Colloque Sénat-Ubifrance sur la Turquie (29 novembre 2005)



Table des matières


Tribune des intervenants : ouverture

Actes du colloque Sénat-Ubifrance
sur la Turquie

Mardi 29 novembre 2005

« Turquie 2005 : vrais et nouveaux visages »

S. Exc. M. Paul POUDADE ,

ambassadeur de France en Turquie
M. Hubert HAENEL ,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne
M. Jacques BLANC , président
du groupe interparlementaire
d'amitié France-Turquie du Sénat

M. Pekin BARAN ,
vice-président de TüSIAD
S. Exc. M. Paul POUDADE
M. Louis-Michel MORRIS ,
directeur général d'Ubifrance

S. Exc. M. Ender ARAT , ambassadeur, sous-secrétaire
d'État adjoint chargé des Affaires
économiques et culturelles

Ouverture

Hubert HAENEL
Sénateur, Président de la Délégation du Sénat pour l'Union européenne

La Turquie se trouve à la croisée des religions et des continents. Marquée au travers de l'Histoire par de multiples influences, la Turquie conserve aujourd'hui plusieurs visages. Istanbul en est un des meilleurs symboles : du quartier occidental aux banlieues dortoirs où se pressent les émigrés d'Anatolie, la ville offre mille portes d'entrées différentes. Nous nous étions rendus l'an dernier en Turquie, dans le cadre du groupe interparlementaire, et cette année mon équipe m'a conduit aux frontières de l'Arménie, à Kars. Ce fut un grand étonnement pour nous, car nous y avons rencontré des interlocuteurs tout à fait ouverts, qui deviendront certainement, au fil des ans, des Européens convaincus.

Jacques BLANC
Sénateur, Président du groupe interparlementaire d'amitié France-Turquie

Rentrant d'une mission en Turquie conduite par le groupe d'amitié France-Turquie, je voudrais exprimer ici des convictions renforcées au retour de ce voyage d'études, qui a eu lieu du 13 au 19 novembre dernier. Nous avons pu organiser, au cours de ce voyage, des rencontres avec le Ministre d'État, ministre de l'Économie, avec le Ministre des Affaires étrangères, avec le Président du groupe d'amitié de la Haute Assemblée, bien sûr avec des représentants des Missions économiques françaises en Turquie et aussi avec les représentants de petites et moyennes entreprises.

Ma première conviction est qu'en optant pour une stratégie d'adhésion à l'Union européenne, la Turquie a fait un bon choix, pour elle-même et pour l'Europe : elle s'est donné des objectifs majeurs et en mettant en oeuvre les critères de Copenhague puis, depuis le 3 octobre, le processus de négociation, elle se met en position de moderniser ses structures et son économie, à un rythme que peu d'États sont en mesure de mettre en oeuvre. Nous le voyons aujourd'hui avec un retour extrêmement rapide des fondamentaux de l'économie à des niveaux plus standard, avec la réforme du droit (réforme des Codes civil et pénal, confirmation des libertés publiques) et plus généralement à travers une volonté d'évolution des mentalités. Des initiatives jaillissent dans tous les domaines : droits de l'Homme, implication citoyenne des femmes ou initiatives culturelles. J'ai vu une société en marche, sur le plan politique, social et culturel.

Ma deuxième conviction est que le choix de la Turquie fut un bon choix pour l'Europe. Il est important de le rappeler, car un processus de candidature puis l'ouverture de négociations sont en mesure, à nos yeux, de conforter dans l'immédiate périphérie de l'Union européenne un État pacifique et pacifié, défendant les valeurs fondamentales sur lesquelles l'Europe est bâtie et en acceptant les règles. Je souhaite que l'issue des négociations débouche sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Mais quelle que soit l'issue de ce processus, le mouvement initié à travers la négociation constituera un élément très positif pour l'Europe. Nous avons tous été secoués par les résultats du référendum et nous espérons que l'Europe saura s'interroger et redonner une ambition forte à la construction européenne, sans céder à la tentation du renoncement. L'Europe a tout à gagner dans cette évolution. Elle peut notamment en profiter pour engager une réflexion visant à déterminer la meilleure organisation pour repartir de l'avant et, en particulier, rechercher un équilibre Nord-Sud indispensable. Nous avons besoin de conforter cette volonté et la Turquie a incontestablement un rôle à jouer dans cette perspective.

Il est heureux que le processus « gagnant-gagnant » de la négociation entre la Turquie et l'Union européenne ait pu être engagé. Il faut saluer au passage le courage politique de la Turquie, et l'on me permettra également de rendre hommage au Président de la République, Jacques Chirac, qui a su « garder le cap », même si nous avons aussi entendu des déclarations d'hommes politiques français qui ont pu jeter le trouble. Je crois qu'il faut prendre garde aux interprétations pouvant être faites des déclarations de tel ou tel responsable politique à la télévision, et prendre conscience du fait qu'on ne s'exprime jamais, en pareilles circonstances, dans des cercles fermés. Des perspectives fortes s'ouvrent réellement aujourd'hui pour les entreprises françaises, tant à l'exportation qu'en matière d'investissements. Le pouvoir d'achat des Turcs augmente et la Turquie évolue vers une société de consommation qui se développe et se modernise. Je crois que ce pays peut jouer, demain, un rôle majeur dans la défense de la conception que nous avons de l'Europe, à un moment où s'expriment des velléités de faire de l'Europe une simple zone de libre échange, où l'on voit poindre des tentations de remise en cause de l'existence même de la Politique agricole commune.

Louis-Michel MORRIS
Directeur général, Ubifrance

Nous sommes très heureux d'organiser régulièrement avec le Sénat des séminaires, et notamment celui-ci, sur la Turquie, 10 ème puissance mondiale aux portes de l'Union européenne - dans tous les sens du terme. Ubifrance est l'agence française de soutien aux exportateurs. Nous informons les entreprises sur les marchés étrangers, nous tenons 200 salons par an à l'étranger et nous gérons, pour le compte des entreprises, les volontaires internationaux en entreprise (VIE). Je voudrais remercier toutes les personnes ayant contribué à l'organisation de ce séminaire, et notamment Ender ARAT, Ambassadeur, Sous-secrétaire d'État adjoint chargé des affaires économiques et culturelles, M. Pekin BARAN, Vice-président du patronat turc, ainsi que Son Excellence Paul POUDADE, nos Chefs de missions économiques à Istanbul, François SPORRER et Jean-Maurice VERBOIS, ainsi que tous les hommes et femmes qui vont nous faire part de leur témoignage, au cours de la journée, et de leur expérience des affaires en Turquie.

Situation politique : les rapports de la Turquie
avec l'Europe et avec la France

Son Excellence Paul POUDADE
Ambassadeur de France en Turquie

Nous ne sommes plus du tout dans la situation qui prévalait en 2004 vis-à-vis de la Turquie : on découvrait ou on redécouvrait alors ce très beau pays. Le 3 octobre, le statut international de la Turquie a changé : la Turquie constitue désormais un État en négociation en vue d'une adhésion pleine et entière à l'Union européenne. Le 3 octobre a sonné la mort du partenariat privilégié. Une négociation est ouverte. Négocions le temps qu'il faudra et nous verrons ce que les Turcs eux-mêmes souhaitent. Le partenariat privilégié est en tout cas derrière nous.

La Turquie tient désormais son destin entre ses mains : un cadre a été adopté par le Conseil et dès le 20 octobre, la Commission européenne a lancé la phase dite de « screening » , première étape en vue de la vérification de l'adéquation avec l'acquis européen. Précisons qu'il ne s'agit pas d'une vraie négociation : la Turquie doit accepter tout ce que va proposer l'Union européenne, avec une marge de négociation réelle d'environ 5 %. La Commission européenne a présenté un rapport le 9 novembre, qui trace le chemin des réformes. Nous y verrons plus clair à la fin de l'année 2006. Le screening aura été achevé et ce sera l'occasion de dresser un premier bilan. Il me paraît en tout cas important que la Turquie adhère pleinement aux principes de l'Union européenne sans renoncer à son identité. Le ministre turc de la Justice a parlé d'une révolution des mentalités, et on peut prendre conscience des enjeux de cette révolution en sachant par exemple que 55 % des femmes turques estiment normal d'être battues.

Abdulhah Gül a également considéré que le processus de négociation était, en lui-même, aussi important que l'adhésion, dans la mesure où c'est ce processus qui permettra à la Turquie de modifier le corpus de ses lois. L'Union européenne et la France sont en négociation avec la Turquie et celle-ci va devenir nécessairement plus attractive pour les investisseurs. Il y a une semaine, le Président italien est venu en Turquie avec 1 200 hommes d'affaires qui avaient sollicité 3 400 rendez-vous : du Président-directeur général de grand groupe au micro-entrepreneur, tous étaient là. Nos amis turcs estiment parfois que les conditions fixées à la Turquie sont plus exigeantes que pour d'autres élargissements. C'est vrai. La Turquie est un pays original, à cheval sur deux continents, majoritairement de confession musulmane et héritier d'un vaste empire. Surtout, la Turquie pèse autant que les dix pays de la précédente vague d'élargissement. De son côté, l'Union européenne doit tirer les leçons des précédentes phases d'élargissement : celui-ci doit être soigneusement préparé avant de rechercher la ratification par les peuples.

Les Turcs travaillant dans l'agriculture sont aussi nombreux que les agriculteurs des vingt-cinq pays de l'Union européenne. Dans le domaine politique, la Turquie devra faire face à la question des minorités et la question kurde devra à l'évidence être évoquée. Les relations avec les États voisins doivent également être clarifiées. On ne pourra pas non plus laisser de côté la question des minorités religieuses, de même que celle de l'égalité entre hommes et femmes. Enfin, il conviendra de se pencher sur la place de l'armée dans l'Union européenne.

Le défi qui se pose à l'Europe n'est pas moindre. Si la décision d'ouvrir la négociation avec la Turquie a été importante, il faut se souvenir que l'Europe a tenu les engagements pris en décembre 2004. Pour autant, le refus de ratification de la Constitution par les Pays-Bas et par la France a modifié la donne : la période est aujourd'hui moins favorable aux élargissements. Il faut mieux mesurer notre capacité d'absorption et surtout, l'Europe ne peut plus se faire en ignorant les attentes ou les appréhensions des peuples. Le meilleur atout de la Turquie réside dans le fait que les réformes ont été entreprises. Il nous appartient, pour notre part, de mieux connaître ce pays. En 2004, 500 000 touristes français se sont rendus en Turquie et ce chiffre devrait atteindre 580 000 personnes en 2005. Cela signifie que le débat qui a eu lieu en 2004, bien qu'il ait été très dur, aura été utile.

