'agit maintenant de transformer la virtualité en une réalité, pour développer les potentialités africaines et en faire des richesses. Se trouve ainsi posée toute la problématique du développement africain. Les débats ont été nombreux autour de ces questions, mais une conviction forte m'anime aujourd'hui : si les Africains veulent contribuer efficacement à la construction de l'économie mondiale, ils doivent s'ouvrir hors de leurs espaces nationaux. Nous devons donc mettre nos destins ensemble. Ceci s'appelle l'intégration.

Le dossier de l'intégration n'est plus à plaider, car, en dehors de ce cadre, aucun pays africain ne pourrait trouver seul les voies d'un développement pérenne et solide - mis à part peut-être l'Afrique du Sud, mais celle-ci a la taille d'un continent. De façon générale, l'Afrique n'est pas encore présente au rendez-vous de la création de la richesse mondiale. Les Africains doivent donc d'abord se rassembler pour créer des marchés atteignant une taille suffisante et ainsi favoriser des investissements d'un volume adéquat. De tels objectifs supposent d'abord de créer un environnement juridique et législatif harmonisé, en matière économique, financière et douanière, afin de favoriser la libre circulation des facteurs de production (personnes, biens et capitaux).

Si l'on se dote d'une vision claire et d'options bien définies (élargir l'espace, rassurer l'investisseur et donner confiance), un marché peut naître et se développer. Tel est le schéma que nous avons mis en œuvre en Afrique de l'Ouest, où se déploie actuellement un programme économique régional qui vise à renforcer les atouts de cette zone du continent. Nous avons même aujourd'hui une monnaie commune, qui vient matérialiser nos efforts conjoints.

II. Bilan d'étape sur les privatisations réalisées en Afrique et enseignements à tirer pour les prochaines opérations

Serge MICHAILOF, AFD

Les privatisations sont un peu un sujet passionnel et les débats sont très animés autour de cette question. Mais l'on passe vite d'un excès en leur faveur à un excès en leur défaveur. Lors du consensus de Washington, les privatisations apparaissaient comme un remède miracle pour réduire les déficits publics tout en supprimant la gabegie des fonds publics et en mobilisant des fonds privés au service des pays africains. Dans ce contexte, le partenariat public-privé apparaissait comme la voie logique à suivre. Cet engouement s'est concrétisé dans les chiffres au cours des années 90, puis les flux de capitaux à destination de l'Afrique ont reculé de façon radicale. De grands investisseurs français se sont lancés dans de nouvelles zones, en Amérique du Sud et en Asie, avant d'amorcer leur repli, parfois après de sérieuses déconvenues.

S'agissant de l'Afrique, il me paraît évident que des dysfonctionnements ont existé au cours des années 80 de façon assez classique. Les cadres de la gouvernance ne permettaient pas d'exercer des contrôles réels. Les entreprises se sont également trouvées très isolées des savoir-faire internationaux. Ce diagnostic ayant coïncidé avec les échecs successifs des plans de restructuration mis en œuvre par ces dernières, cela a fait naître une certaine lassitude des bailleurs de fonds et des financiers.

Le bilan des privatisations est très variable suivant les pays et les secteurs : on peut observer des succès et des échecs remarquables. Il faut tout d'abord distinguer les pays où les privatisations ont été réalisées à l'invitation des organismes internationaux, et qui ont souvent échoué, faute d'une volonté suffisante des autorités locales. Les modes de gouvernance étaient aussi tellement dégradés, dans certains cas, que l'on ne parvenait pas à attirer des acteurs privés dans de bonnes conditions. En revanche, dans les pays où a existé une véritable volonté de privatiser, suite à l'état des lieux d'échecs économiques, le bilan ressort de façon nuancée. Il varie suivant les secteurs : les privatisations ont posé peu de difficultés dans les secteurs productifs classiques et dans les secteurs de haute technologie. Mais dans les secteurs sensibles sur le plan politique (eau, énergie, chemins de fer...), les opérations se sont avérées plus complexes.

Les succès et les échecs peuvent coexister au sein d'un même pays. La volonté politique de privatiser ne suffit donc pas : il convient de respecter un certain nombre de règles et de principes. On peut ainsi évoquer les « dix commandements pour maximiser les chances de privatisation dans le secteur marchand en Afrique » :

1 - avoir un engagement fort et clair de l'État ;

2 - bien choisir le mode juridique de privatisation (affermage, vente des actifs, concessions...) ;

3 - respecter scrupuleusement l'équilibre des intérêts entre les différents partenaires (faute de quoi toute opération de privatisation risque de capoter : un acteur privé tentera par exemple de se rattraper, s'il se sent lésé, par des retours de marge occultes) ;

4 - veiller à l'équilibre des risques de l'opération (par exemple les risques de rupture unilatérale de contrat) ;

5 - clarifier les objectifs et les attentes des différents partenaires (on ne peut confondre une privatisation avec une opération commerciale de court terme) ;

6 - promouvoir un mécanisme de régulation et de gestion des conflits (sujet non stabilisé et donnant lieu à des pratiques diverses ; il existe souvent une asymétrie dans les informations et il importe de mettre en place des mécanismes de transparence) ;

7 - tenir compte des chocs culturels et développer non seulement une bonne technicité mais surtout faire des efforts d'insertion et d'intégration des équipes en vue d'un objectif partagé (une privatisation implique en Afrique un double choc culturel, celui du « retour des Blancs », parfois sans respect pour les cultures et les pratiques locales, d'une part ; celui qui peut apparaître entre le secteur public et le secteur privé, d'autre part) ;

8 - veiller à insérer l'entreprise privatisée dans un tissu local, social, politique et économique qui s'avère souvent complexe, en maximisant le recours aux managers locaux africains, un simple changement dans les modes de gouvernance permettant souvent d'améliorer la gestion pratiquée ;

9 - assurer un cadre macroéconomique stable ;

10 - créer un cadre de politiques sectorielles simple, lisible et susceptible d'être approprié par les différents acteurs, là où l'État risque parfois de se désengager trop nettement du secteur privé, après avoir joué un rôle trop présent à travers les entreprises publiques.

III. L'accès au financement et le micro-crédit

Patrick SANDOULY

Monsieur Rocard, dans quelle mesure l'association Afrique Initiatives peut-elle contribuer à améliorer la compétitivité de l'Afrique ?

Michel ROCARD

J'ai été très sensible à l'analyse de Monsieur Michailof, dans la mesure où il a présenté les choses de façon nuancée, en évitant de recourir à des catégories globales simplistes. Le secteur public a une relation impossible avec le marché et une difficulté de gestion du fait de sa nature. Ceci est vrai dans le monde entier. Eu égard à l'état de développement de l'Afrique, moins le secteur public y est prégnant, meilleure peut être jugée la situation, sous réserve toutefois de tenir compte des missions de secteur public qui doivent être assurées.

On peut cependant rappeler que du fait de son horizon de gestion plus court, le secteur privé n'est pas à même de réaliser tous les investissements susceptibles d'être utiles à la collectivité. Nous le voyons en France par exemple, avec l'Eurostar qui nous permet de relier Paris à Londres en 2 heures et demie. Je ne m'occupe que d'initiative privée en Afrique, et si je suis soucieux de l'intervention privée sur le continent africain, force est de constater que la privatisation n'est pas toujours assortie de succès.

Quel que soit le sujet dont on parle, on ne travaille intelligemment que si l'on en a pris toute la mesure, y compris dans sa relativité : le drame africain et la sortie de ce drame par le développement sont soumis à des priorités extérieures à l'intervention économique, à commencer par la sécurité, la paix civile et la nature de l'État. En copiant l'État sur le modèle européen, l'Afrique s'impose des charges bien trop lourdes. La courageuse décentralisation engagée par le Mali constitue un exemple tout à fait intéressant à cet égard. Nous ne devons pas laisser croire non plus que la démocratie commence par les élections générales, alors même que la sécurité et la liberté de circulation n'est pas assurée : elle commence plutôt par la liberté d'opinion et de circulation, faute de quoi des élections pluralistes ne constituent qu'une farce destinée à s'attirer la sympathie des bailleurs de fonds internationaux. Je prêche ce discours car je le crois essentiel, tout en étant conscient que je suis très minoritaire sur ce point au sein de la communauté internationale.

Il existe aussi un ensemble de règles mondiales que nous ne pouvons pas ne pas rappeler. Dans la totalité des pays d'Afrique, à ma connaissance, les taux d'autosuffisance alimentaire sont tous négatifs et tous en baisse : en Afrique, on importe pour se nourrir. Le Sénégal, à partir de petites entreprises privées, avait réussi il y a quelques années à reprendre la totalité de son marché du poulet. Nous avons réussi à démolir ce succès par l'exportation dans des conditions de dumping de poulets européens. Cessons avec le mythe selon lequel le développement de l'Afrique passe par l'accès à nos marchés : l'urgence consiste d'abord, pour l'Afrique, à protéger son agriculture vivrière et à relancer le processus allant vers l'autosuffisance alimentaire. Tels sont les préalables à l'activité prospère d'un secteur privé efficace.

S'agissant du secteur privé, je dois rappeler qu'il existe deux manières de créer des entreprises. Nous venons d'entendre parler de la première, la privatisation, souvent par greffe ou bouturage, permettant de mettre en place des unités majeures d'exploitation de ressources naturelles, de transports ou d'exploitation agricole. Ce type d'initiatives rencontre souvent le succès en Afrique. L'autre manière de créer des entreprises consiste à miser sur la croissance interne depuis le début. Les fleurons de l'économie française ont démarré ainsi, il y a fort longtemps. Aujourd'hui, 70 % des Africains vivent dans ce qu'on appelle scandaleusement « l'informel » (micro entreprises individuelles non fiscalisées). Ce secteur appelle des commentaires plus détaillés. Le mot d'informel est un mot de riche de mépris et d'ignorance : on y met tout (prostitution, trafic d'armes, de pierres...), et pas seulement l'économie non fiscalisée. Or ne serait-ce que pour des raisons de droit, il faut nommer et désigner. L'économie des micros entreprises doit être mieux reconnue pour être protégée et favorisée.

