EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 21 juillet 1994, Mme Simone Veil, ministre des affaires sociales, de la santé, et de la ville du gouvernement de M. Edouard Balladur, prononçait un discours sur les mesures pour la réduction des risques de contamination du sida par les toxicomanes. Ces propos résumaient alors la politique de réduction des risques liés à l'usage de drogues mise en place en France en 1987 avec la première mesure de libéralisation de l'accès aux seringues pour lutter contre l'hécatombe du sida par Mme Michèle Barzach, ministre chargée de la santé et de la famille du gouvernement de M. Jacques Chirac. La présente proposition de loi entend poursuivre les jalons posés dans les années 1980 et 1990 par Mmes Barzach et Veil.

« Parce que je souhaite aborder ce sujet, comme toutes les questions qui touchent à la toxicomanie et au sida avec pragmatisme et efficacité, je veux tout d'abord rappeler les différentes observations concernant la vie et la santé des toxicomanes. Ces résultats vont à l'encontre de trop d'idées reçues. Raison de plus pour les rappeler.

La première observation, est que les toxicomanes sont accessibles aux messages de prévention et sont capables de se protéger les uns les autres si les moyens de protection, seringues propres et préservatifs, sont facilement accessibles. (...)

La seconde, est que tous ceux qui connaissent les toxicomanes savent que la disponibilité de seringues n'est pas une incitation à la consommation, mais que c'est la disponibilité du produit qui est déterminante : dès qu'un toxicomane s'est procuré une dose, il est prêt à tout pour se l'injecter.

Au contraire, l'accessibilité des seringues peut permettre de rapprocher les toxicomanes des acteurs de santé et d'entamer avec eux une réflexion sur le soin qu'ils portent à eux-mêmes, les moyens de réparer et de prévenir les dommages liés à l'usage de drogue ou encore à leurs conditions de vie précaires.

Lutter contre la contamination du sida et des hépatites par une réelle accessibilité aux seringues, lutter contre la consommation, encourager le sevrage sont donc des politiques complémentaires et non contradictoires, chacun doit en être convaincu.

La troisième observation, qui est d'ailleurs plus un principe, c'est que, toxicomanes ou pas, nous avons tous droit à nous protéger contre cette terrible maladie qu'est le sida. Bien sûr, la meilleure prévention pour un toxicomane, c'est d'arrêter de se droguer, d'arrêter de se piquer. Mais il faut prendre des mesures pour ceux qui n'arrivent pas encore à décrocher. Et je souhaite rappeler que, contrairement à certaines idées reçues, la toxicomanie est un état réversible. On peut sortir de l'enfer de la drogue. »

Les autrices et auteurs de cette proposition reconnaissent dans ce discours de Mme Veil les grands principes qui guident l'intention du présent texte : d'abord une approche pragmatique, humaine et efficace des politiques des drogues, ensuite la nécessité d'une politique sanitaire des drogues fondée sur la réduction des risques et des dommages, enfin l'impératif de concevoir l'usager de drogues comme un acteur de sa propre santé dans le contexte des politiques mises en oeuvre par les pouvoirs publics.

Dans ce cadre, la présente proposition de loi vise à permettre la poursuite des activités des haltes « soins addictions », dispositif de réduction des risques, de soins et d'accompagnement social des usagers de drogues, dont l'expérimentation doit légalement prendre fin le 31 décembre 2025.

Cadre de l'expérimentation des haltes « soins addictions »

Alors que de premières salles de consommation supervisée ont ouvert en 1986 en Suisse face à une augmentation significative de la consommation d'héroïne dans l'espace public et dans le cadre d'une politique de réduction des risques, et après que dix pays au total aient déjà ouvert un tel dispositif (la Suisse, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Espagne, l'Australie, le Canada, le Luxembourg, la Norvège, le Danemark, les États-Unis), la France a permis en 2016 l'ouverture de deux salles, à l'issue d'un long parcours politique et législatif.

En 2009, Mme Roselyne Bachelot, ministre de la santé et des sports du gouvernement de M. Fillon, demandait une expertise collective à l'Inserm sur les politiques de réduction des risques chez les usagers de drogues.

En juillet 2010, le groupe pluridisciplinaire de 14 experts de l'Inserm, après avoir analysé plus de 700 articles scientifiques et mené des auditions en France et à l'étranger, constatait que la politique de réduction des risques avait montré son efficacité, mais qu'elle « ne doit pas être réduite à la seule mise à disposition d'outils ; elle doit impérativement faire partie d'une stratégie plus globale de réduction des inégalités sociales de santé. » Il remarquait que : « les centres d'injection supervisés (CIS) ont été expérimentés dans plusieurs pays et ont fait leur preuve sur la réduction des risques liés à l'injection (injections dans l'espace public, abcès, partage de seringues, overdose mortelle...) et l'accès aux soins. »

La position idéologique de membres du Gouvernement estimant qu'elles ne sont « ni utiles, ni souhaitables » empêchait le projet de Mme Bachelot de lancer une concertation d'aboutir.

