Représentation et représentativité

Jean BAECHLER , Membre de l'Institut (Académie des Sciences morales et politiques)


La démocratie peut être conçue comme le régime naturel du politique, lui-même défini comme l'ensemble des activités humaines s'occupant de la résolution pacifique des conflits, ce qui suppose la définition de règles du jeu et la mise en place d'un droit. Pour ce faire, les activités humaines doivent être divisées en trois sphères :

• la sphère publique, qui s'occupe du bien commun et des problèmes concernant l'ensemble des membres réunis en assemblée politique ;

• la sphère privée, où se réalisent les intérêts privés, sous couvert de la loi et sous peine de sanction ;

• la sphère intime, où chacun peut se soustraire au regard d'autrui et s'occuper de son essentiel.

Les élections sont une technique. Or le critère d'une technique est l'efficacité. La démocratie n'a pas partie liée avec les élections comme technique. Dans d'autres contextes historiques, l'ancienneté, le tirage au sort ou la cooptation peuvent être préférés aux élections. Dans des circonstances modernes, les élections sont la technique préférée. Il importe néanmoins de ne pas les confondre avec la démocratie. Les élections servent à permettre à des compétents supposés de se consacrer à l'actualisation, à la réalisation et à la gestion du bien commun. En démocratie, le pouvoir est enraciné dans les citoyens qui n'ont de raison de le déléguer que s'ils ne peuvent faire autrement pour atteindre le bien commun. Le calcul n'est censé qu'à la condition que les délégations de pouvoir s'effectuent à titre circonscrit, temporaire et de manière réversible, c'est-à-dire après vérification des compétences.

Le concept juste pour porter un jugement sur les rapports entre citoyens et hommes politiques est celui de « délégation ». Le mot latin dont il est la transcription, delegare , de lex, signifie déléguer à quelqu'un la charge de faire quelque chose en vertu d'un contrat. La délégation de pouvoir est donc un contrat entre des citoyens et des responsables politiques pour réaliser, dans la mesure du possible, le bien commun. Si nous admettons ce principe fondateur, la représentation apparaît comme une mésinterprétation perverse si les délégués sont supposés représenter les citoyens. La représentativité attribuée aux délégués induit mécaniquement la corruption de la démocratie par l'entremise du marché politique. La représentativité n'a de légitimité démocratique qu'appliquée au corps de citoyens délégants.

La « représentation », quant à elle, serait la substitution, à un grand nombre insusceptible d'agir en commun, un petit nombre capable d'agir. L'idéal serait donc d'avoir un substitut représentant fidèlement les tendances du substitué. Or l'enracinement du pouvoir dans le peuple est une idée fausse : il n'existe que des citoyens, qui sont des acteurs privés. A ce titre, en tant qu'acteur politique individuel, les citoyens sont identiques en tant que siège du pouvoir, seuls susceptibles de le déléguer et non égaux. La représentation véhicule par ailleurs l'idée que le peuple dispose de la souveraineté, c'est-à-dire du pouvoir de décider tout ou n'importe quoi, alors que les délégués ne sont là que par contrat et ne sont pas les substituts du corps des citoyens. L'idée de représentation est donc un « idéologème » qui conduit tout droit à l'idéocratie lorsqu'il est pris au sérieux, c'est-à-dire à la contradiction de la démocratie. Ainsi, Sieyès donne la convention, qui donne le comité de salut public, qui donne Robespierre et Saint-Just. En 1902, au deuxième congrès du Parti Communiste Russe, un délégué de Sibérie, Trotski, dénonça avec véhémence les positions de Lénine en argumentant que si l'humanité a pour substitut le prolétariat, le prolétariat aura pur substitut le parti, le comité central se substituera au parti et le secrétaire général au parti. La représentation induit une logique de substitution en chaîne et une justification des tyrannies.

La représentativité est également une notion corrompue, dans la mesure où la composition du corps des délégués devrait correspondre à la composition des délégants. Cette position entre en contradiction avec le principe fondateur que le politique a pour objet exclusif le bien commun et non les intérêts particuliers, puisqu'ils ne se gèrent pas dans la sphère publique mais privée. Or si l'on admet l'idée de représentativité des délégués, les électeurs, identiques en tant que siège du pouvoir et citoyens préoccupés du bien commun, sont transformés en solliciteurs de subventions et en groupes de pression. Par conséquent, la sphère publique qui doit être le lieu de débat du bien commun devient une scène sur laquelle se rencontrent les groupes de pression pour défendre des intérêts particuliers coalisés. Il se crée mécaniquement un marché politique. En revanche, la représentativité est légitime si elle est appliquée aux électeurs délégants. Les délégants ne sont identiques qu'en tant que citoyens. En tant qu'être humains, ils sont marqués par la plus grande diversité et divergence d'intérêts et d'opinions. Par conséquent, des corps électoraux homogènes délégueraient à leur ressemblance et les délégués seraient définis par des opinions figées. Nous obtiendrions une situation opposée au souhaitable. L'idéal est donc des circonscriptions où toutes les opinions et intérêts seraient représentés de façon à s'annuler au bénéfice du bien commun. Plus une circonscription électorale est hétérogène, mieux c'est pour le fonctionnement de la démocratie.

En conclusion, ce sont des vérités premières que l'on trouve en dernier et qui sont accessibles à n'importe quel citoyen. L'instruction et l'éducation civique ont pour rôle de les expliquer. L'expression « démocratie représentative » me paraît fâcheuse parce qu'elle fait penser irrésistiblement à la représentation, qui conduit dans des marécages nocifs pour la démocratie. S'il est malheureusement trop tard pour en changer, il importe néanmoins de ne pas se laisser tromper.

Jean-Claude MASCLET

Outre le bien public et le concept de délégation, deux notions me semblent essentielles : les mandats impératifs et les mandats révocables. S'ils ne sont pas impératifs ni révocables, les deux premiers concepts ont moins de valeur.

Jean BAECHLER

La délégation s'opère au bénéfice d'une équipe ayant un projet pour réaliser le bien commun et qui le propose au citoyen. Une fois élue, cette équipe doit avoir les moyens de se consacrer à la réalisation du bien commun. Pour ce fait, il faut constamment introduire de nouvelles données, de sorte qu'un mandat impératif serait d'une inefficacité extrême. Quant à la révocabilité, elle perturberait l'efficacité de la recherche du bien commun. Sauf crime exceptionnel, je n'y suis pas favorable. L'élection tient lieu de sanction.

De la salle

Est-il trop tard pour changer le modèle de fonctionnement de nos démocraties ?

Jean BAECHLER

Je ne suis pas certain qu'il faille changer de modèle. A l'échelle des histoires humaines comparées, la réussite de la démocratie est remarquable. Son plus grave défaut est le marché politique, mais il semble inévitable. On peut espérer le minimiser et faire en sorte qu'il ne masque pas la réalisation du bien commun. Il appartient à chaque pays de trouver l'équilibre le moins insatisfaisant et de s'éloigner le moins possible du modèle idéal.

Les travaux de l'après-midi sont menés sous la présidence de Jean-Claude COLLIARD, Président de l'Université Paris I Panthéon Sorbonne.