J'ai plaidé par exemple pour la reconnaissance du concept d'économie populaire. C'est à partir de cette idée que j'ai pris les initiatives nécessaires à la création d'Afrique Initiatives, société de droit privé pleinement inscrite dans l'univers capitaliste et non association comme cela a été indiqué tout à l'heure. Je suis arrivé à cette situation à partir d'un poste d'observation privilégié à Bruxelles, celui de Président de la commission du développement. Il s'avère que l'Occident ne sait pas transmettre l'art du développement : il ne sait transmettre que les moyens de la survie. Nulle part, à une exception près, l'aide n'a permis le décollage et le développement économique. L'exception est fascinante mais trop petite pour pouvoir être généralisée : l'île Maurice.

Parmi les raisons pour lesquelles on ne sait pas transmettre le développement figure le mépris, et la volonté de voir l'Afrique constituer des États qui nous ressemblent. Nous ne respectons pas les conditions de sélection de ses dirigeants lorsqu'elles ne sont pas les nôtres. Surtout, nous n'avons pas su concevoir les outils adéquats. La subvention est efficace pour certains types d'investissements, notamment les infrastructures. Mais la mode du chemin de fer est passée, hélas, ce qui place toute une partie du continent dans une situation difficile. Un autre outil est constitué par l'aide au développement d'entreprises. Nous retombons là dans les considérants implicites de Monsieur Michailof : nous ne savons que faire dans « l'énorme », alors qu'il faut favoriser l'émergence de micros entreprises susceptibles de constituer un tissu vivant.

J'ai fait la tournée de quelques grands chefs d'entreprise français qui gagnent de l'argent en Afrique. Le premier fut Bolloré, qui m'a livré comme premier secret de ce succès la mise à l'écart des puissances publiques. Mais ceci ne peut que susciter un développement à deux vitesses. Pour favoriser le décollage de petites entreprises, c'est de capital développement dont l'Afrique a besoin. Afrique Initiatives a été créée, il y a cinq ans, dans cette logique, et compte à son tour de table certaines des plus belles entreprises : Bolloré, EDF, Accor, Michelin, CFAO, Total, AREVA... Toutes ces entreprises ont accepté de mettre du capital pour faire du capital risque et ainsi promouvoir le développement de toutes petites entités.

Nous avons consommé notre dotation initiale de capital pour contribuer au développement de neuf entreprises. Nous avons cependant récemment modifié les règles du jeu dans lequel nous intervenons. Le substrat économique du tissu de petites et de toutes petites entreprises est plus faiblement porteur en Afrique qu'il ne l'est dans nos pays. De plus, les petites ou micro entreprises ne disposent pratiquement d'aucun soutien bancaire. Dès lors, la vente des participations revient à tuer l'entreprise. Nous sommes fiers de ce que nous avons créés : les neuf entreprises qui ont vu le jour représentent une centaine d'emplois créés. Nous réformons actuellement notre méthode de travail : notre participation au capital ne pourra représenter que 20 % de l'aide, le reste étant attribué sous forme de prêt.

Par ailleurs, nous avons décidé de rehausser nos seuils d'intervention, de façon à rencontrer un peu plus de stabilité. Nous intégrons désormais dans le calcul économique la nécessité d'une présence durant au moins dix ans. Enfin, nous avons décidé de nous appuyer bien davantage sur les relais locaux de nos grands actionnaires. Au chapitre du résultat, si nous avons eu du mal, nous sommes convaincus d'avoir visé la bonne cible. Après l'augmentation de notre capital qui est en cours, l'adaptation de notre modèle économique doit à nos yeux nous permettre de contribuer au développement des entreprises petites et moyennes. Il s'agit d'une action qui nous paraît indispensable.

Patrick SANDOULY

Monsieur Konan Banny, partagez-vous ces constats autour de l'économie informelle ?

Charles KONAN BANNY

Je suis d'accord pour estimer que le qualificatif de « secteur informel » traduit un certain mépris. Sans doute peut-on néanmoins y voir aussi une réalité, opposée à celle du « secteur formel ».

Sans chercher le mimétisme dans la construction d'un État, celui-ci impose des règles. Les Africains ont vocation à créer ainsi un espace sûr, lisible et stable, garanti par une institution de la sorte. Mais il faut veiller à ce que la loi ou la règle ne décourage pas les initiatives.

En matière de financement, jouant le rôle de régulateur en tant que Gouverneur de la BCEAO, je puis dire que nous avons créé des conditions à nulles autres pareilles. Force est de constater que les banques de premier plan ne financent pas l'initiative locale. Il existe des instruments de financement mais encore faut-il que chaque entreprise ait une identité, soit répertoriée et applique les normes minimales d'une comptabilité transparente. Le décollage de l'Afrique commencera bien sûr à la base. C'est dans cet esprit que nous avons créé une banque régionale permettant de financer le micro-crédit. J'entendais hier Madame Nowak à la radio. Nous connaissons son implication dans le micro-crédit en France. Ce sont des initiatives de ce type qu'il faut encourager sur le continent africain.

Le travail de la Banque centrale dans le domaine du micro-crédit a d'ailleurs été reconnu, au point de conduire le Secrétaire général des Nations Unies, Monsieur Kofi Annan, à me nommer conseiller à ses côtés en 2005, qui a été déclarée comme vous le savez « année du micro-crédit » par les Nations Unies dans les pays en voie de développement.

IV. Le développement de la coopération entre l'Europe et l'Afrique

Patrick SANDOULY

Monsieur Lacube, vous travaillez à la Commission européenne, et vous êtes en charge de l'aide au développement en Afrique. Le montant de 9 milliards d'euros non dépensés au niveau de la Commission européenne a été évoqué. Où sont passés ces fonds ?

Jean-Louis LACUBE

Cette situation existait effectivement au moment de l'accord de Cotonou. Celui-ci était novateur du fait de la tentative de mise en place de politiques nouvelles d'aide au développement. Sur les sommes que vous avez citées, je peux vous rassurer : le Parlement européen s'est félicité, ces derniers jours, de l'efficacité du Fonds d'aide au développement de la Commission européenne. La situation s'est donc inversée et l'Afrique absorbe davantage de crédits aujourd'hui. Pour autant, ce n'est pas l'argent qui manque, la non consommation des fonds résultait surtout du blocage contractuel d'aides destinées à des pays avec lesquels n'existait aucune coopération. Plusieurs centaines de millions de personnes en Afrique se trouvent encore aujourd'hui privées de l'accès à l'aide au développement. Une des priorités de l'Union européenne doit sans doute être tournée vers la prévention des conflits. De nombreux efforts ont été produits en ce sens au cours des dernières années.

Mais ces efforts déployés par les Européens, qui commencent à porter leurs fruits dans un certain nombre de pays, doivent s'appuyer sur des institutions régionales disposées à s'impliquer dans ce type d'initiative. Ceci vaut également pour l'initiative privée. Les schémas d'intégration régionale ont sans nul doute un rôle important à jouer pour inciter les gouvernements à mettre en place des cadres stables et plus favorables à l'initiative économique privée. Nous en voyons des exemples évidents au niveau européen : de telles démarches peuvent exercer une pression faisant évoluer l'environnement économique favorablement. Nous plaidons donc pour une intégration régionale plus poussée et le cadre de l'UMOA (Union monétaire ouest africaine) nous paraît un vecteur tout à fait intéressant à cet égard.

Ayant travaillé au Bénin, nous y avions observé que le crédit irrécouvrable, dans toutes les structures financières, représentait quasiment l'intégralité du capital des cinq premières banques du pays. Le micro-crédit n'était donc pas à l'abri de risques de défaillances majeures pouvant affecter l'ensemble du pays. Le cadre régional est de nature à offrir davantage de garanties et de solidité au système, ce qui constitue une raison de plus d'encourager une intervention à ce niveau. Mais la difficulté consiste aujourd'hui à transposer les règles régionales au niveau du droit national, ce qui suppose l'existence d'une volonté politique au sein de chaque État.

Le premier bilan de nos actions en Afrique s'est avéré pour le moins mitigé, voire négatif. Nous avons alors engagé des discussions avec plusieurs acteurs afin d'étudier les pistes d'évolution de notre intervention. Cela s'est passé au moment de l'accord de Cotonou. Celui-ci fut d'ailleurs l'occasion d'une révélation à mes yeux : l'absence totale de représentants du secteur privé, tant au niveau national qu'au niveau régional. Grâce à des associations ou à des acteurs tels que la Chambre de Commerce de Bordeaux ou de Lyon, des messages du secteur privé européen ont finalement pu être relayés vers les acteurs économiques africains. Néanmoins, la voie la plus efficace de ce dialogue entre secteur privé européen et secteur privé africain me semble être offerte par les associations professionnelles européennes. Il en va de même des accords de partenariats économiques régionaux : la coopération ne résulte pas d'un simple altruisme, mais aussi d'un intérêt évident de l'Europe à voir ses liens économiques se développer avec l'Afrique.

Une autre priorité touche bien sûr à l'émergence ou la consolidation - suivant les pays - d'un cadre stable et favorable à l'action privée. Plus largement, une constatation m'est apparue au travers de mon expérience en Afrique. Si les fonds ne manquent pas, il s'agit souvent d'un appui financier s'inscrivant dans un horizon de court terme. Les projets de longue durée ont beaucoup plus de mal à être financés. Cela étant, une nouvelle génération de gestionnaires se fait jour actuellement et il serait dommage que le secteur privé africain ne puisse en bénéficier, par manque de volonté ou d'implication, car il existe là une voie de renouvellement du cadre économique. Ceci rejoint la question de la formation professionnelle, qui constitue un point fondamental et focalisera notre attention lors de la table ronde de cet après-midi.