La relation franco-turque, si elle a été extrêmement difficile en 2004, s'est améliorée depuis l'ouverture des négociations. La presse française du 4 octobre a été sereine, équanime et non hostile. On doit aussi s'attacher à faire évoluer les mentalités en Turquie : pour 55 % des étudiants turcs, le principal obstacle à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne est la position de la France. Le premier soutien de la Turquie est le Président de la République, qui conduit la politique étrangère de la France. En intégrant la Turquie à terme, l'Europe pourra parler d'égal à égal avec les très grands. L'Union européenne, avec la Turquie, constituera un vaste ensemble. La Turquie constitue aussi un pôle de stabilité et de démocratie. Enfin, elle représente une des principales voies d'accès vers l'Asie centrale. D'aucuns ont affirmé que la Turquie ne se trouvait pas en Europe. Pourtant, lorsque nous avons eu besoin des Turcs pour créer le Conseil de l'Europe, nous avons été heureux de les trouver. Il en fut de même lors de la création de l'OTAN. Nous devons aujourd'hui poursuivre sur cette lancée, d'autant plus que tout le monde a pu constater que les Turcs se comportaient en véritables européens.

Les entreprises françaises en Turquie représentent 40 000 emplois et c'est sans doute l'économie française qui a le plus profité des précédentes vagues d'élargissement. L'Europe a toujours avancé en se fixant de nouvelles ambitions : charbon et acier en 1967, Marché commun en 1986, etc. Je suis persuadé que le moment venu, la Turquie et la France sauront ne pas manquer ce rendez-vous avec l'Histoire.

Son Excellence Ender ARAT
Ambassadeur, Sous-Secrétaire d'État adjoint
chargé des affaires économiques et culturelles

Je suis honoré par l'opportunité qui m'est offerte de pouvoir m'adresser, dans cette enceinte prestigieuse, à un auditoire de grande qualité. Les relations entre la France et la Turquie bénéficient de l'héritage d'un riche passé. Certes, il arrive que nos relations connaissent des périodes difficiles mais ces relations reposent sur cinq siècles de liens d'amitié noués au fil de l'Histoire et du fait de valeurs communes. La France n'a cessé de constituer une solide référence pour la Turquie moderne. Par ailleurs, la Turquie et la France, deux grands pays européens riverains de la Méditerranée, sont parvenus à renforcer leurs convergences de vue face aux problèmes du monde contemporain. Nous devons reconnaître que la France est un pays qui a su apprécier, malgré quelques péripéties passagères, l'importance stratégique de la Turquie.

La Turquie s'étend sur deux continents et constitue un point de passage entre l'Orient et l'Occident : il s'agit à la fois d'un pont et d'une porte. La Turquie se trouve aussi entre deux mers, alors que les détroits maritimes constituent des points de passage déterminants dans l'axe Nord-Sud. Elle dispose de frontières terrestres avec huit pays aussi divers que l'Irak, la Syrie, la Grèce ou la Bulgarie, pour ne citer que ceux-ci. La Turquie a noué des relations de partenariat avec les républiques d'Asie orientale et 70 % des réserves énergétiques mondiales connues se trouvent à proximité de la Turquie. Ces données stratégiques ont formé les choix de politique étrangère de la Turquie. Celle-ci est contrainte de mener une politique diversifiée, mais certains de ses éléments ont un caractère stable. Les relations avec l'Europe et les pays avoisinants en sont deux exemples précis.

L'adhésion à l'Union européenne constituera l'aboutissement naturel du processus d'européanisation et de modernisation engagé par la Turquie il y a deux siècles. La Turquie et l'Europe ont noué des alliances, au cours de l'Histoire, pour assurer leur sécurité, avec pour dernier exemple en date l'OTAN. Dans sa région, la Turquie représente un modèle réussi d'Etat laïc et démocratique. Elle est la preuve vivante qui infirme l'hypothèse de conflit des civilisations. La Turquie joue un rôle de pont entre deux continents qui lui confère une importance stratégique. Ces attributs particuliers ne sont pas nouveaux et la tragédie du 11 septembre ne fait que conforter ses choix de laïcité et de bonnes relations avec ses voisins. Une Turquie laïque, démocratique et prospère, riche de sa diversité culturelle et de ses propres traditions, est confiante dans son potentiel économique. Une adhésion à l'Union européenne assurera la continuité de ces directions fondamentales de la Turquie.

La période de pré-adhésion a permis à la Turquie d'améliorer son efficacité et la période d'adhésion devrait lui permettre d'approfondir les transformations déjà engagées au prix d'efforts immenses. Les Turcs attendent aujourd'hui que l'Europe leur donne une nouvelle impulsion.

Je finirai par quelques remarques visant à provoquer la curiosité des entreprises françaises. La Banque mondiale et le FMI avaient accepté que la Turquie se dote d'une économie de marché libre. Il n'en fut pas de même de l'Union européenne. Heureusement, dans un rapport publié récemment, l'Union européenne a accepté qu'une économie de marché libre prévale en Turquie. Celle-ci offre de nombreuses opportunités et prend appui sur une population qui représente presque l'équivalent des dix États ayant rejoint l'Union européenne en 2004. Nous allons investir dans le secteur de l'énergie 130 milliards de dollars d'ici 2015 et nous produisons actuellement 44 000 MW par an. Ce chiffre devrait être porté à 90 000 MW en 2015, ce qui nous conduira à nous tourner vers l'option nucléaire. Nous allons aussi construire 630 barrages hydroélectriques. Le projet de cap d'Anatolie du Sud-Est fait par ailleurs partie des neuf plus grands projets du monde. Il comprend 22 barrages hydroélectriques, des centrales et 18 milliards de dollars ont déjà été investis dans ce projet.

Les entreprises européennes commencent à découvrir la Turquie. En 2004, la Princesse de Suède s'est rendue dans notre pays, accompagnée par des hommes d'affaires. Ce fut le cas ensuite du Prince du Luxembourg puis, pour le Grande-Bretagne, du Prince Charles. La jeune génération de dirigeants européens se presse donc dans notre pays, sans oublier les Allemands, qui connaissent bien notre pays en raison de la présence de 3 millions de Turcs en Allemagne. Gerhard Schröder s'est rendu en Turquie accompagné par 1 000 dirigeants d'entreprise allemands. Peu de temps après, les chefs d'entreprise italiens accompagnant le chef du gouvernement transalpin ont participé à 1 000 rendez-vous avec les décideurs turcs. Où sont les Français ? Certes la France dispose de solides implantations en Turquie. Mais si les entreprises françaises représentaient les principaux investisseurs étrangers en Turquie jusqu'en 2002, leur position a reculé, depuis, jusqu'au septième rang aujourd'hui. Je ne peux qu'inviter les entreprises françaises à venir en masse en Turquie pour y saisir les nombreuses opportunités que ce pays offre. Dépêchez-vous !

Les perspectives ouvertes par le projet européen
pour le développement des relations d'affaires

Pekin BARAN
Vice-président de TÜSIAD (patronat turc), Président de Denizcilik

Je voudrais vous faire partager mes convictions quant à la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, d'une part, et aux conséquences de cette adhésion sur les relations d'affaires entre la France et la Turquie, d'autre part. Quels sont les intérêts mutuels de la France et de la Turquie pour que le processus d'adhésion débouche sur une issue positive ? Toute adhésion a constitué un « pari » sur l'avenir : souvenons-nous de l'Espagne, du Portugal ou d'autres pays, pour lesquels les intérêts mutuels ne semblaient pas, au départ, aussi grands que ceux qui se sont fait jour depuis lors. Dans le cas de la Turquie, une dualité antinomique apparaît entre ce dont nous parlons et les relations que l'on observe parfois. Nous savons que les craintes qui s'expriment sont liées par exemple à la peur de perdre des avantages acquis ou de voir des bouleversements affecter par exemple le marché de l'emploi. Ces craintes sont-elles fondées ?

Dans un premier temps, la perspective de l'adhésion à l'Union européenne apporte une stabilité politique et macroéconomique au pays candidat, en rapprochant les conditions de production industrielle et des échanges des standards européens. Il en résulte un effet très net : les investissements des pays membres vers le pays candidat tendent rapidement à s'accroître, du fait de la plus grande stabilité économique et politique. Ce sont alors, peu à peu, les États membres qui commencent à percevoir les fruits de ce processus, car le volume d'échanges s'accroît, avec une part plus grande réservée aux États membres de l'Union européenne. Ce sont les pays riches, à l'économie avancée, de l'Union qui en bénéficient le plus car l'accroissement des échanges se traduit par une nécessité accrue d'importations de biens d'équipement et de biens intermédiaires. Un cercle vertueux se met ainsi en place, selon un processus qui s'auto-alimente et qui renforce les intérêts mutuels de l'Union et de la Turquie.

La phase de négociation vient de s'ouvrir mais nous sommes entrés, depuis trois ans déjà, dans un mécanisme produisant des résultats favorables sur l'économie du fait de la perspective d'adhésion. Les efforts immenses, sur le plan budgétaire et financier, consentis par la Turquie ont été salués par M. Blanc. Le PNB a crû de 110 % et les déficits publics ont été réduits de façon considérable. L'inflation a été ramenée de 69 % à 9,4 %. De façon concomitante, le deuxième effet que j'évoquais s'est fait sentir : nous avons assisté à une croissance extraordinaire des échanges commerciaux avec l'Union européenne. Ceux-ci ont en effet augmenté de 71 % entre 2001 et 2004, et si l'on analyse les choses de façon plus détaillée, on s'aperçoit que la part des importations de la Turquie, dans ces échanges, a bondi de 6 % à 11 %. La croissance des échanges a donc bénéficié à la Turquie mais aussi, de façon visible, aux États membres de l'Union.

En 2003 et 2004, les échanges entre la Turquie et la France ont crû de 78 % et les exportations françaises ont augmenté de 33 %, contre 23 % pour les importations. En outre, il ne fait pas de doute que les importations turques ont créé de l'emploi en France : 85 % des importations de biens français en Turquie ont concerné des biens industriels (automobile, biens d'équipement et biens intermédiaires). Ce profil dans les échanges entre nos deux pays n'est pas nouveau, ce qui permet d'affirmer que l'accroissement des échanges entre la Turquie et la France est loin de peser négativement sur le marché de l'emploi en France.