En février 2013, après la déclaration de Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé du Gouvernement de M. Jean-Marc Ayrault, le Gouvernement annonçait l'autorisation de l'ouverture d'une salle de consommation à moindre risque à Paris, confirmée dans le plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017.

Le 10 octobre 2013, le Conseil d'État recommandait d'inscrire le dispositif dans la loi pour le sécuriser juridiquement au regard de la loi de 1970 fondant le régime de pénalisation de l'usage de drogues. C'est chose faite le 26 janvier 2016, lorsque la loi n° 2016-41 de modernisation de notre système de santé est promulguée : son article 43 crée l'expérimentation des salles de consommation à moindre risque (SCMR), pour une durée de six ans. Deux salles sont créées, à Paris à proximité des hôpitaux Lariboisière et Fernand-Widal où avait lieu une importante consommation de rue, et à Strasbourg dans le nouvel hôpital civil.

Article 43 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (version initiale)

« I. - A titre expérimental et pour une durée maximale de six ans à compter de la date d'ouverture du premier espace, les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques et des dommages pour usagers de drogue mentionnés à l'article L. 3411-9 du code de la santé publique, désignés par arrêté du ministre chargé de la santé après avis du directeur général de l'agence régionale de santé et en concertation avec le maire de la commune concernée et, à Paris, Lyon et Marseille, en concertation avec le maire d'arrondissement ou de secteur concerné, ouvrent, dans des locaux distincts de ceux habituellement utilisés dans le cadre des autres missions, une salle de consommation à moindre risque, qui est un espace de réduction des risques par usage supervisé, dans le respect d'un cahier des charges national arrêté par le ministre chargé de la santé.

II. - Ces espaces sont destinés à accueillir des personnes majeures usagers de substances psychoactives ou classées comme stupéfiants qui souhaitent bénéficier de conseils en réduction de risques dans le cadre d'usages supervisés mentionnés à l'article L. 3411-8 du même code. Dans ces espaces, ces usagers sont uniquement autorisés à détenir les produits destinés à leur consommation personnelle et à les consommer sur place dans le respect des conditions fixées dans le cahier des charges mentionné au I du présent article et sous la supervision d'une équipe pluridisciplinaire comprenant des professionnels de santé et du secteur médico-social, également chargée de faciliter leur accès aux soins.

La personne qui détient pour son seul usage personnel et consomme des stupéfiants à l'intérieur d'une salle de consommation à moindre risque créée en application du présent article ne peut être poursuivie pour usage illicite et détention illicite de stupéfiants.

Le professionnel intervenant à l'intérieur de la salle de consommation à moindre risque et qui agit conformément à sa mission de supervision ne peut être poursuivi pour complicité d'usage illicite de stupéfiants et pour facilitation de l'usage illicite de stupéfiants.

III. - Les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogue mentionnés au I adressent chaque année un rapport sur le déroulement de l'expérimentation au directeur général de l'agence régionale de santé dans le ressort de laquelle ils sont implantés, au maire de la commune et au ministre chargé de la santé.

IV. - Dans un délai de six mois avant le terme de l'expérimentation, le Gouvernement adresse au Parlement un rapport d'évaluation de l'expérimentation, portant notamment sur son impact sur la santé publique et sur la réduction des nuisances dans l'espace public.

V. - Les articles L. 313-1-1 et L. 313-3 à L. 313-6 du code de l'action sociale et des familles ne s'appliquent pas aux projets de mise en place d'une salle de consommation à moindre risque mentionnée au I. »

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À l'issue de l'expérimentation, M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé du Gouvernement de M. Jean Castex, la prolongeait avec la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022. Son article 83 modifie l'expérimentation, il crée les haltes « soins addictions » (HSA), remplaçant les SCMR, et il porte la date limite de l'expérimentation au 31 décembre 2025.

Article 43 de la loi citée précédemment (version en vigueur au jour du dépôt de la présente proposition)

« I. - A titre expérimental et au plus tard jusqu'au 31 décembre 2025, les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques et des dommages pour usagers de drogue mentionnés à l'article L. 3411-9 du code de la santé publique et les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie mentionnés à l'article L. 3411-6 du même code, désignés par arrêté du ministre chargé de la santé après avis du directeur général de l'agence régionale de santé et en concertation avec le maire de la commune concernée et, à Paris, Lyon et Marseille, en concertation avec le maire d'arrondissement ou de secteur concerné, ouvrent une halte “ soins addictions ”, qui est un espace de réduction des risques par usage supervisé et d'accès aux soins, dans le respect d'un cahier des charges national arrêté par le ministre chargé de la santé.