V. Les principaux éléments de préoccupation des investisseurs français en Afrique

Patrick SANDOULY

M. Castelnau, vous vouliez réagir aux propos de Monsieur Lacube concernant les associations professionnelles locales.

Jean-Louis CASTELNAU

Je crois simplement que ceux-ci mériterait d'être nuancés, car les situations sont très différentes suivant les pays. Au CIAN, nous présidons les commissions mixtes du secteur privé aux côtés des représentants de ces associations professionnelles locales, et force est de constater qu'il existe de grandes divergences. Au Cameroun, au Sénégal, au Bénin ou encore au Congo, ces associations sont très bien structurées et constituent un relais important, qui joue un rôle de valeur d'exemple en Afrique. Les choses avancent, et je crois qu'il ne faut pas sous-estimer cette réalité. Ce débat devra sans doute être poursuivi à Bruxelles, car j'ai souvent eu l'occasion de déplorer que les institutions européennes n'aidaient pas suffisamment ces organisations professionnelles.

Ceci ne signifie pas que l'action économique en Afrique ne se heurte pas à certaines difficultés. Nous venons d'éditer le baromètre CIAN résultant d'enquêtes que nous réalisons régulièrement auprès des entreprises et il en ressort des préoccupations importantes. La première touche à l'environnement juridique. Le CIAN s'est considérablement investi au sein de l'OHADA (Organisation pour l'harmonisation du droit des affaires en Afrique), mais celle-ci ne produit pas encore tous ses effets au niveau des pays, en première ou deuxième instance. Elle permet bien sûr l'accès à la Cour de Justice et d'arbitrage d'Abidjan, mais les jugements que cette Cour rend en première ou en deuxième instance recèlent encore bien trop souvent une part d'arbitraire, dans de nombreux pays où la stratification conduit à distinguer le droit local et celui de l'OHADA.

Une deuxième préoccupation touche à la pression fiscale et à la fraude massive qui peut en résulter. La situation ne s'améliore pas depuis plusieurs années et nous voyons là une entrave majeure au développement économique en Afrique. On ne peut attirer des investisseurs en Afrique s'ils ne disposent pas d'un cadre juridique adéquat, surtout s'ils sont en outre soumis à une forte pression fiscale. Un autre problème concerne le secteur informel, où là aussi la situation semble plutôt évoluer dans le sens d'une dégradation. Je terminerai par un sujet qui n'est heureusement plus tabou : la corruption. Sur ce point, nos baromètres font état de façon récurrente d'une situation plus que préoccupante et aucun changement ne se dessine. Malheureusement, les pays qui ont produit des efforts importants dans ce domaine rencontrent les plus grandes difficultés à réduire le poids de la corruption, tant les obstacles auxquels ils se heurtent sont massifs. Nous devons donc nous aider mutuellement sur ces questions, afin que ces efforts se généralisent et ne restent pas lettre morte.

Au chapitre des motifs de satisfaction dont nous font part les entrepreneurs, je soulignerai la bonne tenue et la qualité des infrastructures portuaires. Les télécommunications constituent également un motif de satisfaction. Des efforts couronnés de succès doivent aussi être salués en ce qui concerne le secteur bancaire, dont l'assainissement, soutenu par l'action locale et internationale, a permis un accès au financement beaucoup plus facile. Il reste néanmoins à rechercher maintenant la diversification des instruments financiers, en s'intéressant notamment au leasing. Des initiatives ont déjà été prises et ont fait leurs preuves. Pour terminer, je signalerai néanmoins une difficulté qui freine le développement de l'action économique : nous devons réhabiliter le transport aérien régional et interrégional en Afrique.

Charles KONAN BANNY

L'assainissement du secteur bancaire constitue une réalité et il convient en effet de s'en féliciter. Le secteur bancaire est aujourd'hui en situation de financer le développement. Les instruments existent, de même que le marché. Nous continuons pourtant de constater un décalage entre la demande potentielle de crédit et l'offre qui leur est adressée. Ce constat s'explique d'abord par une certaine frilosité des banques. Mais il apparaît aussi que les banques ne savent pas toujours quoi financer. Les petites et moyennes entreprises doivent donc elles-mêmes se placer en situation d'avoir accès au crédit, en termes d'encadrement, de comptabilité et de lisibilité de leur fonctionnement.

Patrick SANDOULY

Je remercie tous les intervenants et je vous propose de donner la parole à la salle.

VI. Questions/réponses

De la salle

Quelle est la répartition de l'aide européenne entre secteur public et secteur privé africains ?

Jean-Louis LACUBE

Il est difficile de répondre à cette question car il existe de nombreuses possibilités de partenariats publics-privés dans lesquels les fonds européens sont susceptibles de s'investir. On le voit par exemple à travers les schémas de concession. L'accord de Cotonou prévoit une possibilité, pour la Banque européenne d'investissement, d'accéder plus directement au secteur privé, et il y a là une avancée à souligner.

De la salle

Du fait de l'émergence de la Chine et de l'Inde, ne peut-on craindre que ces pays ne drainent une part croissante de l'aide européenne au détriment de l'Afrique ?

Jean-Louis LACUBE

La Chine et l'Inde n'ont pas besoin de nos financements. C'est plutôt l'efficacité d'économies sud-américaines ou asiatiques qui peut sembler préoccupante, par comparaison avec l'économie africaine. L'importance des mines et du pétrole a été soulignée en introduction. Pourtant il n'existe que de très rares pays en Afrique qui ont su intégrer ces secteurs au sein de leur économie. Pour le reste, je ne crois pas qu'il existe de concurrence du point de vue de la destination des aides européennes.

Marie BA, BDO Sénégal

L'assainissement du secteur bancaire est une réalité. Cependant, si la grande entreprise trouve à se financer sans trop de difficultés, et si la micro-entreprise trouve également des sources de financement, la PME locale rencontre souvent de plus grandes difficultés, et l'on s'entend souvent répondre que les banques ne financent pas la création d'entreprise. Les créateurs rencontrent les plus grandes difficultés à remplir les conditions de cautionnement imposées. Quels types d'instruments existent pour faire face à cette situation ?

Charles KONAN BANNY

Il convient sans doute d'entrer dans l'analyse micro-économique pour comprendre les raisons de cette situation : quelle est la part de petites entreprises qui disposent des « fondamentaux » exigibles, par exemple en étant en mesure de présenter les documents financiers et comptables de base attestant de son activité courante ? Ce sont là des conditions préalables pour que le banquier puisse prendre le risque d'octroi du crédit.

J'ai remarqué également que les entreprises n'étaient pas suffisamment informées : le travail que nous avons réalisé et les instruments qui ont été créés sont largement méconnus, alors qu'ils offrent l'intérêt, pour les acteurs économiques, de pouvoir substituer au crédit bancaire un financement par le marché. Les banques n'ont d'ailleurs pas toujours vu d'un bon œil cette initiative. Mais elles ont aujourd'hui compris qu'elle pouvait être intéressante.

Jean-Louis LACUBE

Je signale qu'il existe aussi des projets de services aux entreprises, qui ont vocation à élargir l'accès aux banques, notamment par des initiatives à coûts partagés.

Jean-Louis CASTELNAU

Il existe, notamment en Afrique du Sud, des organismes spécialisés dans la création d'entreprise, qui jouent un rôle important de présentation de dossiers pour les sociétés de capital risque, sur le modèle anglo-saxon. Or celui-ci me paraît digne d'intérêt, par son pragmatisme, et j'ai connaissance de sociétés soutenant la création d'entreprise en Afrique du Sud qui dégagent des marges tout à fait appréciables. Sans doute faut-il approfondir la question au niveau de l'Afrique francophone, même si d'autres structures existent déjà dans cette partie du continent.

Charles KONAN BANNY

La réglementation existe. Mais il faut aussi développer l'esprit d'entreprise.

Patrice HOPPENOT, I&P Études et Conseils

Il me paraît clair aujourd'hui que le secteur le plus difficilement financé en Afrique est celui des entreprises moyennes. Monsieur Castelnau a mentionné de nombreux freins au passage de l'informel au formel. Mais il existe aussi une difficulté en matière de capital risque : les entreprises moyennes ont besoin à la fois d'argent et d'accompagnement, c'est-à-dire d'un capital risque de proximité. Elles doivent s'adosser à un partenaire qui va participer à leur capital, tout en les amenant à évoluer, sans pouvoir de décision, mais avec un simple rôle de conseil. Or il s'agit d'une intervention coûteuse, en temps et en argent, et les entreprises ne peuvent généralement s'offrir de tels services. Les entreprises publiques ont montré qu'elles ne pouvaient, de leur côté, combler ce besoin, ce que l'on comprend aisément.

Dans ce contexte, une façon, pour l'Union européenne et les bailleurs de fonds, de jouer un rôle utile, ne consisterait-elle pas à accepter de subventionner dans une certaine mesure les structures de capital risque, pour une partie de leur activité correspondant à de l'accompagnement et à de la formation ?

Jean-Louis LACUBE

Je partage largement votre constat et même votre conclusion. Une partie de l'action de la Banque européenne d'investissement est d'ailleurs orientée en ce sens. Mais je crois qu'il existe aussi une autre possibilité : les banques peuvent s'associer entre elles afin de partager les coûts et les risques.

Serge MICHAILOF

L'AFD a constitué un fonds d'investissement pour financer les structures de micro-crédit ou d'accompagnement des PME, et en cas de succès économique, l'opération donne lieu à un retour vers le fonds pour le réalimenter.