Il nous faut également évoquer les délocalisations. Par exemple, Peugeot exporte en Turquie, tandis que Renault, pour sa part, produit en Turquie pour l'exportation vers divers pays, incluant la France. Le secteur automobile est le secteur le plus vivant du point de vue des échanges entre la France et la Turquie. Quelles en sont les conséquences ? Entre 2000 et 2004, le volume des échanges entre nos deux pays a représenté 16,5 milliards d'euros et la balance de ces échanges est à l'avantage de la France : ses exportations ont représenté plus de 4 milliards d'euros, contre un peu plus de 3 milliards d'euros pour la Turquie. L'accroissement des échanges ne va donc pas davantage à l'encontre de l'industrie française.

Une conclusion s'impose : grâce à son ancrage dans l'Union européenne, la Turquie pourra poursuivre sa croissance, ce qui devrait diminuer, sinon éliminer les difficultés auxquelles elle doit faire face aujourd'hui, notamment sur le terrain de l'emploi. Surtout, cette croissance bénéficiera aux États membres de l'Union européenne et ne se fera pas à leur détriment, et la France devrait tout particulièrement tirer parti d'une intensification des échanges avec la Turquie.

Catherine MARTEL, Mutualité sociale agricole

Nous entendons nos partenaires turcs et nous partageons tout à fait leur point de vue. On peut en revanche s'inquiéter de la façon dont les Français s'organisent pour faire progresser ou maintenir leur présence en Turquie. Je souhaiterais aussi bénéficier d'éclairages sur la situation sociale en Turquie et sur la coopération institutionnelle bilatérale entre la France et la Turquie.

Jacques BLANC

Il existe un groupe d'amitié France-Turquie, qui soutient l'ensemble des initiatives prises, que ce soit dans le domaine économique ou dans d'autres domaines. Les moyens financiers prévus pour les groupes d'amitié ne permettent pas de constituer de grandes délégations mais les échanges sont également organisés au niveau des ministres ou du Président de la République. Il existe aussi une dimension d'échange, que je n'ai pas évoquée, mais qui pourrait voir le jour au niveau du Comité des régions d'Europe. Celui-ci organise des échanges et des coopérations décentralisées entre collectivités territoriales et un séminaire a par exemple eu lieu récemment à Istanbul, regroupant les maires de Turquie et les représentants de collectivités locales européennes.

La Mutualité sociale agricole, singulièrement, doit être partie prenante des échanges avec la Turquie, à un moment où l'Europe a besoin de développement rural mais commet parfois des erreurs d'analyse assez grossières concernant la Politique agricole commune. Mobilisons-nous pour maintenir le maximum de vie en milieu rural. Je vous propose que des échanges puissent avoir lieu entre les acteurs des politiques de développement rural en France et en Turquie, pour que le « boom » qu'a connu la Turquie ne s'accompagne pas d'un risque de fracture territoriale.

Pekin BARAN

Après l'affaire de 2001, la coopération bilatérale et les échanges de visites ont été assez limités entre la France et la Turquie. On assiste depuis peu à une reprise très vive de ces échanges, avec par exemple le voyage en Turquie du Président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, ou celle, toute récente, du groupe d'amitié du Sénat. Une délégation de la TÜSIAD (patronat turc) est également venue en France. Prochainement, deux ministres doivent se rendre en Turquie : Mme Alliot-Marie et M. Douste-Blazy probablement au début du mois de février.

S'agissant de l'agriculture, tous les villages de Turquie seraient ravis de coopérer plus étroitement dans le cadre de la coopération décentralisée. A l'OMC, les positions que défendront la France et la Turquie dans le domaine agricole ne devraient pas, en tout cas, être très éloignées.

Ender ARAT

Les réformes politiques ont constitué un préalable indispensable à l'ouverture des négociations avec l'Union européenne. Il n'en allait pas de même des réformes dans le domaine social, ce qui n'a pas empêché la Turquie de mener aussi de front des réformes ambitieuses dans ce domaine. Il ne faut pas oublier non plus que la Turquie ne va pas devenir membre à part entière de l'Union européenne du jour au lendemain : ceci se fera de façon progressive.

Les mutations de l'environnement économique
et les perspectives ouvertes par le projet européen

La situation économique et l'avancée des réformes
au sortir de l'année 2005

Jean-Maurice VERBOIS
Chef des Services économiques en Turquie

I. Introduction

Chacun se souvient de la crise économique qu'a connue la Turquie en 2002. Depuis 2003, la gestion économique du pays dégage des résultats et la situation s'est considérablement assainie, au point de remettre en question un contexte historique d'instabilité chronique. Il s'agit d'un retournement profond, auquel je vois deux raisons. La première est liée au changement politique intervenu en 2002, qui a induit de nouveaux types de comportements de la part des acteurs économiques. La seconde est liée au fait que les changements affectant le cadre macroéconomique turc sont de nature profonde et structurelle.

II. L'assainissement structurel du cadre macroéconomique turc

Au cours des trois dernières années, des politiques macroéconomiques prudentes, en matière monétaire et budgétaire, conjuguées à des réformes structurelles d'envergure, ont entraîné la baisse de l'inflation, une croissance solide, un déficit de la balance des opérations courantes soutenable et une bonne performance des privatisations. La croissance est soutenue depuis trois ans, avec une moyenne annuelle de 8 % entre 2002 et 2004. Elle tend à ralentir aujourd'hui, sous l'effet d'une politique délibérée visant à éviter le risque de surchauffe. La croissance de l'année 2005 devrait avoisiner 6 % et cette croissance repose sur un socle de déterminants particulièrement solides :

- les décisions prises par le secteur privé : depuis deux ans, la confiance a été restaurée, en conséquence de quoi les acteurs privés consomment et investissent ;

- une productivité en hausse régulière ;

- un secteur exportateur très performant.

Le déficit courant s'est accru au cours des trois dernières années et devrait atteindre 6,5 % par an en fin d'année. Cette évolution est étroitement liée au creusement du déficit commercial. Il convient toutefois d'observer que ce phénomène intervient dans un contexte positif : les importations de la Turquie peuvent être jugées vertueuses dans la mesure où elles portent sur des produits finis et des biens d'équipement, qui « préparent l'avenir ». De plus, elles interviennent dans un contexte de croissance soutenue.

Par ailleurs, l'afflux des capitaux à long terme s'améliore. Ainsi, les investissements directs à l'étranger (IDE) représentaient un flux dérisoire entre 1980 et 2000 et si leur montant est encore faible, la situation évolue favorablement et l'année 2005 marque un rebond exceptionnel avec le dépassement probable du seuil de 4 milliards de dollars. Parmi les facteurs ayant permis cette évolution figure en bonne place la restructuration du secteur financier, qui sera évoquée de façon plus détaillée au cours de l'intervention suivante. Enfin, la dynamique des privatisations a été fortement réactivée depuis le printemps dernier. Les recettes potentielles engrangées depuis lors atteignent déjà 17 milliards de dollars et le seuil de 20 milliards de dollars devrait être franchi rapidement.

III. Les relations économiques de la Turquie avec l'Europe et la France

La Turquie est un pays de dimension mondiale, déjà fortement positionné dans le cadre européen : la Turquie est par exemple le 1 er producteur d'engrais chimiques et le 1 er fabricant de téléviseurs. Depuis l'Union douanière, en 1996, les échanges entre la Turquie et l'Union européenne ont été multipliés par trois. L'Europe concentre la moitié des échanges entre la Turquie et le reste du monde (contre 8 % pour la Russie et 8 % pour les États-unis). 48 % des importations turques proviennent de l'Union européenne et 55 % de ses exportations sont destinées à l'Union.

Du point de vue commercial, la France représente environ 6 % du commerce extérieur turc. La Turquie est le 13 ème client de la France mais le 5 ème client de l'Hexagone hors de l'Union européenne et son 17 ème fournisseur. Si la situation du commerce extérieur entre les deux pays est structurellement à l'avantage de la France, cet excédent tend à se réduire au cours des derniers mois. La France représente un peu moins de 7 % des IDE réalisés en Turquie et elle y possède 200 implantations (industrie, distribution, commerces, agroalimentaire, technologies de pointe, services bancaires et financiers). Cette palette d'interventions confère à l'industrie française une très forte visibilité : les automobiles Renault sont par exemple très présentes dans les rues de Turquie, et les ciments Lafarge ou les matériaux fabriqués par Saint-Gobain sont très utilisés dans le domaine clé, pour l'industrie turque, de la construction. Dans le domaine de la distribution, les enseignes Carrefour sont tout aussi visibles et dans les linéaires, les produits Danone figurent en bonne place.

Le cadre macroéconomique turc est favorable aux échanges avec l'Europe et la France, et il offre un environnement très proche de celui que connaissent les opérateurs français. La perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne constitue un levier de nature à permettre à la Turquie de poursuivre la modernisation de son économie. Deux trains de réformes majeures ont été menés : en 2001 (libéralisations du transport, de l'électricité, création d'autorités de régulation et réforme du secteur bancaire et financier) et depuis 2004, de façon plus ciblée, avec le parachèvement de la réforme bancaire, la restructuration de l'administration fiscale (synonyme d'un accroissement des recettes) et la réforme de la sécurité sociale (plus délicate, car liée à la remise à plat du régime des retraites).

La Turquie se distingue aussi par une capacité d'adaptation mise à l'épreuve au cours des dernières années. La culture et le comportement des Turcs se fondent sur des motivations profondes et honorables (détermination, soif de réussite, etc.). Le secteur manufacturier turc s'avère aussi flexible et ouvert à l'exportation. Enfin, une société de l'information se dessine en Turquie : celle-ci compte déjà 40 millions d'abonnés GSM et 9 millions d'internautes. On estime que le nombre d'internautes turcs devrait rapidement atteindre 20 millions de personnes. La Turquie offre également des opportunités aux opérateurs français en termes de marché global, du fait de la taille de celui-ci (70 millions d'habitants), du caractère urbain de la population (75 % de la population turque vivent dans les villes, où les besoins sont importants) et du jeune âge de la population, attirée par le modèle occidental de consommation. Le paysage industriel, mature, permet également des alliances à très long terme, avec un cadre juridique proche des standards européens.

Des opportunités existent aussi en termes de grands marchés publics : infrastructures portuaires, énergie (hydraulique ou nucléaire)... De même, les opportunités sont réelles en matière d'investissements et de fourniture d'équipements. L'heure est à la consolidation du secteur financier. Dans le secteur industriel, plusieurs grands ensembles se sont renforcés dans divers domaines (pétrole, sidérurgie...). Il faut également insister sur le facteur démographique : près d'une vingtaine de villes turques compte plus d'un million d'habitants.