De la salle

J'ai été sensible aux propos de Michel Rocard quant au rôle des entreprises dans le développement africain. Je suis franco-africain et après une carrière professionnelle en Europe d'une quinzaine d'années, il m'est paru indispensable d'investir dans l'autre moitié de mes origines, au Maroc. Le Maroc a mis en place une charte d'investissement afin de favoriser l'investissement dans le pays, et les annonces ont été nombreuses autour de la publication de cette charte. L'écart entre les principes affichés et la réalité s'avère cependant énorme, et une conclusion s'impose à mes yeux : pour réussir à s'implanter dans un pays, il faut être de ce pays. Quand un effort significatif sera-t-il produit pour inciter les Africains d'Europe à investir dans leurs pays d'origine ?

Patrick SANDOULY

Cette question s'adresse vraisemblablement davantage à la salle qu'à la tribune. Le thème que vous soulevez sera en tout cas évoqué lors de la table ronde de cet après-midi.

Simon POOCH, Csp Audit Et Assistance

Nous avons évoqué la question du capital risque. Existe-il aussi un appui technique aux PME-PMI, notamment à l'initiative de la Commission européenne ?

Jean-Louis LACUBE

Il existe des possibilités d'appui direct aux entreprises à coûts partagés. D'autres programmes de promotion des investissements peuvent également aider les associations professionnelles, au niveau régional, à prester ce type de services. De façon générale, nous nous efforçons de soutenir les relais des entreprises pour leur permettre de fiabiliser leurs services et leurs prestations.

Yves DERVILLE, Essec

Vous avez insisté sur la nécessité de soutenir l'esprit d'entreprise. Dans les pays anglo-saxons et européens existent des incubateurs d'entreprise, dont le principe est simple : soutenir les jeunes créateurs d'entreprise par la mise à disposition de locaux, d'aides logistiques, etc., pour leur permettre de mener à bien leur projet. Existe-t-il des initiatives de ce type en Afrique?

Charles KONAN BANNY

L'idée me paraît en tout cas très intéressante, et c'est ce type d'accompagnement qui fait souvent défaut. Il a existé, dans mon pays, la Côte d'Ivoire, l'Office de promotion de l'entreprise ivoirienne, mais celui-ci n'existe plus aujourd'hui. Il existe pourtant un marché et une demande d'accompagnement des entreprises. Sans doute les banques peuvent-elles répondre à au moins une partie de ce besoin largement insatisfait aujourd'hui.

Jean-Louis CASTELNAU

Je signale que la société française Total met à la disposition de créateurs d'entreprise en France des bureaux et une aide logistique afin de les aider à s'implanter en Afrique. Plus largement, certaines sociétés françaises de premier plan soutenant Afrique Initiatives ont accepté d'accompagner l'entrepreneur africain dans sa démarche de développement, en jouant un rôle de facilitateur dans ses démarches auprès des pouvoirs publics et des intermédiaires financiers.

Habib SOUMANA, Fagace

Monsieur Castelnau a soulevé le problème de la corruption. Or celle-ci suppose un corrompu et un corrupteur. Le problème a-t-il été examiné sous cet angle au sein du CIAN ?

Jean-Louis CASTELNAU

Nous avons créé un groupe de travail consacré à la prévention de la corruption, réunissant une douzaine de nos sociétés. Les problèmes que vous évoquez ont été abordés dans ce cadre. Mais sous la pression de la communauté internationale, qui a déployé de nombreux efforts pour la lutte contre la corruption, je pense qu'il existe une réelle prise de conscience de la part des « corrupteurs potentiels ». Une déclaration à ce sujet devrait d'ailleurs être soumise dans deux mois à l'Assemblée générale du CIAN.

Serge MICHAILOF

Je voudrais signaler l'existence de l'initiative EITI, qui vise à faciliter la mise en transparence des ressources minières et pétrolières d'un certain nombre de pays africains. Une conférence se tient sur ce thème la semaine prochaine à Paris, dans les locaux de la Banque mondiale.

Pierre DABAN, Essec International

La protection de la propriété industrielle peut-elle constituer un frein à l'initiative en Afrique ?

Patrick SANDOULY

Je ne crois pas que ce soit le cas. En tout état de cause, comme pour l'OHADA, les structures existent et un grand nombre de pays francophones partagent des outils juridiques similaires à ceux pouvant exister en France. Le problème réside ensuite dans l'application de ces règles sur le terrain.

De la salle

L'agroalimentaire a été mentionné et aux yeux de Michel Rocard, l'une des possibilités pour l'Afrique consisterait à instaurer des protections pour le développement de l'agroalimentaire, localement. Une autre solution ne résiderait-elle pas dans la révision, par l'Europe, de sa PAC afin de permettre à la compétition de s'instaurer sur des bases équitables ?

Charles KONAN BANNY

Je ne sais pas si le dispositif évoqué par Monsieur Rocard serait compatible avec les règles imposées par l'OMC. Il convient en tout cas d'être prudent : l'aventure économique en Afrique a débuté par la protection. Trente ans après, cela n'a rien donné. Je ne suis pas ultra-libéral mais j'ai pour ambition que les pays africains soient comme les autres. Il va de la compétition économique comme de toutes les autres compétitions : il faut s'entraîner, se préparer, et les règles du jeu doivent être les mêmes pour tous.

Jean-Louis LACUBE

L'Europe a obtenu de l'OMC, dans le cadre des négociations sur les accords de partenariats économiques régionaux, qu'elle tienne compte de la situation des pays africains afin de ne pas leur imposer de mutations trop rapides ou trop brutales. Il existe donc déjà un schéma autorisant une certaine souplesse pour les pays africains.

Allocution de fin de séance

M. CORNELL,
Conseiller économique de S. Exc. M. Abdou Diouf,
ancien Président de la République du Sénégal,
Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie

I. Introduction

Je vous donne lecture d'une allocution de S. Exc. M. Abdou Diouf, ancien Président de la République du Sénégal, Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie.

« Si, à mon grand regret, mon emploi du temps ne m'a pas permis d'être présent parmi vous pour débattre d'un sujet toujours d'actualité, « dynamisons le secteur privé en Afrique », je remercie les organisateurs de me donner l'occasion de vous livrer quelques réflexions sur la problématique du développement du secteur privé en Afrique.

Ce sujet figure en bonne place parmi ceux qui préoccupent la Francophonie économique. En effet, sans création d'entreprises, sans organisation d'un secteur formel cohérent, qui puisse être un véritable partenaire des administrations, il ne servira à rien de travailler à des scénarios de sortie de crises, de renforcer la scolarisation et la formation professionnelle des jeunes et d'améliorer l'insertion de l'Afrique dans le commerce mondial.

L'Agence intergouvernementale de la Francophonie, via sa Direction de la Coopération économique, est en train de conclure deux études sur le climat d'investissement en Afrique de l'Ouest en en Afrique centrale. Je souhaiterais m'appuyer sur ce travail pour évoquer votre sujet à travers trois aspects, qui feront l'objet, j'en suis convaincu, de vifs débats au cours de vos travaux. Ces trois aspects concernent l'environnement politique et géopolitique, l'environnement financier, économique et social, et enfin la réalité des affaires sur le terrain.

II. L'environnement politique et géopolitique

Il est facile de dénoncer les soubresauts tragiques encore nombreux qui entravent l'évolution de l'Afrique et la mettraient en marge du monde actuel. Les incertitudes de la transition dans la région des Grands Lacs, le Darfour, nous rappellent que le chemin est encore long vers une Afrique totalement apaisée et maîtresse d'elle-même. Nous savons aussi ce qu'a coûté à l'Afrique le faible intérêt de la communauté internationale pour les évènements qui ont ravagé le continent : des pays entiers livrés à la guerre civile et aux rapines de toutes sortes, le chaos et l'absence de toute forme d'autorité centrale, des millions de morts dans différents conflits, un génocide au Rwanda.

Nous sommes témoins du désespoir de la jeunesse africaine, qui paraît n'avoir pas d'autre perspective que l'émigration, fût-elle parfois illégale et à hauts risques. Nous comprenons la somme de misères individuelles et collectives résumées dans le simple chiffre qui indique une espérance de vie moyenne de 47 ans en Afrique.

Mais je crois que nous devons dépasser les images véhiculées par une information souvent en mal de sensationnel et de catastrophes, images qui deviennent facilement des clichés. Nous devons être à l'écoute des mouvements de fond qui traversent actuellement le continent.

Le premier de ces mouvements est né d'une prise de conscience de nombreux responsables africains face à ce qu'on a appelé « le découragement de l'aide ». Cinq chefs d'État ont porté un regard particulièrement lucide sur les maux dont souffrait le continent et ils ont lancé une initiative, le NEPAD, que la Francophonie soutient avec les autres partenaires multilatéraux. Ils se sont fixé trois objectifs sans lesquels il n'y a pas de développement possible, ni de place pour l'Afrique dans le jeu ouvert, mais difficile, de la mondialisation : la paix, intérieure et extérieure, la démocratie et la bonne gouvernance, financière, économique et sociale.

Au coeur de cette initiative, le mécanisme d'évaluation par les pairs doit permettre à tous de dépasser les a priori et conduire à une véritable connaissance des atouts et des handicaps de chaque pays. Il est enfin possible de croire que seront adoptées des politiques non plus incantatoires et répétitives, mais conformes aux contraintes et aux ambitions de chaque nation et de chaque peuple.

Ce mouvement a pris du temps pour assurer ses fondations, mais ce temps n'a pas été perdu. Les revues par les pairs sont en cours, au Ghana, au Rwanda, à Maurice, bientôt au Kenya ou au Burkina Faso. Leurs résultats doivent permettre à ces pays de fixer eux-mêmes leurs objectifs, de négocier avec tous les partenaires, du Nord comme du Sud, et d'engager ainsi les investissements indispensables pour un développement effectif de l'Afrique.

Le deuxième mouvement est la naissance de l'Union africaine. J'en ai été très heureux et la Francophonie s'honore d'être un des partenaires reconnus de l'Union. En effet l'organisation de l'Unité Africaine avait été au centre de la lutte pour les indépendances et la fin de l'apartheid. Elle avait un bilan loin d'être négligeable, et auquel l'Histoire rendra justice. Mais le monde a changé : la nouvelle Union Africaine est là pour soutenir le combat d'aujourd'hui, celui de la paix en Afrique. Et dans cette mission décisive, elle doit pouvoir compter sur le soutien de tous, à commencer par celui d'organisations telles que la Francophonie ou le Commonwealth.

Le troisième mouvement est, bien entendu, celui de la mondialisation. Certes les populations s'interrogent sur les résultats d'un processus qui paraît échapper à tous, y compris aux plus riches. On leur dit que la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des hommes apporte la prospérité. En même temps, elles constatent des inégalités croissantes, des atteintes peut-être irréversibles à l'environnement, l'instabilité des marchés financiers, la spéculation sans contrôle, les délocalisations d'investissements et d'emploi.

Mais la mondialisation, qui est d'abord le résultat de l'évolution de plus en plus rapide des technologies, de la facilitation des transports, des moyens de communication et d'outils d'information de plus en plus performants, ouvre un espace toujours plus grand aux initiatives. Il appartient certes à la communauté internationale de l'encadrer par des règles négociées et de s'assurer, au niveau mondial que, comme dans tous les systèmes démocratiques, la loi corrige, aux bénéfices des plus faibles, la rigueur de la compétition économique et sociale. Mais il appartient aussi aux entrepreneurs de tirer parti de l'intense circulation des biens et des personnes qu'elle permet.

III. L'environnement financier, économique et social

Pour le décollage des pays en développement, en particulier des plus pauvres, et selon les engagements pris à Monterrey en 2002 par les pays développés, l'aide publique au développement doit être accrue et atteindre l'objectif de 0,7 % du PIB des pays riches. Mais l'aide continuera à n'être qu'un substitut et non un vrai outil de développement si elle n'est pas complétée par l'élargissement des échanges, une ouverture des marchés et la mise en valeur des avantages comparatifs des pays pauvres. A ce titre je voudrais rappeler les accords tel que celui de Cotonou, qui lie l'Union européenne aux États ACP et qui prévoit notamment le libre accès au marché européen de pratiquement toutes les exportations des ACP. Tel est aussi le sens des propositions faites dans le cadre du cycle de négociations commerciales de Doha. Après l'échec de Cancun, les pays les plus avancés semblent avoir entendu l'appel adressé par leurs partenaires du Sud, qui demandent la réduction des subventions aux exportations agricoles et un soutien à leur agriculture, de manière à rétablir une concurrence équitable avec les exportations des pays en développement. La négociation a repris. Elle est difficile et exige un engagement effectif de tous.

Les accords de partenariat économique entre l'Union européenne et les régions d'Afrique et de l'Océan indien montrent la voie : il s'agit de favoriser la coopération et l'intégration régionale des pays de la zone, de stimuler leur compétitivité, à travers les échanges et investissements croisés. L'Afrique a déjà une forte tradition de coopération régionale puisqu'elle dispose d'outils d'intégration tels que l'UEMOA, le CEMAC (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale), le COMESA (Marché commun de l'Afrique de l'Est et l'Afrique australe) ou la SADC (Communauté pour le développement de l'Afrique australe). Certes l'intégration régionale est encore loin d'être parfaite et de donner les impulsions qu'on en attendait. Mais, en liaison avec les mécanismes du NEPAD, elle ouvre le champ des activités économiques d'une façon inédite et devrait être capable de transcender les inerties historiques et politiques.

Je pense que c'est ainsi que nous parviendrons à une intégration maîtrisée et réussie des économies africaines dans l'économie mondiale, indispensable pour leur permettre de tirer parti des opportunités offertes par la mondialisation et de faire face en particulier à la croissance démographique que connaît le continent.

Aujourd'hui, les politiques économiques sont toutes placées sous l'emprise de la lutte contre la pauvreté et des stratégies de réduction de la pauvreté absolue. Mais cette lutte prend de multiples aspects. Je n'en veux pour exemple que la question de l'eau. L'absence d'accès à l'eau potable provoque plus de morts, en particulier parmi les enfants, que les guerres. Pour réduire de moitié en 2015 le nombre des habitants de notre planète qui n'ont accès ni à l'eau potable ni assainissement, des actions sont en cours, comme l'initiative sur l'eau et l'assainissement lancée lors du sommet de Johannesburg avec les présidents Mbeki et Obasanjo. Il faut aussi renforcer la gestion intégrée des ressources en eau, en particulier celle des bassins transfrontaliers tels que le Nil ou le Niger, pour respecter une vision du développement durable ainsi que de sécurité et de paix au niveau régional.

Or la question primordiale, pour atteindre ces objectifs, reste celle d'accroître les ressources financières et d'attirer en particulier les investissements privés, tant pour les équipements que pour la gestion et la maintenance. Sans des entreprises efficaces, depuis les grands travaux jusqu'à l'installation des réseaux locaux, de la distribution et de l'équipement correct des bâtiments, le gaspillage d'une ressource rare et menacée se poursuivra, menaçant la santé et les profits de tous.

IV. La réalité des affaires sur le terrain

Sans méconnaître les questions récurrentes sur la sécurité sous toutes ses formes - personnelle, juridique, financière -, deux questions me paraissent exiger un nouvel effort de réflexion :

- la première connaît des déclinaisons propres à chaque pays : c'est la place et le rôle du secteur informel, ses relations avec les grandes entreprises et avec les PME intégrées dans des circuits internationaux.

- la seconde est plus générale : celle des normes qui participent de ce qu'on appelle les obstacles non tarifaires au commerce.

Le secteur informel fait preuve d'un formidable dynamisme. Dans les pays sortant de crises graves, il est élément déterminant de la reconstitution d'un véritable tissu économique. Mais il se heurte rapidement d'une part aux problèmes de financement, d'autre part aux difficultés de transfert de technologie. Or en Afrique les mécanismes de passage de l'informel au formel, qui permettent de traiter ces deux problèmes, fonctionnent peu et mal. La solution est-elle à chercher dans un renforcement des institutions de micro finance, dans le développement toujours repoussé de chambres de métier et d'organismes consulaires pleinement représentatifs et autonomes, dans le compagnonnage avec les PME des pays développés ? Il y a en tout cas des pistes à explorer, auxquelles les entreprises formelles peuvent contribuer afin d'améliorer leur propre environnement.

Quant aux normes et plus généralement aux obstacles non tarifaires, les actuels débats autour de la traçabilité des produits et de l'utilisation des OGM montrent quel fossé risque de se creuser entre pays du Nord, obsédés par le principe de précaution et la contractualisation des relations sociales et pays du Sud ne disposant pas de structures de suivi et de contrôle adaptées à leur contexte économique et social.

Cette faiblesse, qui a un lien direct avec l'importance du secteur informel dans l'économie, ne doit pas être sous-estimée : les normes sont aussi une façon de définir la valeur ajoutée d'un produit. Cette valeur ajoutée encore beaucoup trop faible en Afrique où dominent la production de matières premières ou encore les activités de service à forte main d'oeuvre. La négociation et l'adaptation de systèmes de normes adaptés sont donc liées à la diversification des économies et à l'amélioration du contexte d'affaires.

Pour conclure, j'en reviendrai à des remarques simples : l'Afrique dispose d'une main d'oeuvre jeune et nombreuse, de matières premières très diverses, d'une épargne propre non négligeable et de transferts financiers significatifs. C'est à la fois un marché et une zone de production en pleine expansion, engagée dans des changements de structure profonds.

Nombre d'entreprises ont su s'y implanter et y prospérer. Mais aujourd'hui, malgré de multiples colloques sur le thème, malgré de nombreuses expériences positives, qui savent prendre en compte le contexte culturel et les besoins réels des acteurs économiques africains, malgré des taux de profit respectables, je constate une frilosité persistante, voire le retrait de certains grands opérateurs comme dans les secteurs de l'eau et de l'énergie.

Je souhaite que les débats qui vont s'engager apportent de nouveaux éclairages à cette question et contribuent à une meilleure connaissance et une analyse plus fine de l'environnement d'affaires, afin que le secteur privé redevienne un partenaire plein du développement de l'Afrique. »

SÉANCE DE L'APRÈS-MIDI : RECRUTER POUR L'AFRIQUE :
Y A-T-IL UN MODE D'EMPLOI SPECIFIQUE ?

Allocution : La fonction Ressources humaines en Afrique :
fonction à forte valeur ajoutée ou centre de coûts ?

Gilles PELTIER,
Président-directeur général de DAGRIS

Le groupe DAGRIS (Développement des Agro-industries des Économies du Sud), ex-CAVT, est un groupe de taille modeste intervenant dans des contextes interculturels. Notre groupe réalise un chiffre d'affaires consolidé de 450 millions d'euros, pour 2 000 salariés permanents, et opère chaque jour à travers sept langues. Le groupe DAGRIS intervient dans la culture du coton depuis plus de cinquante ans et a permis à la zone Franc d'atteindre la deuxième position mondiale pour l'exportation de ce produit. Nos valeurs fondent notre politique de Ressources Humaines et nos principes d'intervention sont les suivants :

- promouvoir un réseau d'entreprises cotonnières et oléagineuses ;

- créer des potentiels de richesses équitablement partagés ;

- respecter l'environnement ;

- opérer dans la transparence ;

- optimiser les ressources du Groupe ;

- pratiquer la culture du risque.

Dans l'esprit de ces principes, et afin d'en contrôler l'application, un Comité d'éthique a été créé au sein du Groupe en 2004. Un certain nombre de personnalités extérieures, comme notamment Erik Orsenna, y participent.

Nous sommes présents dans cinq espaces géographiques : en Europe, au Maghreb, en Afrique de l'Ouest, au Mozambique et à Madagascar et dans la zone Ouzbékistan-Afghanistan.