IV. Conclusion

La Turquie évolue avec dynamisme et les « paquets » de réformes sont menés avec détermination, même si les pratiques administratives et judiciaires doivent encore évoluer. Une partie des PME opère dans le secteur « gris » de l'économie et n'accède pas nécessairement au secteur financier susceptible de soutenir leur développement. Les opportunités de création de richesses sont nombreuses mais l'investissement - étranger notamment - doit s'intensifier. Un patriotisme économique fort a conduit à constater que les prix pratiqués pour la cession d'une partie du capital des entreprises privatisées étaient « hors marché ».

Trois caractéristiques peuvent être distinguées concernant l'économie turque : la faiblesse du capital, le facteur démographique (qui fait émerger des pôles de développement importants) et les rapports délicats avec la justice (en cas de litige).

Trois incertitudes se dessinent en cet automne 2005. En premier lieu, dans un pays qui poursuit des réformes à vive allure, des tensions politiques et dans la société peuvent se faire jour. En deuxième lieu, les incertitudes entourant la négociation avec l'Union européenne pèsent nécessairement sur le niveau des échanges : depuis un an, la perspective de l'adhésion a accru ces flux commerciaux. Enfin, une fragilité particulière apparaît concernant la dette publique turque, car si son ratio semble tout à fait raisonnable au regard des standards européens, son financement s'avère très sensible à la confiance des marchés internationaux.

Quatre défis sont posés à l'économie turque :

- la modernisation du secteur public ;

- le développement régional et le rééquilibrage du territoire ;

- le développement des investissements directs étrangers ;

- le dossier chypriote, politiquement très sensible et susceptible d'affecter le déroulement des négociations avec l'Union européenne.

L'environnement bancaire
et le financement de l'économie

Hugues ROUX
Conseiller financier, Services économiques en Turquie

Le secteur financier turc contribue faiblement au financement de l'économie réelle, ce qui appelle une intervention des bailleurs internationaux. Il a également pour caractéristique d'être essentiellement bancaire : si l'on cumule la totalité des bilans des entreprises du secteur financier, on constate que le secteur bancaire représente 91 % de ces bilans (contre 2,9 % pour le secteur des assurances et 2,2 % pour les institutions financières spécialisées). Les actifs bancaires représentaient 76 % du PNB en 2004, contre 111 % dans les dix pays accédants et 422 % dans l'ensemble de l'Union européenne. Ceci illustre la taille encore limitée, bien que prépondérante, du secteur bancaire turc. Les prêts représentent 32,7 % des actifs bancaires, contre 44,2 % pour les titres d'État.

La capitalisation boursière ne représente qu'un tiers du PNB fin 2004, pour un total de 97 milliards de dollars, soit environ 4 % d'Euronext. Le flottant représente 31 % de cette capitalisation et le marché obligataire est constitué intégralement par la dette publique. Douze introductions en bourse ou augmentations de capital ont eu lieu en 2004, pour un total de 481 millions de dollars. Les compagnies d'assurance turques représentent 0,11 % de l'activité mondiale du secteur et les primes représentent 1,54 % du PIB. Cette situation a rendu nécessaire l'intervention des bailleurs internationaux.

Sur le plan quantitatif, on constate que le principal de ces bailleurs était la Banque Mondiale, avec 10,6 milliards de dollars depuis 1994, devant la BEI (3,75 milliards de dollars) et la Banque du Conseil de l'Europe (3,45 milliards de dollars). Les organismes internationaux de développement sont également très présents dans le pays, par exemple KfW pour l'Allemagne ou l'AFD pour la France (100 millions d'euros en 2004). Sur le plan qualitatif, l'intervention des bailleurs internationaux permet la réorientation des interventions des banques turques vers des secteurs délaissés (PME, environnement...). L'apport de savoir-faire est également important pour la modernisation et le développement du pays, par exemple sur des aspects tels que la gestion du risque ou la responsabilité sociale de l'entreprise.

Le secteur bancaire a entamé une phase de normalisation juridique avec la promulgation, le 1er novembre dernier, d'une loi qui définit le monopole des opérations bancaires, qui instaure deux autorités administratives indépendantes en charge du secteur (BDDK et TMSF) et annonce une législation secondaire conforme aux accords de Bâle II. Cette loi tire également les leçons d'un passé bancaire quelque peu mouvementé, mais reste timide dans les domaines du contrôle des conglomérats financiers et des droits du consommateur. Concernant les marchés financiers, l'alignement est partiel ; ainsi, pour illustrer la non convergence du système avec l'acquis communautaire, j'observe que le marché boursier est un établissement public à capital fermé, ce qui n'est pas conforme à la règle européenne, et seuls des officiers ministériels (agents de change) ont le droit d'y opérer. A titre d'exemple d'une adaptation à faire,  l'Istanbul Stock Exchange reste un établissement public à capital fermé dont la démutualisation est souhaitable. Le secteur des assurances est certainement celui dans lequel l'alignement juridique est le moins avancé. Sur le plan des pratiques économiques, l'on assiste à une évolution rapide des prêts avec une progression des encours de près de 55 % entre 2003 et 2004 et une rentabilité, en hausse, qui rejoint des niveaux satisfaisants : le PNB a ainsi progressé de 18,37 % en 2004, pour un résultat net de 15,9 %. La Banque centrale de Turquie a fait paraître le 23 septembre sur son site Internet son premier rapport de stabilité financière sur la base de chiffres arrêtés à fin mai 2005.  Ce rapport présente un « indicateur de santé financière » calculé depuis 1999 : cet indicateur synthétise plusieurs indicateurs relatifs à la qualité des actifs bancaires,  au risque de liquidité, de change, à la rentabilité des établissements et à leur ratio de solvabilité.

Sur une base 100 à cette date, l'indicateur a connu un point bas en décembre 2000 (94,5) pour s'établir à fin mars 2005 à 110,4. L'évolution favorable de l'indicateur à partir de 2002 s'explique par :

- la diminution de l'exposition des établissements au risque de change à partir de 2001 ;

- l'amélioration de la rentabilité  s'est faite sentir à partir de 2004 ;

- le renforcement régulier des fonds propres ;

- l'ensemble des évolutions précitées permettant de compenser l'accroissement du risque de crédit dû à l'augmentation des encours.

Naïm KOÇER
Représentant général de Calyon en Turquie
et Directeur général de Calyon Bank Turk

Le secteur bancaire turc est aujourd'hui totalement assaini : les opérateurs bancaires ne doivent donc plus avoir de craintes quant au risque de solvabilité de leurs partenaires. Il y a vingt ans, 47 banques turques existaient, pour des actifs de 42 milliards de dollars. Aujourd'hui, leur nombre est inchangé mais les actifs ont été portés à plus de 180 milliards de dollars. Les acteurs du secteur sont engagés dans un mouvement de consolidation, qui devrait, après une première phase d'assainissement, réduire sensiblement le nombre des acteurs pour les rapprocher des standards européens. Sur le plan macroéconomique, le secteur bancaire turc a un rôle déterminant à jouer pour faire émerger l'économie souterraine. Selon nos estimations, celle-ci devrait représenter 40 à 60 % du PIB et constitue le principal ennemi de la bancarisation - encore faible dans le pays.

Istanbul compte 15 millions d'habitants et un parc résidentiel vaste. Le crédit immobilier n'existe en Turquie que depuis un an. L'assurance vie est proposée aux investisseurs depuis six mois ou un an. Ceci illustre clairement une caractéristique de l'économie turque : celle-ci repose encore sur le cash. La situation change, toutefois : la Turquie a pris la voie de l'endettement et si un jeune couple devait jusqu'à présent épargner durant la plus grande partie de sa vie, il peut aujourd'hui espérer consommer davantage et ainsi contribuer au soutien de la croissance du pays.

Les acteurs du système bancaire se répartissent en banques commerciales et banques d'investissement et de développement. Le principal acteur du secteur est la Banque de l'Agriculture (Ziraat Bankasi), avec 42,1 milliards de dollars d'actifs. L'acquisition de la 7 ème banque du pays par la 8 ème , dans le classement établi fin juin 2005, modifie la donne du secteur, au sein duquel les positions concurrentielles évoluent rapidement. La concentration est forte : 83 % des actifs sont aujourd'hui détenus par les dix principales banques turques. La structure de l'actif du secteur fait apparaître l'augmentation régulière des liquidités, des titres et surtout des prêts. La hausse des dépôts témoigne aussi de la confiance restaurée vis-à-vis des clients, de même que la hausse des fonds propres des banques turques. Le financement à travers les titres d'État continue d'occuper une position prédominante dans le financement de l'économie mais on peut espérer que cette situation s'inverse progressivement en faveur des prêts. On note également au passage que les prêts non performants ne représentent plus qu'environ 6 % des prêts en juin 2005, contre environ 30 % en 2002.

Enfin, le rendement des fonds propres s'améliore, passant de 14 % fin 2004 à 18 % (selon nos estimations) fin 2005 et les positions ouvertes des banques ont quasiment disparu. Une difficulté réside cependant dans l'écart d'échéance qui existe suivant les actifs : l'horizon temporel des dépôts s'avère ainsi beaucoup plus faible que celui des prêts, ce qui peut faire peser un risque de contrepartie sur l'ensemble du système. Celui-ci présente pour principales forces l'amélioration des conditions macroéconomiques, une meilleure gestion du risque - liée au cadre de régulation - et l'amélioration des bases de capital, de la qualité des actifs et des profits. Les faiblesses du système résident dans l'augmentation du déficit de la balance externe, dans l'impact des titres d'État sur le fonctionnement de la distribution des crédits et sur les écarts d'horizon temporel des prêts et des dépôts.

Échanges avec la salle

François DEHODENCQ, groupe Total

Vous n'avez pas évoqué des faits inquiétants, comme le niveau de la Livre turque. Pourriez-vous nous éclairer sur certains de ces aspects plus négatifs ?

Naïm KOÇER

Il est vrai que la Livre turque est surévaluée, de l'ordre de 30 à 40 %. Certains observent toutefois que cet indicateur n'a pas été revu depuis très longtemps. Il semble qu'en incluant la productivité de la Turquie, la surévaluation de la devise turque serait plutôt de 15 à 20 %. Surtout, nous sommes aujourd'hui dans un système de changes flottants, qui prive l'autorité publique de toute possibilité de dévaluation. Peut-être assistera-t-on à une dépréciation de la Livre turque de façon étalée dans le temps... Mais on pourra alors le constater ex post , et dans ce cas, le risque de crise n'existe pas.