La gestion interculturelle des Ressources Humaines que nous pratiquons s'appuie sur des instruments de pilotage novateurs, par exemple l'adoption d'un plan d'affaires Groupe pluriannuel. Les thèmes mobilisés dans le cadre de cette gestion touchent :

- au développement durable (en tenant compte par exemple de l'impact d'une chambre à poussière liée à l'égrenage dans le cadre de la culture du coton) ;

- à l'hygiène, à la sécurité et à l'environnement (HSE) ;

- à l'écologie industrielle (avec, au-delà du traitement des déchets, la réalisation régulière de bilans matières et de bilans énergétiques) ;

- au financement de projets ;

- à la gestion des risques (incendie, risque politique, énergétique...) ;

- aux principes et aux techniques de consolidation financière et comptable.

Il est clair que ce dispositif ne fonctionne que grâce à une structuration fonctionnelle des équipes. Nous sommes par exemple en train de développer au Togo la localisation, puis la fixation, de la transformation du karité. Cette activité était auparavant implantée en Europe. L'évolution que nous allons mettre en œuvre s'inscrit dans le cadre d'un partenariat avec le groupe Lauder et débouchera également sur une rationalisation de la collecte du karité, en particulier au Ghana et au Burkina Faso.

Nous généralisons aussi, peu à peu, la promotion au mérite, même si celle-ci peut se heurter à des difficultés d'ordre culturel, par exemple en Ouzbékistan. Enfin, nous mettons en œuvre des programmes de formation longs et des cycles professionnels d'excellence pour nos cadres les plus méritants. Nous insistons d'ailleurs beaucoup pour que ces cadres, formés à Paris et ailleurs (par exemple à Dakar) puissent opérer dans n'importe quelle entité du Groupe. Il n'est donc pas inconcevable que, demain, un directeur ouzbek soit à la tête d'une filiale ouest-africaine. Ceci illustre bien l'ambition qui est la nôtre.

Deuxième table ronde : Ressources humaines et formation

Participaient à la table ronde :

- Marie BA, Associée BDO Sénégal;
- Henri EPECE, Secrétaire exécutif d'Africa 2005 ;
- Jean-Louis CASTELNAU, Président délégué du CIAN ;
- Daniel CHENAIN, Directeur général de la Maison des Essec ;
- Anne-Marie KLEIN, Société financière internationale (Groupe Banque mondiale) ;
- Alain LEMPEREUR, Professeur associé à l'Essec.

La table ronde était animée par Didier ACOUETEY, Fondateur du cabinet Afric Search.

Didier ACOUETEY

Les talents africains sont de plus en plus prisés au sein des entreprises et nous allons traiter cet après-midi des problématiques de Ressources Humaines et de formation. Il s'agit en particulier de se pencher sur l'adéquation de la relation formation-emploi, à partir de l'analyse de la réalité économique des entreprises.

Anne-Marie KLEIN

La Société financière internationale est également connue sous le nom d'International Finance Corporation. La SFI fait partie du Groupe Banque Mondiale et accorde des financements dans les pays en développement. La spécificité des activités de la SFI réside dans les critères qui guident l'allocation de ses fonds : les projets auxquels sont octroyés nos prêts doivent avoir un impact sur le développement et s'avérer irréprochables sur le plan de l'environnement et sur le plan social. En termes sectoriels, nos financements se dirigent vers les projets d'infrastructures, les secteurs de pointe et de haute technologie, ou encore le secteur pétrolier.

La SFI n'opère pas seulement à travers des investissements directs mais aussi au travers de participations et d'actions de soutien aux petites et moyennes entreprises. Nous avons à ce jour huit bureaux sur le continent africain, pour environ 200 collaborateurs. SFI devrait recruter une centaine de nouveaux collaborateurs en 2005.

Marie BA

BDO est le cinquième groupe mondial d'audit et de conseil, présent en Afrique francophone à travers son implantation au Sénégal. En expansion, notre cabinet recrutera en 2005 une dizaine de jeunes diplômés.

Jean-Louis CASTELNAU

La mise en place d'un dispositif de managers africains en Afrique francophone et anglophone peut être illustrée à travers l'exemple de l'Air Liquide, dont j'ai été le Directeur Afrique et Moyen-Orient avant d'exercer mes fonctions actuelles au sein du CIAN. Il s'agit d'une démarche qui s'est étalée sur une dizaine d'années, avec pour objectif l'africanisation de notre encadrement en Afrique. Cet objectif a été atteint et nous en sommes fiers.

Henri EPECE

Africa 2005 est partenaire de ce colloque et le thème de cet après-midi recoupe particulièrement les valeurs et les défis auxquels nous sommes confrontés. Africa 2005, créée en 2002, est une association internationale présente dans une quinzaine de pays dans le monde, majoritairement en Afrique. L'association a pour vocation de valoriser les initiatives privées qui voient le jour et qui rencontrent le succès sur le continent africain. Nous venons de lancer une campagne médiatique qui cherche à mettre l'accent sur les atouts d'un certain nombre de pays, à travers les exemples de réalisations spécifiques. Le colloque auquel nous assistons aujourd'hui est une parfaite illustration de ce que nous souhaitons mettre en avant pour susciter de nouvelles initiatives et donner un véritable retentissement aux actions d'Afrique SA.

Même si nous sommes une association animée principalement par des bénévoles et que nous constituons un réseau, nous sommes en fait confrontés à des problématiques tout à fait similaires à celles d'une entreprise. Nous devons ainsi recruter, et bien souvent sur des critères proches de ceux qui ont la faveur des managers, par souci de rigueur et de sérieux, le tout dans un contexte interculturel.

Daniel CHENAIN

Je suis Directeur général de la Maison des Essec, association regroupant aujourd'hui vingt-cinq mille étudiants et huit mille adhérents depuis cinq ans. La Maison des Essec a pour vocation de travailler à la promotion du label Essec en France et à l'international. L'association joue également un rôle dans la gestion de carrière de nos diplômés, pas seulement lors de ruptures mais aussi dans une logique de continuité. Le campus de l'Essec compte 3 400 étudiants dont 800 étrangers et 50 étudiants africains. Le groupe Essec est donc lui aussi multiculturel. Pour ma part, j'ai travaillé en Afrique de 1968 à 1989 dans l'industrie cotonnière (de 1968 à 1976), puis en tant que responsable des Ressources Humaines du groupe Optor (de 1976 à 1986) et enfin en tant que directeur de PERISSAC Côte d'Ivoire, de 1986 à 1989.

Didier ACOUETEY

Qu'est-ce qui différencie l'Essec d'autres grandes écoles du point de vue du contexte interculturel ?

Alain LEMPEREUR

Je crois en tout cas, depuis dix ans, avoir eu le soutien des Directeurs généraux de l'Essec pour développer des programmes de formation en Afrique. J'évoquerai plus particulièrement ici un programme de formation au leadership que nous avons lancé il y a deux ans au Burundi, en insistant sur la phase amont consistant à préparer le « terrain » nécessaire au développement économique dans de bonnes conditions. On peut par exemple constater que le total des morts lors des derniers conflits dans une quinzaine de pays d'africains représente près de 6 millions de personnes. Ce chiffre est effrayant, mais éclaire, certes de manière tragique, les difficultés d'un contexte encore trop souvent marqué par les conflits et les guerres.

Didier ACOUETEY

Nous avons assisté à une explosion des écoles privées en Afrique, venant compenser les défaillances du système universitaire. Ce système privé forme-t-il des cadres qui répondent aux besoins des entreprises sur le terrain ?

Marie BA

Il existe en Afrique, et au Sénégal en particulier, à la fois un grand nombre de demandeurs d'emploi et un grand nombre d'offres d'emploi non pourvues : tout se passe comme si cette offre et cette demande évoluaient de façon parallèle sans jamais se rencontrer. On dit parfois que l'université forme des chômeurs en Afrique. Il est clair en tout cas qu'elle a peu cherché à se rapprocher des besoins des entreprises dans la réalité économique. Les écoles privées tentent de combler ce fossé pour se rapprocher davantage de la demande, notamment en proposant des stages et en faisant appel à des professeurs issus du monde économique. Le taux de placement de ces écoles est certainement supérieur à celui des universités.

L'université semble s'ouvrir un peu plus aujourd'hui, notamment par la création de filières en alternance. Je crois néanmoins que ce décalage entre les formations proposées et les besoins des entreprises continue, dans une large mesure, d'exister. Il faut donc plaider pour de plus amples efforts de la part du système universitaire afin que celui-ci tienne mieux compte de la réalité économique. Cette évolution permettrait aussi de réduire le nombre de chômeurs dans notre pays.

Didier ACOUETEY

On peut se demander si le problème réside dans un manque de technicité ou s'il s'agit plutôt d'une question d'état d'esprit.

Marie BA

Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une question de technicité. Peut-être existe-t-il en revanche, dans le système universitaire, un état d'esprit tourné vers l'administration et la fonction publique plutôt que vers l'entreprise privée. Il faut en outre avoir conscience que la fin de la formation marque le début d'un nouvel apprentissage, car on n'acquiert pas un métier à l'école.

Didier ACOUETEY

La SFI a lancé une large campagne de recrutement en 2004 et vous avez reçu de très nombreuses candidatures. Quel bilan faites-vous de cette pléthore de dossiers et quels constats pouvez-vous faire quant à l'adéquation des jeunes diplômés africains aux besoins de l'économie internationale ?

Anne-Marie KLEIN

Nous n'avons pas recruté de collaborateur n'ayant suivi au moins une partie de sa formation en Europe ou aux États-Unis. Nous avons rencontré des candidats ayant suivi l'intégralité de leur cursus en Afrique, mais nous sommes arrivés à la conclusion qu'ils ne correspondaient pas tout à fait au profil que nous recherchions. Une capacité d'adaptation nous paraît indispensable dans un contexte international. S'agissant des candidats africains, le fait d'avoir effectué une partie de son parcours en dehors d'Afrique nous semble important.

Didier ACOUETEY

Quel est le coût d'un Executive MBA à l'Essec ?

Daniel CHENAIN

Il existe deux sortes de MBA à l'Essec :

- l'Essec MBA, nouveau diplôme que nous développons depuis trois ans, plus performant et beaucoup plus proche des besoins des entreprises, est basé sur la reconnaissance des acquis de l'expérience professionnelle, celle-ci étant d'une durée de dix-huit mois au cours du cursus (sous le contrôle de la Conférence des Grandes Écoles) ; le coût de cette formation est de l'ordre de 5 700 euros.

- l'Executive MBA, s'adressant à des personnes travaillant en entreprise, âgées de 30 à 40 ans, et suivant généralement les sessions de formation dans le cadre du temps partiel ; le coût de cette formation est d'environ 30 000 euros, mais donne lieu à un mode de financement différent, du fait que le stagiaire est parallèlement salarié.

Didier ACOUETEY

On le comprend bien, les étudiants africains doivent pouvoir bénéficier de bourses ou de subventions afin de pouvoir suivre une partie de leur cursus de formation à l'étranger. Existe-t-il des systèmes de sponsoring pour mettre en œuvre ce type de dispositif ?

Jean-Louis CASTELNAU

Il n'existe pas de modèle unique dans les entreprises opérant en Afrique, à commencer par le ratio entre les expatriés et les collaborateurs locaux. Le système de sponsoring existe, bien sûr. Mais force est de constater que chacun a suivi son propre chemin. Au sein de l'Air Liquide, nous avons pratiqué la formation complémentaire en France, étant entendu que l'Air Liquide opère dans des métiers à haut contenu technologique, et soumis à des exigences très élevées du point de vue de la sécurité.

D'une façon générale, nous avons défini un certain nombre de critères techniques de compétence auxquels étaient soumises les promotions et les évolutions. On peut en tout cas souligner que tous nos postes de management en Afrique ont été pourvus par la mutation interne, quitte à favoriser une approche transnationale dans certains cas. La culture d'entreprise et la culture d'équipe ont toujours constitué des critères déterminants de nomination à de tels postes au sein de l'Air Liquide, et ce principe a pu conduire à préférer un candidat qui nous semblait adapté à un poste même s'il venait d'un pays étranger. Un collaborateur nigérian dirige par exemple, actuellement, la filiale de l'Air Liquide en Côte d'Ivoire, qui constitue l'une des entreprises « star » du Groupe sur le continent. Un collaborateur congolais a aussi dirigé notre filiale au Togo, malgré l'éloignement des cultures d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale. Dans le cas où un candidat ne nous semble pas disposer de la culture d'entreprise suffisante à nos yeux, il arrive fréquemment que nous le nommions n° 2 d'une filiale afin de s'assurer de sa capacité à diriger une structure de ce type après une étape intermédiaire.

Il convient bien sûr de faire preuve de modestie : nous avons évidemment procédé par approximations successives en progressant peu à peu dans cette démarche. Nous avons agi sans fil directeur mais en misant sur des opportunités. Finalement, il nous est surtout apparu que les principaux freins à une telle logique étaient d'ordre administratif : souvent, nous avons rencontré plus de difficultés à obtenir un contrat de travail pour un collaborateur africain d'un autre pays que pour un expatrié français. Ceci était souvent d'autant plus mal vécu par les personnes concernées qu'elles ont pu en ressentir une blessure narcissique liée au fait de se sentir rejetées sur son propre continent. Une difficulté a existé aussi pour le passage du monde de l'Afrique francophone à celui de l'Afrique anglophone, ou inversement.

Alain LEMPEREUR

Il existe à mon avis un certain nombre de dilemmes : faut-il former les Africains en Europe ou aux États-Unis ou plutôt en Afrique ? Si l'on procède à une analyse coûts-bénéfices, je crois qu'il coûte moins cher d'envoyer sept membres de l'Essec enseigner au Burundi, plutôt que de faire venir des dizaines de Burundais en France. Il existe une pauvreté réelle des universités africaines et l'on peut se demander si les appuis financiers éventuels ne doivent pas plutôt être consacrés à l'enrichissement de leurs bibliothèques.

On peut aussi se demander si nous, enseignants, devons former les jeunes en Afrique ou former les formateurs ? Une autre question consiste à se demander si la formation-action, immédiatement applicable et professionnalisante, n'a pas, dans certains cas, plus d'intérêt qu'une formation stricto sensu . Je crois que, à terme en tout cas, il s'agit bien de permettre aux centres universitaires africains de démultiplier la formation. A cet égard, on peut regretter que les grandes entreprises et les organismes internationaux continuent encore à chercher des candidats formés en Europe ou aux États-Unis.

Didier ACOUETEY

Doit-on former un manager africain en Afrique ou un manager africain susceptible d'opérer n'importe où dans le monde ?

Henri EPECE

Je ne suis pas convaincu que la question prioritaire consiste à se demander si la formation doit être délivrée en Afrique ou hors d'Afrique. Il existe des gens bien formés ou mal formés en Afrique comme hors du continent. La question qui se pose est celle de l'adéquation à des postes existants. L'Afrique n'est pas isolée du reste du monde, et cela peut avoir du sens de recruter au Sénégal un juriste formé en France, compte tenu de l'existence d'un tronc commun dans la structure du droit de ces deux pays. Lorsqu'il s'agit de recruter un avocat pour un cabinet international, la question ne se pose pas de savoir de quelle nationalité doit être le candidat : elle consiste plutôt à s'assurer de sa capacité à opérer face à des problématiques internationales. On peut d'ailleurs se demander si les Africains ne sont pas « condamnés » d'emblée à l'internationalisation.

Juvenal NDAYISABA, Ambassade du Rwanda

Les débats ont fortement porté sur l'Afrique de l'Ouest et en tant que Rwandais, j'ai pu me demander si j'avais ma place aujourd'hui au cours de ce colloque. Je crois aussi que l'on ne peut parler de l'Afrique de façon globale comme cela a pu prévaloir : les réalités sont diverses et, souvent, ne peuvent être englobées dans un même diagnostic.

Jean-Louis CASTELNAU

Certaines entreprises du CIAN sont implantées en République démocratique du Congo et le problème posé par ce pays en fait une situation fortement spécifique, qui constitue un défi important à relever en elle-même.

Juvenal NDAYISABA, Ambassade du Rwanda

Je crois aussi que les exigences exprimées par Madame Klein, en termes de recrutement, sont très loin des réalités d'un pays tel que le Rwanda. Aussi, prévoyez-vous des mesures d'accompagnement afin de permettre une « remise à niveau » ou un complément de formation des candidats de ces pays souhaitant rejoindre des institutions telles que la vôtre ?

Anne-Marie KLEIN

Nous avons de nombreux programmes d'assistance technique et de renforcement des compétences, à travers lesquels nous aidons les petites et moyennes entreprises à construire un plan d'affaires. Nous avons également mis sur pied des SMI Solutions Centers qui permettent de dispenser aux entrepreneurs un conseil ou un appui, par exemple en matière de marketing ou pour la recherche de financements.

S'agissant du recrutement, j'évoquais la nécessité de pouvoir justifier de séquences de formation dans des pays différents. Nous faisons des efforts pour recruter davantage en Afrique, et il y a là un mouvement réel, là où il y a quelques années tous nos cadres sortaient presque exclusivement des universités ou des écoles américaines.

Gilles PELTIER, Président-directeur général de DAGRIS

Aujourd'hui, 70 % de la population africaine vit en zone rurale. Il n'y a rien de plus dynamique et de plus privé que les coopératives. Tel est l'enjeu, même s'il est loin de celui des avocats internationaux et des activités de la SFI. DAGRIS SA compte 2 000 salariés mais est lié aussi aux 2 millions de cotonculteurs d'Afrique en appui desquels nous intervenons. C'est là que se jouera le décollage économique de certaines régions d'Afrique.

Chérifa CHAOUR, Chercheur, CNRS

Je partage la problématique soulevée par M. Lempereur, même s'il faut bien voir là une question plus large, qui se pose à tous les pays en développement où n'existe pas un système de formation permettant de former l'ensemble des cadres dirigeants dont le pays a besoin. Les élites de ces pays formées à l'étranger se trouvent ensuite face au choix entre poursuivre une carrière à l'étranger et revenir dans leur pays d'origine, mais cette seconde perspective n'est généralement choisie que par une minorité d'entre eux. L'aide au développement ne doit-elle pas porter en priorité sur le financement de la consolidation du système scolaire et universitaire et des lieux d'enrichissement des connaissances, avant d'envisager la formation des managers et la formation dans les entreprises ?

Je suis également intriguée par le retour à la notion « d'africanisation » dans le recrutement. Ne masquerait-elle pas la volonté de traitements différenciés, par exemple sur le plan des salaires ?

Didier ACOUETEY

J'ai été pour ma part favorablement impressionné par le système ivoirien, qui a permis notamment l'émergence de grandes écoles dont les étudiants ont ensuite fait la preuve, notamment dans les écoles européennes et américaines, d'un niveau tout à fait excellent sur la scène internationale.

Jean-Louis CASTELNAU

Nous cherchons, sur tous les continents où nous sommes présents, à recourir aux ressources qui y sont disponibles. Il ne faut donc pas voir de stratégie de traitement différencié dans la politique de l'Air Liquide : c'est plutôt, à mes yeux, le sens de l'histoire, dans l'intérêt bien compris d'un groupe international tel que le nôtre.

Marie BA

Je souligne pour ma part que nous ne restons pas les bras croisés, face aux difficultés que nous rencontrons : nous avons constitué un réseau de huit cabinets d'audit et de conseil sur le territoire africain, afin de mutualiser l'effort de formation (notamment pour la formation de formateurs, en vue de la démultiplication des apprentissages dans l'ensemble du réseau) et de mutualiser nos efforts en matière de recrutement.