En revanche, on pourrait évoquer la question de la volatilité des capitaux : ce phénomène touche une part importante des capitaux en Turquie, notamment du fait de l'inexistence de l'épargne publique. La Turquie n'a d'autre choix que de faire appel à l'épargne étrangère et celle-ci, attirée par des taux d'intérêt réels très élevés (près de 8 %), est parfois très volatile. Le montant de l'épargne étrangère dite « volatile » est ainsi estimé, aujourd'hui à 20 milliards de dollars, mais les réserves, elles, s'établissent à 40 milliards de dollars.

René BARBERYE, ADETEF

Les hôpitaux et collectivités locales ont-ils la possibilité d'emprunter en Turquie ?

Naïm KOÇER

Je ne saurais vous répondre concernant les hôpitaux. La réponse est positive pour les collectivités locales : celles-ci ont la possibilité d'emprunter et deviennent des clients potentiels intéressants pour les banques.

Jean-Maurice VERBOIS

Bercy est d'ailleurs en train d'étudier la façon dont les structures publiques françaises pourraient accorder des prêts à la ville d'Istanbul, sans demander une garantie du Trésor (ce qui était la pratique jusqu'à présent). Les choses semblent plutôt bien engagées et je crois que la question ne se pose pas uniquement pour la collectivité d'Istanbul.

Olivier ECK, Agence de développement économique d'Alsace (ADIRA)

Quelle peut être la position des banques turques sur le marché français ?

Naïm KOÇER

Les banques turques sont très présentes à Londres, en Allemagne et aux Pays-Bas, mais il est vrai qu'elles sont assez peu présentes en France. Cependant, l'assainissement du secteur bancaire turc est très récent et il faut laisser un peu de temps aux opérateurs pour investir davantage le continent européen.

Présentation des trois tables rondes de l'après-midi :
objectifs et intervenants

Jean-Maurice VERBOIS et François SPORRER
Respectivement Chef des Services économiques en Turquie
et Chef de la Mission économique d'Istanbul

Jean-Maurice VERBOIS

Notre première table ronde sera consacrée à la prospection du territoire. Des changements sont intervenus depuis 2002 et on assiste par exemple au développement du « capitalisme vert » sur le plateau central turc. Une nouvelle donne régionale se dessine ainsi peu à peu et nous bénéficierons, sur ce sujet, des éclairages de quatre acteurs impliqués en Turquie, de façon ancienne ou de façon récente :

- Jean-Marc PONS, Directeur de la COFACE en Turquie ;

- François CHALIER, coordonnatrice régionale de l'action de l'AFD en Turquie et dans les Balkans ;

- Mehmet ERBAK, Président-Directeur général de Uludage, Consul honoraire de France à Bursa ;

- Christian-Victor BOISSON, Président de Zafer Consulting and Trade, CCEF.

François SPORRER

Notre deuxième table ronde sera consacrée au nouveau consommateur turc, dans un contexte d'explosion de la consommation en Turquie. Nous nous demanderons quel est le comportement du consommateur turc et quelles sont ses pratiques. Nos invités seront :

- Cem AKANT, Directeur de la stratégie internationale, Arcelik (n° 1 de l'électroménager en Turquie) ;

- Alain BAILLY, membre du Conseil d'administration et Président du Comité d'audit, Turk Economik Bankasi (TEB) ;

- Vincent LEBAS, Directeur de Concept Marketing, représentant en Turquie de 3eMeta, e-stratégie ;

- Levent ERDEN, Président-directeur général d'Euro-RSCG Turquie.

Dans la troisième table ronde, nous essaierons de comprendre, notamment, pourquoi les entreprises françaises décident de s'implanter en Turquie. Ce n'est certes pas uniquement pour une raison de coûts, puisque les ouvriers turcs perçoivent un salaire beaucoup plus élevé que dans des pays comme la Roumanie, par exemple. Nous tenterons aussi, précisément, de saisir ce qui fait la richesse des talents et des ressources humaines turcs. Nous bénéficierons des éclairages de :

- Yves-Marie LAOUËNAN, Associé, Tümser Consultants, Vice-président de la Chambre de commerce française en Turquie, CCEF ;

- Banu ANIL, Avocat aux barreaux de Paris et d'Istanbul, cabinet d'avocats Postacioglu ;

- Jean-Claude VEREZ, Maître de conférences à l'université d'Artois, ancien recteur adjoint de l'université de Galatasaray ;

- Guy VARROQUIER, Vice-président offsets et participation industrielles, EADS International.

Au cours du déjeuner, dans les salons du Sénat, Jacques BLANC, Sénateur et Président du groupe interparlementaire d'amitié France-Turquie, a remis la médaille du Sénat à Ender ARAT, Ambassadeur, Sous-secrétaire d'État adjoint chargé des affaires économiques et culturelles, ainsi qu'à Pekin BARAN, Vice-président de TÜSIAD, Président de Denizcilik, à Mehmet ERBAK, Président-Directeur général de Udulag, Consul honoraire de France à Bursa, et à Jean-Maurice VERBOIS, Chef des Services économiques en Turquie.

Mme Paulette BRISEPIERRE ,
vice-présidente du groupe
interparlementaire d'amitié
France-Turquie
S. Exc. M. Paul POUDADE
M. Paul GIROD , sénateur

M. Jacques BLANC

M. Jacques BLANC
et S. Exc. M. Ender ARAT

Vrais et nouveaux visages de la Turquie

Tables rondes

Prospection commerciale et nouvelle donne régionale en Turquie

Modérateur : Jean-Maurice VERBOIS, Chef des services économiques en Turquie

Avec :

- Jean-Marc PONS, Directeur de la COFACE en Turquie ;

- Françoise CHALIER, Coordonnatrice régionale de l'action de l'AFD en Turquie et dans les Balkans ;

- Mehmet ERBAK, Président-directeur général de Uludag, Consul honoraire de France à Bursa ;

- Christian-Victor BOISSON, Président de Zafer Consulting and Trade, CCEF.

Jean-Maurice VERBOIS

Nous avons souhaité vous mettre en présence de personnes en mesure de vous apporter des témoignages sur la réalité de la Turquie. Certains de nos invités, comme Mehmet Erbak et Christian-Victor Boisson, ont une expérience ancienne dans le pays, et bénéficient de ce fait d'un recul qui sera certainement intéressant ; d'autres ont une expérience plus récente, comme Jean-Marc Pons ou Françoise Chalier.

Au cours de cette table ronde, nous allons nous efforcer de vous faire prendre conscience du fait que le marché turc est en train d'élargir ses frontières. Sur le plateau anatolien, au-delà des grandes villes bien connues telles qu'Izmir, un certain nombre de localités importantes sont aujourd'hui des pôles économiques à ne pas négliger dans la prospection.

Jean-Marc PONS

La Coface a développé, depuis de nombreuses années, des activités de services aux entreprises. Nous sommes présents en Turquie depuis une dizaine d'années, alors que ce marché est resté pendant longtemps le monopole de notre homologue local. La Coface est présente en Turquie par l'intermédiaire d'une société de services, qui agit en particulier dans le domaine du crédit de court terme. Ceci nous met en contact avec un grand nombre d'entreprises, turques ou françaises. Nous sommes l'unique opérateur de l'assurance crédit en Turquie et cette activité représente un tiers de notre chiffre d'affaires et de notre portefeuille. C'est dire l'expérience que nous avons acquise, en quelques années, dans des secteurs industriels tels que l'automobile ou les biens d'équipement.

Le potentiel du marché turc a été souligné ce matin ; il est à la mesure de la formidable capacité d'adaptation et de développement des entreprises turques à l'export. J'ai pris mes fonctions, pour ma part, en janvier 2001, soit deux mois après la crise qui a frappé le pays. J'ai rencontré des entreprises, qui m'ont fait part de leurs ambitions et qui poursuivaient visiblement leurs projets. Cela m'a surpris mais en réalité, les entreprises se sont rapidement tournées vers les marchés extérieurs. Le marché intérieur, lui, souffre d'un chaînon manquant : les banques. L'assainissement du secteur bancaire et le développement des services bancaires dans l'économie réelle permettra sans doute de constituer le principal relais de croissance du marché turc dans les années à venir.

Du point de vue régional, au-delà des métropoles les plus connues, de nombreuses autres villes de Turquie présentent un potentiel tout à fait intéressant. 23 villes ont ainsi de 500 000 à 1 million d'habitants et 12 autres comptent plus d'1 million d'habitants. Lorsqu'on sort d'Istanbul, on est frappé de voir que les clichés que l'on avait en tête sont rapidement balayés. Toutes les grandes villes de Turquie sont aujourd'hui dotées d'un aéroport et sont desservies par les appareils que nous connaissons en France.

La Coface tient une comptabilité de tous les incidents de paiement qui lui sont signalés par ses assurés dans le monde. De ce point de vue, on remarque que le comportement des entreprises polonaises s'est sensiblement amélioré après septembre 2004, pour passer en dessous de la moyenne mondiale. En Hongrie, des périodes de crise ont donné lieu à des crises importantes. En Italie, les incidents de paiement ont toujours été, depuis 1994, supérieurs à la moyenne mondiale. Le profil de la Turquie est beaucoup plus heurté, avec des pics et des points bas ; cependant, depuis 2002, la Turquie se situe bien en dessous de la moyenne mondiale pour les incidents de paiement. Nous notons aujourd'hui ce pays B+. La Turquie est donc au seuil de la note « A », qui distingue les pays les plus propices à l'investissement extérieur. L'expérience que nous avons du risque en Turquie est bonne et nous préparons notre entrée prochaine sur le marché turc avec d'autres activités.

Françoise CHALIER

Je souhaite pour ma part aborder la question du potentiel de la Turquie à travers l'expérience très récente de l'Agence française de Développement (AFD) dans ce pays.

L'AFD a fait le choix d'être présente en Turquie car l'État a souhaité élargir la présence de la coopération pour le développement aux pays émergents. La finalité de notre intervention dans ce pays est celle de l'arrimage européen, à travers deux optiques : favoriser le rééquilibrage régional par le soutien à l'investissement d'un secteur privé et de collectivités locales responsables ; participer à l'appropriation par la Turquie du concept de développement durable. Nous accordons des prêts à long terme sans recourir à la garantie du Trésor turc. Fin 2005, nous aurons investi 200 millions d'euros en Turquie, selon une démarche inhabituelle pour l'AFD : si nous intervenons d'habitude auprès des Etats, nos interlocuteurs dans ce pays sont les entreprises et les collectivités locales.

Nous avons prioritairement abordé les entreprises via le système bancaire, avec deux types d'interlocuteurs : les banques commerciales privées, plutôt situées dans l'ouest du pays et tournées vers les PME, d'une part ; les banques privées et publiques de développement, d'autre part, avec lesquelles nous partageons trois objectifs : le soutien aux PME dans les régions moins bien dotées (alors que 32 % des PME sont concentrées dans la région de Marmara), le partage des bonnes pratiques en matière de responsabilité sociale et environnementale et le soutien aux entreprises intervenant dans le domaine du développement durable. Les banques sont très sensibles au sujet de la responsabilité sociale et environnementale, en vue de l'ancrage de la Turquie à l'Europe. Nous agissons auprès d'elles pour faire évoluer leurs procédures et leurs pratiques. Il existe par ailleurs, en Turquie, un fort potentiel dans le domaine des énergies renouvelables.

S'agissant des collectivités locales, il est vrai que la Turquie compte seize municipalités métropolitaines (comptant plus de 200 000 habitants), réparties dans l'ensemble du pays. Les lois de 2004 en matière de décentralisation ont conféré à ces collectivités de nombreuses responsabilités dans le domaine de la gestion des services urbains. Elles présentent des programmes d'investissement qui sont aujourd'hui bien structurés, dans les domaines de l'eau et de la gestion des déchets par exemple. Si leurs capacités d'endettement sont variables, nous pensons pouvoir identifier des municipalités métropolitaines avec lesquelles nous pourrions nouer des partenariats de long terme.

Globalement, mon sentiment est double : la dualité du développement, en Turquie, constitue encore une réalité ; cela dit, il existe un potentiel réel au-delà de la côte égéenne et de la région de Marmara, qu'il faut encourager.

Mehmet ERBAK

Le département de Bursa, qui compte aujourd'hui un peu plus de 3 millions d'habitants (dont 2,5 millions pour la ville de Bursa) forme la 4 ème agglomération de Turquie, dotée de deux ports, d'une zone franche et de sept zones industrielles. Un investisseur étranger souhaitant s'implanter en Turquie évoque toujours Istanbul. La ville de Bursa, 2 ème ville industrielle de Turquie, se trouve en quelque sorte face à Istanbul, à deux heures de celle-ci et à quatre heures d'Ankara, et se caractérise par un coût de la vie environ deux fois moindre que celui d'Istanbul.

Bursa est une ville historique de 3 000 ans fondée par Prussias, roi de la Bithynie. C'est une ville ottomane depuis 1326 et la dernière ville sur la Route de la Soie. Nous conservons à Bursa la mémoire de Monsieur Romangalle, qui a fondé la première usine moderne de Turquie. Cette usine deviendra prochainement le musée de textile de la ville de Bursa. Celle-ci constitue aussi une ville touristique et thermale. C'est même à Bursa que fut créé en Turquie le premier établissement de bains romains, sous l'empereur Justinien. Bursa constitue aujourd'hui la 2 ème ville exportatrice du pays après Istanbul et représente le principal centre d'investissements français en Turquie. Tous les Français qui y sont expatriés manifestent la volonté de rester au moins cinq ou six ans dans la ville, où deux écoles françaises ont été créées. Il est à noter que le Döner Kebab, que tous les Français connaissent, est originaire de la ville de Bursa. C'est là qu'on y déguste le seul vrai kebab.

Christian-Victor BOISSON

J'ai été officier de marine et ayant rejoint ensuite l'Aérospatiale, j'ai passé près de trente ans de ma vie à l'étranger. Je suis arrivé en Turquie en 1989, où seules dix sociétés françaises étaient alors présentes. Un Turc, le Président de la Banque ottomane, m'a tout de suite dit qu'il me fallait me rendre à Ankara si je souhaitais faire des affaires. Un autre Turc, travaillant au sein d'Alsthom, m'a dit quant à lui qu'en Turquie tout fonctionnait, mais mal. Malgré tout, nous avons engrangé de nombreux succès jusqu'en1990 : Aérospatiale y a décroché de nombreux contrats et cela nous a permis de découvrir de nombreuses régions du pays.

La question du « contenu local » des contrats constitue aujourd'hui un problème récurrent avec les pays émergents. Dans le cas de la Turquie, il nous a été demandé de fournir à nos interlocuteurs un produit « vide », qui serait ensuite rempli par des partenariats entre toutes les entreprises françaises auxquelles nous aurions fait appel et leurs homologues turques. Telle est la règle aujourd'hui en Turquie, et un tel principe permet à ces entreprises de nouer directement une coopération qui, il faut le dire, fonctionne très bien. Si le coût moyen des activités aérospatiales, en Europe, est de 100 dollars de l'heure, ce coût moyen est de 30 dollars de l'heure en Turquie, pour un travail strictement équivalent. La Turquie constitue en outre une porte d'entrée extraordinaire pour de nombreux pays avec lesquelles elle commerce, à commencer par l'Iran, l'Irak ou d'autres pays du Moyen-Orient.

Il est vrai qu'on ne peut se limiter à Istanbul. Les contacts sont en tout cas aisés, y compris au niveau des ministères. Les Turcs sont très respectueux des étrangers et, contrairement à ce que l'on croit en France, le rôle des femmes est prépondérant en Turquie : 50 % des postes à responsabilités y sont occupés par des femmes, ce qui est loin d'être le cas en France. Le marché turc est constitué de 75 millions de consommateurs aux portes de l'Europe, sur des standards technologiques similaires à ceux que nous connaissons en Europe. Il est temps de mettre à jour nos idées sur ce pays. Venez à Ankara et, à partir de là, il vous sera beaucoup plus facile d'obtenir des informations fiables sur la réalité de l'Est du pays.

Jean-Maurice VERBOIS

Je retiendrai que la Turquie ne commence pas à Istanbul et ne s'arrête pas à Ankara. Je vous propose maintenant de prendre la parole.

De la salle

Quelle est l'activité que pourrait assurer l'association du réseau Ubifrance en Turquie ? Par ailleurs, quelle est la situation des aéroports turcs et sur quel plan la modernisation dont on entend parler a-t-elle eu lieu (équipements aéroportuaires ou avionique) ?

Christian-Victor BOISSON

Il existe en Turquie une association franco-turque des ingénieurs, qui compte 300 membres, tous bien placés dans les administrations turques (chefs de bureau, chefs de service, voire secrétaires d'État). Nous pourrions sûrement mener des actions beaucoup plus percutantes en 2006, avec l'assistance bienveillante des Turcs.

S'agissant des aéroports, l'on retrouve 111 terrains d'aviation en Turquie et il existe un dispositif similaire au système français, sur le modèle de l'ADP et de la DGAC. Une structure publique est chargée de l'achat de l'ensemble des équipements aéroportuaires et dans ce domaine aussi, je plaide pour qu'une action plus percutante soit menée en 2006.

Jean-Maurice VERBOIS

Le contexte est en train d'évoluer. Certains secteurs ont pu « s'assoupir » pendant un certain nombre d'années. Il faut maintenant les réveiller et créer des synergies.

De la salle

L'Agence française de Développement identifie un certain nombre de besoins au sein des collectivités locales turques. Comment peut-on faire remonter ces besoins aux entreprises françaises ?

Françoise CHALIER

Les modalités d'intervention de l'AFD ont évolué : depuis le 1 er janvier 2002, notre aide est « déliée ». Nous fonctionnons par le biais d'appels d'offres et nous sommes extérieurs à la procédure. Les projets en cours d'instruction figurent sur notre site Internet. Pour le reste, la procédure sera toujours celle des appels d'offres.

Jean-Maurice VERBOIS

En France, nous ne savons pas partager. Pourtant, la Turquie est tellement vaste que nul ne peut imaginer y prospecter pour son propre compte. Nous devons trouver les moyens de partager l'information de prospection et cela mérite quelques efforts de mobilisation.

Christian-Victor BOISSON

Il existe aussi des relais comme les Chambres de commerce et les Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF). Ces opérateurs économiques, qui ont par ailleurs leurs propres activités, ont le devoir de vous aider. Je fais partie de ce réseau et nous serons ravis de vous appuyer.

Le nouveau consommateur turc

Modérateur : François SPORRER, Chef de la Mission économique d'Istanbul

Avec :

- Cem AKANT, Directeur de la stratégie internationale, Arcelik (n° 1 de l'électroménager en Turquie, Directeur des ventes en Europe) ;

- Alain BAILLY, membre du Conseil d'administration et Président du Comité d'audit, Turk Economik Bankasi (TEB) ;

- Vincent LEBAS, Directeur de Concept Marketing, représentant en Turquie de 3eMeta, e-stratégie ;

- Levent ERDEN, Président-Directeur général d'Euro-RSCG Turquie.

François SPORRER

La consommation domestique a constitué le deuxième moteur de la croissance turque, après la reprise des exportations. La France exporte pour environ 500 millions d'euros de biens de consommation et de biens agroalimentaires vers la Turquie. Pour autant, nous avons souvent une mauvaise connaissance, politiquement et économiquement, de la Turquie. Il est donc difficile, a fortiori , de saisir quel est le profil du consommateur turc. Nous le vérifions régulièrement à travers les réunions d'information que nous organisons : les industriels français en sortent souvent très étonnés.

Cem AKANT

Entre 2001 et 2004, la production des produits blancs a doublé en Turquie, en raison du vaste marché de consommation que constitue le pays, qui offre aussi une main d'oeuvre qualifiée (pour un coût inférieur à ce qu'il est en Europe). Les exportations ont quasiment triplé, passant de 2,8 millions à 7,3 millions d'unités. Le marché de l'électroménager connaîtra une croissance de plus de 7 % cette année, après avoir connu un véritable boom en 2004, les consommateurs ayant retardé leurs décisions d'achat. Cette croissance devrait se poursuivre, notamment du fait du rythme soutenu des mariages en Turquie (500 000 mariages par an), même si elle ne sera probablement jamais aussi spectaculaire qu'en 2004.

Arcelik réalise 72 % de son chiffre d'affaires en Turquie, alors que l'entreprise n'y vend que 62 % de ses produits. Autrement dit, la plus grande part du profit provient des ventes réalisées en Turquie. Ceci a été permis notamment par le maintien de l'organisation actuelle de la distribution de nos appareils (organisée, à 80 %, sur le modèle de la distribution exclusive). Il importe également de diminuer les risques de dépendance du marché local, ce qui plaide pour l'augmentation des ventes à l'export, par la croissance interne et par la réalisation d'acquisitions.