Daniel CHENAIN

Lorsqu'on parle de managers, on parle nécessairement d'internationalisation : des allers et venues sont indispensables, entre pays mais aussi entre continents. L'africanisation doit par ailleurs constituer à mes yeux une démarche offensive, et non défensive.

Henri EPECE

L'africanisation constitue une excellente chose pour les Africains, car cela multiplie les opportunités professionnelles. Quant au retour des élites africaines, je crois que les discours que l'on entend souvent sont parfois exagérés : demandez aux cadres vivant en Europe ou en Amérique du Nord s'ils ont oublié leur pays d'origine, et vous serez surpris de constater le montant des transferts financiers réalisés par ces personnes, faute d'avoir pu trouver un emploi convenant à leur profil en Afrique.

De la salle

Les grands groupes mènent-ils des actions concrètes pour inciter leurs cadres expatriés à revenir en Afrique ?

Anne-Marie KLEIN

Il existe d'abord le forum « Afrique Talents », qui se tiendra à Washington dans quelques jours.

Alain LEMPEREUR

Il existe aussi des exemples de bourses ou de soutien que l'on peut citer en modèle. Il me semble que l'on pourrait imaginer la constitution d'une filière de double diplôme entre une université africaine et l'Essec afin de mieux servir les intérêts économiques africains.

Conclusion du thème

Ibrahim Hassane MAYAKI,
ancien Premier ministre de la République du Niger

L'interculturalité a été évoquée à plusieurs reprises au cours de l'après-midi. Je ne crois pas qu'il existe un management africain : il existe un noyau dur de techniques managériales, greffé sur des environnements différents. La capacité à se mouvoir dans un contexte interculturel rejoint donc, à mes yeux, celle à se mouvoir dans des environnements différents.

Nous avons aussi beaucoup évoqué les questions d'adéquation de la relation formation-emploi. Mais nous avons finalement peu abordé les besoins actuels. Il existe des manques quantitatifs importants. Des efforts significatifs ont été réalisés dans le domaine de la formation, mais malheureusement ils ont souvent été freinés par des difficultés structurelles. L'urgence touche aujourd'hui à la formation des ruraux d'Afrique qui, eu égard aux évolutions démographiques, auront demain à financer les Africains urbains dans la proportion d'un rural pour deux urbains.

Allocution de fin de séance

Pierre TAPIE,
Directeur général du groupe Essec

C'est un grand honneur d'être parmi vous. Le thème de ce colloque se situe au coeur de nos préoccupations. Je m'exprime ici en tant qu'universitaire ayant travaillé plusieurs années en Afrique et accompagnant régulièrement des étudiants sur le continent africain. Je décèle trois risques et certaines interrogations au sujet des talents africains.

Il existe d'abord à mes yeux un vrai risque de l'insignifiance africaine. En effet, avec la puissance de l'accélération des phénomènes sociaux dans certains pays, en particulier en Asie, l'Afrique se trouve plutôt associée, à tort ou à raison, à des évènements tels que les guerres ou les conflits. Aussi le risque que la question africaine n'intéresse plus nos concitoyens me paraît-il à ne pas négliger, car les conséquences en seraient évidemment graves pour l'Afrique.

Une autre question touche au lieu de la formation : faut-il former en Afrique ou ailleurs ? Aujourd'hui, seuls 4 % d'une tranche d'âge, en Afrique, bénéficie d'une formation dans l'enseignement supérieur. Faut-il soutenir des talents individuels ou les institutions africaines ? La question est complexe, d'autant plus que la France forme de nombreux étudiants africains.

De quelles compétences l'Afrique a-t-elle besoin ? S'agit-il de compétences techniques, de savoir-faire humains et comportementaux (notamment du fait d'un besoin de retisser du lien avant de chercher le développement de l'activité économique) ? L'exemple de la Côte d'Ivoire montre que la situation peut évoluer rapidement.

Enfin, force est de constater qu'il faut privilégier l'existence de plusieurs marchés du travail. Les grands organismes internationaux appellent des profils très spécifiques qui doivent être formés. Mais il existe par ailleurs, et en nombre bien plus important, le besoin de personnes très bien formées sur le plan technique.

Aujourd'hui, une école comme l'Essec a le devoir d'aider l'Afrique. En trois ans, la part de nos étudiants africains a crû de 30 %. La moins bonne nouvelle réside dans un nombre de vingt-huit étudiants d'Afrique sub-saharienne seulement, là où la part des étudiants du Maghreb a plus sensiblement progressé.

Si l'on veut être efficace demain, c'est sans doute par la formation de formateurs que nous parviendrons à être efficients, par la création de corpus de savoirs et de recherches qui seront africains.

Je conclurai par quelques propositions. La France ne peut pas être fière d'avoir vu son aide au développement ramenée de 6 % à 3,5 % environ, dans une discrétion absolue, et du fait de la situation impécunieuse de notre pays. Dans ce contexte, il faut donner la priorité à l'investissement sur les compétences. Je ferai six propositions :

1 - privilégier la formation de formateurs et des jumelages entre institutions françaises et africaines ;

2 - orienter une plus grande part des ressources d'aide au développement vers le financement de bourses de thèse adossées à la perspective d'un retour vers le pays d'origine ;

3 - prévoir un « bonus » pour tout projet de recherche qui traiterait de questions africaines ;

4 - accepter que l'on ne peut pas tout faire dans tous les pays, ce qui doit conduire à travailler dans une logique interrégionale pour mutualiser les centres d'excellence ;

5 - augmenter le nombre de bourses d'élite destinées aux Africains, en s'appuyant notamment sur les entreprises françaises ;

6 - se montrer plus audacieux en matière de politique de visas, en distinguant les grands flux migratoires - que la France n'a pas forcément les moyens d'accueillir - et une politique plus offensive pour une population limitée, constituée par des élites politiques et intellectuelles. Dans ce cadre, la Conférence des Grandes Écoles propose la création de visas à durée limitée pour accueillir, dans les formations les plus exigeantes, de grands talents et leur permettre de travailler durant une période de deux à quatre ans, avec obligation de retourner ensuite dans leur pays d'origine.

Allocution de clôture

Xavier DARCOS,
Ministre délégué à la Coopération, au Développement et à la Francophonie

Mesdames et messieurs,

Je vous remercie de m'inviter pour clôturer vos travaux, dont j'ai décelé les contours à travers le programme et à travers les conclusions qui viennent d'être tirées. Je me déplace beaucoup, notamment en Afrique, et deux questions me semblent en effet centrales : rassurer les acteurs économiques, d'une part, et promouvoir le développement d'un terreau de compétences locales en Afrique, d'autre part.

Je trouve finalement surprenant que nos écoles des affaires ne comportent pas le terme d'entrepreneur : ce sont des écoles de gestion, des écoles de commerce... Peut-être serait-il bon d'y rappeler leur vocation première, qui est celle d'entreprendre. Le terme utilisé par les Américains pour désigner celui qui prend des risques, qui se projette, est pourtant bien français et c'est le même terme : « entrepreneur ». Il y a un paradoxe à évoquer les entrepreneurs africains dans nos écoles de commerce. Nous devons créer l'idée qu'il faut être des développeurs, pour passer du commerce à l'industrie, et de l'industrie au développement durable. C'est là que se joue l'essentiel de l'avenir du continent africain. C'est en rentrant dans le secteur formel que les entreprises africaines, nombreuses, deviendront le moteur du développement de l'initiative économique, et incidemment du renforcement du rôle de l'État.

L'État est ouvert aux entreprises, aux patrons, aux cadres, et nous avons besoin de joindre nos forces pour contribuer au développement de l'Afrique. Il a été décidé, depuis quelques années, de faire progresser l'aide publique au développement afin de la porter à 0,7 % du PIB en 2012. Il s'agit d'un effort financier considérable, puisqu'au fur et à mesure de l'avancement vers cette échéance, la part de l'aide consacrée à l'annulation de la dette sera sensiblement réduite, ce qui est synonyme d'un décaissement plus important en faveur de l'État.

2005 sera l'année du développement, avec un regard particulièrement tourné vers l'Afrique. L'économiste Jeffrey Sachs a remis aux Nations Unies un rapport sur la question africaine. Le G8, qui sera présidé par la Grande-Bretagne au cours du deuxième semestre, veut aussi prendre des décisions importantes vis-à-vis du continent africain. Au fur et à mesure de ces échanges, nous constaterons qu'il faut redoubler d'efforts envers l'Afrique. Il est vraisemblable que les objectifs du millénaire seront atteints par les pays d'Asie ; il est hélas non moins certain, dans la situation actuelle, que les pays africains ne les atteindront pas, sauf rebond nouveau.

Le Président de la République a annoncé son intention de contribuer à un tel rebond. Mais comme vous le savez, quelles que soient les décisions que nous pouvons prendre, en l'absence d'acteurs de terrain et de relais pour l'action économique, nous arroserons le désert, nous rapprochant ainsi du « piège à pauvreté » qu'évoque Jeffrey Sachs dans son rapport. Nous avons certes besoin de l'aide publique internationale. Mais celle-ci doit être relayée par les talents locaux pour aller plus loin. Un CICD (Comité interministériel de coopération internationale et de développement) a décidé de réorganiser l'aide française au développement. Les services de l'État se réservent désormais le soutien stratégique, tandis que les actions de terrain sont dorénavant confiées à l'Agence française de développement.

Devenant responsable de la stratégie, je dois aujourd'hui formaliser les contacts avec les entreprises et le secteur productif. Soyez donc assurés de toute mon implication pour renforcer notre service commun du développement et le secteur privé africain.

Synthèse réalisée en temps réel par Ubiqus Reporting
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Colloque économique organisé par la Direction des Relations internationales du Sénat
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