Du point de vue du consommateur turc, la confiance accordée au constructeur joue un rôle très important. Les promotions sont également recherchées désormais, alors qu'un prix élevé était souvent perçu, il y a peu, comme un signe de qualité. Le bouche à oreille joue aussi un rôle non négligeable dans les décisions d'achat, de même que le souhait d'acheter un produit de réputation internationale. Une prime est généralement donnée aux nouveautés technologiques et une tendance nouvelle est observée depuis peu : l'importance accordée aux économies d'énergie et au respect de l'environnement. Enfin, le choix de la marque intervient souvent avant le choix du produit et les consommateurs témoignent d'une certaine attirance pour les grandes surfaces.

En deux mots, le consommateur turc recherche un produit de qualité et un bon niveau de service au client, si possible sous la bannière d'une marque forte.

Alain BAILLY

Il existe deux grandes tendances d'évolution affectant la consommation des produits et services bancaires en Turquie : l'arrivée massive de nouveaux consommateurs et l'émergence de nouvelles pratiques de consommation.

En premier lieu, on assiste, du fait de la conjonction de la croissance économique et d'une croissance démographique forte en Turquie, à une forte augmentation de la population « bancable », estimée à 36 millions en 2010 contre 27 millions en 2004. On constate également une forte progression des bilans bancaires. Ceci témoigne de la confiance retrouvée, tant dans les banques que dans l'avenir du pays et dans les perspectives d'évolution individuelles que les ménages perçoivent pour eux-mêmes. Les Turcs avaient en effet l'habitude de conserver une large partie de leurs avoirs à domicile, tant en raison de craintes que du fait d'une fragilité réelle du système bancaire. La situation a aujourd'hui évolué et du fait de ces évolutions, les bilans bancaires devraient voir leur montant total passer de 280 milliards de Livres à près de 750 milliards de Livres en 2010.

On constate aussi un retour de la confiance dans la monnaie, ce qui se vérifie par la « dé-dollarisation » progressive des dépôts : la part des avoirs détenus en Livres turques se développe beaucoup plus rapidement que celle détenue en dollars, alors même qu'il n'existe aucun contrôle des changes en Turquie : les mouvements de capitaux sont libres. Les crédits aux particuliers progressent également fortement, et cette évolution concerne tous les types de crédits. Les prêts à la consommation devraient par exemple être multipliés par cinq entre 2003 et 2010, tirés par les prêts immobiliers. Le consommateur turc n'hésite plus, en effet, à s'engager sur l'avenir et donc à s'endetter, sur des durées de plus en plus longues.

La baisse de l'inflation (1,2 % par mois actuellement) et celle des taux d'intérêt n'ont pu que conforter cette évolution, qui pourrait être durable car une loi devrait prochainement encourager encore davantage les Turcs à emprunter. Une bonne illustration des changements à l'oeuvre en Turquie est fournie par la détention de la carte bancaire : la Turquie compte déjà 30 millions de porteurs de cartes et la carte bancaire turque est assortie d'une facilité de paiement permettant des paiements échelonnés sur un grand nombre de mensualités. Il ne fait pas de doutes que le parc de cartes va continuer à progresser.

Vincent LEBAS

Je vis en Turquie depuis treize ans. Ayant commencé ma carrière en travaillant pour un groupe viticole turc, j'ai ensuite souhaité mettre mon expérience du marché turc au profit de produits européens. C'est dans cette logique que j'ai créé en janvier 2005 la société « Concept Marketing », qui a pour spécificité d'accompagner les entreprises étrangères dans le lancement de leurs produits sur le marché turc. Durant de nombreuses années, j'ai dû expliquer le consommateur turc à mes interlocuteurs français. Ce faisant, je me suis souvent heurté à un préjugé récurrent, selon lequel le Turc suscite la méfiance et renvoie à des clichés anciens et souvent négatifs. Il faut aller voir de plus près ce qu'est réellement le consommateur turc pour mesurer à quel point ces idées sont fausses.

Loin du modèle de l'Anatolien hostile à la consommation occidentale, le consommateur turc est souvent issu de plusieurs ethnies et ses modes de vie sont très proches de ceux que nous connaissons. De nombreux habitants de la Mer noire ont aussi des origines caucasiennes. Le Turc originaire des steppes d'Asie centrale, lui, a dû beaucoup voyager et s'est constamment adapté à de nouvelles régions et à de nouveaux contextes. Enfin, le Kurde, s'il appartient à une communauté de 10 ou 15 millions d'habitants, selon les chiffres, est souvent parfaitement assimilé, comme en témoigne par exemple l'influence turque de plus en plus affirmée sur sa musique ou sa production culturelle. Le consommateur turc est jeune, et la population s'accroît chaque année d'environ 1,2 million de nouveaux individus. Il vit souvent en famille, même si les étudiants tendent de plus en plus à s'émanciper de cette tutelle pour adopter, plus tôt que leurs parents, une vie indépendante. Enfin, le consommateur turc se montre très réceptif et assez fortement influençable, même si sa curiosité ne constitue pas son trait de caractère dominant.

Le consommateur turc présente un panier moyen de consommation de 1 270 euros mensuels. Pour un certain nombre de ménages aisés, ce panier passe à 1 800 euros. Enfin, la classe la plus aisée de la population affiche un panier mensuel de consommation de 2 300 euros. Le poste d'alimentation représente 27 % de ses dépenses, de façon assez stable depuis plusieurs années même s'il tend à diminuer légèrement en termes relatifs. Le secteur des loisirs, lui, connaît une croissance sensible depuis deux ou trois ans, comme en témoigne par exemple le secteur du cinéma : le nombre de spectateurs a été multiplié par quatre entre 1992 et 2005, tandis que les films turcs connaissent une affluence croissante, puisqu'ils ont attiré un public qui a été multiplié par vingt entre 1992 et 2004. Enfin, le nombre de complexes et de salles de cinéma (désormais équipés selon les standards européens) a été multiplié par quatre entre 1992 et 2004.

Levent ERDEN

La plus grande erreur que l'on puisse commettre serait de venir en Turquie et de croire connaître le pays à partir de ce qu'on y voit ou de quelques données statistiques.

De 1974 à 2004, la Turquie a connu une inflation qui a parfois atteint 120 %, et le consommateur a su tirer parti de cette situation au mieux de ses intérêts : le Turc est un grand financier et la population a pris l'habitude de raisonner de la sorte. La plupart des ménages dispose par exemple de quatre cartes de crédits, et certains n'hésitent pas à « jouer » le dollar à la hausse ou à la baisse. D'autres changent leur argent pour tirer profit des variations du cours des devises. La fin du mois est souvent perçue comme du long terme, dans ce panorama, et tout horizon plus long ne peut être que de la science fiction.

En 2002, 70 % des salariés avaient peur de perdre leur emploi au cours des trois mois suivants. L'inflation a amorcé sa baisse, et les Turcs ont alors commencé à planifier. Ils se sont mis à dépenser et cela a alimenté le moteur de la croissance. Les rêves des Turcs sont simples : 99 % d'entre eux rêvent d'acheter une maison ou une voiture. Par ailleurs, 50 % de la population a moins de vingt ans, ce qui ne permet même pas la détention d'une carte de crédit. Il s'agit, en réalité, pour cette génération, d'un autre type de consommation : elle compte par exemple 44 % d'internautes et cette proportion monte encore dans les grandes villes. En outre, la Turquie forme un vaste pays où la distribution a longtemps joué un rôle clé et concentré les dépenses des entreprises. Le pays compte aujourd'hui un très grand nombre de centres commerciaux, là où la Grèce a inauguré son premier « shopping mall » seulement la semaine dernière. La révolution de la distribution est donc également en marche.

Benoît RAVIER, Oberthur Card Systems

Où en sont les banques turques de la migration vers les normes EMV et quel impact cela pourrait-il avoir sur le consommateur et sur les banques turques ?

Alain BAILLY

La Turquie a besoin, sur le plan de la législation et des comportements, de rejoindre les standards internationaux. Mais il n'existe pas de véritable action de lobbying ni de volonté politique de promouvoir ces standards. Les banques sont rarement « en pointe » sur ces sujets, d'autant plus que la tarification des services bancaires constitue un sujet complexe, en Turquie comme en France. Il existe donc peut-être un certain retard en Turquie. Cela dit, il est largement compensé par le caractère hyper-concurrentiel du système turc : ce qui n'existe pas du fait de la loi peut exister à travers une présence très forte dans le champ concurrentiel. Pour le reste, je rejoins l'analyse de Levent Erden : les Turcs agissent en véritables traders sur les devises et les taux d'intérêt : ils sont en quête permanente de la « bonne affaire ».

Elise ONDET, conseillère, Chambre de commerce et d'industrie de Paris Hauts-de-Seine

Existe-t-il une segmentation par marque sur le marché turc en matière de distribution ?

Cem AKANT

Nous avons fait le choix de la distribution exclusive mais le modèle de la distribution multimarques existe aussi en Turquie.

Mehmet ERBAK

Le secteur des colas, en Turquie, a longtemps été dominé par le modèle de la distribution exclusive. J'ai cependant mené une bataille pour convaincre les autorités compétentes d'annuler les contrats exclusifs de vente de tels produits multinationaux. La Cour de la Compétition turque (tel est le nom de cette autorité) est actuellement en train de passer en revue ces contrats exclusifs et il y a fort à parier que ceux-ci n'existeront plus d'ici douze ou dix-huit mois, quel que soit le type de produit concerné.

François SPORRER

Dans le secteur automobile, la Turquie est déjà en train de mettre fin au système des concessionnaires, comme la Commission européenne l'a décidé en Europe il y a deux ans.

Partenariats, environnement humain et industriel
et pratiques des affaires : quelques clés pour réussir

Modérateur : François SPORRER, Chef de la Mission économique d'Istanbul

Avec :

- Yves-Marie LAOUËNAN, Associé, Tümser Consultants, Vice-président de la Chambre de commerce française en Turquie, CCEF ;

- Banu ANIL, Avocat aux barreaux de Paris et d'Istanbul, Cabinet d'avocats Postacioglu ;

- Jean-Claude VEREZ, Maître de conférences à l'université d'Artois, ancien recteur adjoint de l'Université de Galatasaray ;

- Guy VARROQUIER, Vice-président offsets et participation industrielles, EADS International.

François SPORRER

Nous vous proposons maintenant d'évoquer quelques clés pour réussir en Turquie et dans vos partenariats avec des entreprises turques. La Turquie n'est pas un pays de délocalisation et les entreprises françaises qui sont venues en Turquie n'ont pas pris cette décision pour bénéficier d'une main d'oeuvre à vil prix : elles s'y sont installées en raison de l'existence de marchés et de filières en développement. La main d'oeuvre s'avère également très compétente, et la Turquie offre des possibilités de rayonnement vers d'autres pays ou implantations que l'on peut ainsi atteindre beaucoup plus facilement que depuis la France.

Yves-Marie LAOUËNAN

Il est vrai que nous avons souvent, en France, une image déformée de la Turquie : nous n'avons pas affaire à un pays en voie de développement ni, a fortiori, à une plate-forme de délocalisation. Il existe en Turquie un certain nombre de ténors, dans divers secteurs industriels, à l'image d'Arcelik, première société turque par le chiffre d'affaires. La Turquie constitue aussi le 1 er producteur de téléviseurs de l'Union européenne et le 7 ème producteur de produits sidérurgiques. L'industrie turque s'accompagne aussi d'un vivier de PME extrêmement flexibles et proposant de hautes performances. Elles constituent autant de sous-traitants ou de partenaires potentiels, d'autant plus que ces PME font face à plusieurs handicaps. Elles rencontrent en effet des difficultés pour se financer et souffrent souvent de carences en technologie. L'entreprise turque recherchant des financements et des appuis technologiques est donc tout à fait ouverte aux partenariats.

Le principal atout que trouveront les entrepreneurs français résidera dans la main d'oeuvre turque, qui se caractérise, outre sa jeunesse, par sa motivation, sa flexibilité et sa productivité. Elle présente des niveaux de qualification tout à fait corrects et se montre, de plus, ouverte à la formation continue. Ainsi, Renault, à Bursa, affiche les mêmes résultats de contrôle qualité, en fin de chaîne, que dans les grandes usines françaises. Ceci s'inscrit dans un contexte de 45 heures hebdomadaires, les salariés turcs pouvant prétendre à deux semaines annuelles de congé après deux années de présence dans l'entreprise. On peut également constater que nombre de cadres turcs poursuivent ou achèvent leur carrière dans les filiales, à l'étranger, de groupes multinationaux avec lesquels ils ont collaboré dans leur pays. Dans un autre domaine, le coût de la construction, à qualité égale, est inférieur d'environ un tiers à ce qu'il est en France. Il est fréquent, à titre d'exemple, de voir un bâtiment de 6 000 mètres carrés se construire, clés en main, en trois mois et demi. On peut signaler, en revanche, l'absence d'aides spécifiques à l'investissement étranger. Seul le défraiement de la TVA, pour les produits importés, ou le crédit d'impôt, sur une durée à définir, peut lui être accordé. Enfin, les prestations de conseil disponibles localement s'avèrent très intéressantes, pour le conseil juridique comme pour l'audit.

Banu ANIL

Concernant le cadre juridique des investissements, l'administration turque a déployé de nombreux efforts, au cours des dernières années, pour faciliter l'investissement étranger en Turquie. En particulier, ce dernier peut désormais bénéficier d'un statut identique à celui appliqué aux investissements locaux. L'implantation d'un établissement secondaire pourra s'opérer à travers la création d'un bureau de représentation ou d'une succursale. En cas de fusion ou d'acquisition, le droit de la concurrence prévoit la nécessité de délivrance d'une autorisation du Conseil de la concurrence, si la fusion entraîne une prise de part de marché supérieure à 25 % ou aboutit à un chiffre d'affaires cumulé dépassant 25 millions de Livres turques. Les contrats contenant une clause de non-concurrence doivent aussi faire l'objet d'une déclaration au Conseil de la concurrence, dans un délai d'un mois après leur signature.

Concernant le recouvrement des créances, je dois dire, par expérience, que ma confiance est plus grande envers les tribunaux turcs qu'envers les tribunaux de commerce en France. Les magistrats turcs s'appuient tous sur une formation en droit et adoptent, de ce fait, des positions qui sont peut-être plus objectives. Un investisseur étranger qui aurait à se présenter devant le tribunal turc n'aura aucun « patriotisme » à craindre : le tribunal ne privilégiera pas a priori l'entreprise turque. En revanche, il faut avoir à l'esprit qu'il n'existe pas de Cour d'appel en Turquie et que la justice y est payante (le montant à acquitter étant un pourcentage du montant demandé dans le cadre de l'assignation). Les entreprises peuvent également adresser une sommation et si celle-ci n'est pas contestée dans les huit jours, son émetteur peut disposer d'un titre de créances devenant par la suite exécutable.

François SPORRER

Je passe maintenant la parole à Jean-Claude Verez, dont je signale qu'il est l'auteur d'un excellent ouvrage, La Turquie et l'Union européenne, un défi réciproque , aux éditions Ellipses. Il concentrera ici son exposé sur les ressources humaines dont dispose la Turquie.

Jean-Claude VEREZ

Comme cela a été dit, la population turque est jeune et elle est alphabétisée à 95 ou 96 %, hommes et femmes confondus. L'enseignement primaire est généralisé et dans les années 90, le taux de scolarisation dans le secondaire était légèrement inférieur à 50 %. Le marché du travail turc compte 24 millions d'actifs en 2003, pour un taux d'emploi de 65 % pour les hommes et de 22 % pour les femmes. Il existe là un réservoir de main d'oeuvre très important. Le taux de chômage est officiellement de 10 %.

Ayant eu la chance d'exercer pendant deux ans la fonction de recteur adjoint de l'université de Galatasaray, j'ai pu constater que le système universitaire turc était établi sur le modèle de la pyramide inversée. L'entrée y est conditionnée par la réussite à un concours qui réunit près de 1,5 million de candidats, dont 10 % seulement sont reçus. Les heureux élus choisissent alors, en fonction de leur rang, leur affectation à l'université. Sur le plan de la francophonie, outre les deux lycées français du pays, il existe six lycées bilingues français et trois lycées bilingues turcs, ainsi que 11 autres lycées publics. Au total, 6 000 élèves sont concernés par la francophonie dans l'ensemble du pays. Celui-ci constitue d'ailleurs, en termes budgétaires, le principal projet culturel de coopération du Ministère français des Affaires étrangères.

Guy VARROQUIER

EADS est la 2 ème entreprise mondiale du secteur aéronautique et représente un chiffre d'affaires de 32 milliards d'euros, pour environ 115 000 employés dans de nombreux pays. La question des partenariats industriels a constitué une problématique importante pour notre Groupe, même si force est de constater qu'aucune solution tout à fait satisfaisante n'a été trouvée à ce jour. La Turquie offre un certain nombre d'avantages compétitifs, au premier rang desquels la qualité de la main d'oeuvre et son coût tout à fait raisonnable. Dans le domaine de la défense, ce pays représente aussi un marché considérable. Si, d'une façon générale, dans l'aéronautique commerciale, il n'existe pas de marchés nationaux, la logique est différente dans la défense : les décisions relèvent de critères très spécifiques aux pays concernés, ce qui donne une prime aux acteurs locaux. On peut se présenter de la sorte directement, via des investissements, ou par le biais de partenariats.

Or on s'aperçoit qu'en faisant le bilan de vingt années passées en Turquie, le résultat n'est pas à la hauteur des enjeux : nous avons réalisé un chiffre d'affaires d'environ 300 millions d'euros par an, alors que nos achats dans le pays représentaient chaque année environ 25 millions d'euros. Ceci est d'autant plus surprenant que la Turquie mène une politique officielle, depuis le début des années 80, consistant à contraindre les vendeurs d'équipements (dans le domaine de la défense) à nouer des partenariats, de façon plus ou moins forcée, au titre de l'offset ou du « contenu local ». Le constat que nous dressons aujourd'hui est plutôt un constat d'échec : depuis l'essor de l'industrie de la défense turque, en 1974 (avec la crise de Chypre et la déclaration de l'embargo des pièces de rechange vers la Turquie), la Turquie peine à faire parvenir son industrie de défense au stade de la rationalité économique, qui serait synonyme par exemple d'un accès à l'exportation. L'industrie turque, un temps ouverte aux investisseurs étrangers, est aujourd'hui totalement sous le contrôle étroit de la puissance publique. En outre, aucune perspective nette d'évolution ne se dessine pour les années qui viennent. Ceci constitue un sujet de préoccupation pour un groupe comme EADS, qui ne trouve pas les conditions permettant de transformer en réalité concrète l'ambition qu'il serait tenté de nourrir pour un pays comme la Turquie.

François SPORRER

Je vous propose à présent d'engager un dialogue avec la salle.

De la salle

Je suis en France depuis 1988 et je suis conseiller en commerce international. Je voudrais remercier les intervenants pour les propos qu'ils ont tenus, alors que les Turcs présents en France ont souvent été choqués par ce qu'ils peuvent entendre dans l'Hexagone sur la Turquie.

François SPORRER

Nous sommes tous conscients du constat que vous dressez et du décalage entre certains discours qui ont été tenus et la réalité turque. Nous portons ce message à Paris mais il doit également être relayé en Turquie.

De la salle

Il est toutefois regrettable que la réalité, telle qu'on l'a entendue aujourd'hui, n'apparaisse pas davantage dans les médias français.

François SPORRER

Les médias français commencent à venir en Turquie et depuis l'ouverture des négociations de pré-adhésion, une prise de conscience est à l'oeuvre, y compris parmi les médias hexagonaux. J'ai eu le sentiment que tous les acteurs concernés ont pris conscience, assez subitement, au lendemain du 3 octobre, des excès qui avaient pu être commis et de l'absurdité de certaines prises de position ou de certains coups de projecteur. J'ai bon espoir que les médias commencent enfin à faire leur travail.

Yves-Marie LAOUËNAN

Il me paraît important de souligner également les efforts que la Turquie doit consentir pour se faire connaître à l'extérieur. La communauté turque a un rôle à jouer dans ce domaine car elle constitue la « carte de visite » de la Turquie.

Laurent THEVENON, directeur commercial, Alcatel Business System

Je crois beaucoup, pour ma part, à la capacité de rebond de la société turque. Notre part de marché a crû de 50 % et notre chiffre d'affaires a doublé au cours des deux dernières années. Nous faisons confiance à des intégrateurs et industriels turcs et je tiens à saluer l'enthousiasme et le dynamisme des entrepreneurs locaux, qui ont fortement contribué à nos succès.

François SPORRER

Merci à tous de votre participation.

Synthèse réalisée en temps réel par Ubiqus Reporting

www.ubiqus-reporting.com

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Colloque organisé sous l'égide du groupe interparlementaire d'amitié
France-Turquie
par la Direction des Relations internationales du Sénat
et la direction "Événements et Prospective Marchés" d'UBIFRANCE.
Pour toute information sur les colloques Sénat-UBIFRANCE, vous pouvez contacter
le service des Relations internationales du Sénat :
M. Michel LAFLANDRE, Conseiller
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