L'expérimentation porte sur des espaces situés dans les locaux du centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques et des dommages pour usagers de drogue et du centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie ou dans des locaux distincts. Ils peuvent également être situés dans des structures mobiles.

II. - Ces espaces sont destinés à accueillir des personnes majeures usagers de substances psychoactives ou classées comme stupéfiants qui souhaitent bénéficier de conseils en réduction de risques dans le cadre d'usages supervisés mentionnés à l'article L. 3411-8 du même code. Dans ces espaces, ces usagers sont uniquement autorisés à détenir les produits destinés à leur consommation personnelle et à les consommer sur place dans le respect des conditions fixées dans le cahier des charges mentionné au I du présent article et sous la supervision d'une équipe pluridisciplinaire comprenant des professionnels de santé et du secteur médico-social, également chargée de faciliter leur accès aux soins.

La personne qui détient pour son seul usage personnel et consomme des stupéfiants à l'intérieur d'une halte “ soins addictions ” créée en application du présent article ne peut être poursuivie pour usage illicite et détention illicite de stupéfiants.

Le professionnel intervenant à l'intérieur de la halte “ soins addictions ” et qui agit conformément à sa mission de supervision ne peut être poursuivi pour complicité d'usage illicite de stupéfiants et pour facilitation de l'usage illicite de stupéfiants.

III. - Les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogue et les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie mentionnés au I adressent chaque année un rapport sur le déroulement de l'expérimentation au directeur général de l'agence régionale de santé dans le ressort de laquelle ils sont implantés, au maire de la commune et au ministre chargé de la santé.

IV. - Dans un délai de six mois avant le terme de l'expérimentation, le Gouvernement adresse au Parlement un rapport d'évaluation de l'expérimentation, portant notamment sur son impact sur la santé publique et sur la réduction des nuisances dans l'espace public.

V. - Les articles L. 313-1-1 et L. 313-3 à L. 313-6 du code de l'action sociale et des familles ne s'appliquent pas aux projets de mise en place d'une halte “ soins addictions ” mentionnée au I. »

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Évaluation de l'expérimentation

Si le rapport d'évaluation de l'expérimentation mentionné au IV de l'article 43 précité n'a pas été adressé au Parlement à l'heure du dépôt de la présente proposition, les autrices et auteurs de ce texte souhaitent rappeler que deux rapports indépendants permettent d'ores et déjà d'esquisser une évaluation du dispositif.

En mai 2021, l'Inserm publie un rapport scientifique commandé par la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives sur les salles de consommation à moindre risque.

Ce rapport s'appuie sur une méthodologie solide en épidémiologie, santé publique, économie de la santé et sociologie, et conclut à l'efficacité de l'expérimentation sur différents indicateurs de santé et de sécurité publique.

Le rapport souligne de nombreux bénéfices liés aux salles de consommation à moindre risque (SCMR), notamment pour la santé des personnes qui injectent des substances (PQIS) : réduction des overdoses non fatales (- 69 % sur dix ans), des infections (- 6 % d'infections au VIH et - 1 % des infections au virus de l'hépatite C), des complications cutanées (- 7 %) et des passages aux urgences (- 71 %). Les SCMR contribuent aussi à diminuer les délits et l'injection dans l'espace public : le nombre de seringues à proximité de la salle parisienne a été divisé par trois depuis son ouverture. D'un point de vue économique, elles permettent d'éviter des coûts médicaux importants, à hauteur d'environ 11 millions d'euros sur dix ans. Leur rapport coût-efficacité est jugé favorable selon les critères de l'OMS et les standards français. Les effets positifs non comptabilisés (comme l'amélioration de la qualité de vie) rendent les estimations prudentes, renforçant la pertinence de l'intervention. Enfin, l'étude sociologique note une amélioration de l'environnement urbain et de l'acceptabilité sociale, mais recommande un travail de médiation pour répondre aux tensions persistantes liées principalement à des problèmes de précarité sociale et de comorbidités psychiatriques, pour lesquelles des moyens sont nécessaires. Le rapport note aussi que la proportion de délits commis récemment est significativement moins importante chez les utilisateurs de la SCMR comparé aux non-utilisateurs. L'ensemble plaide en faveur d'une extension des SCMR en France.

En octobre 2024, le rapport des inspections générales de l'administration et des affaires sociales sur les haltes « soins addictions », commandé par les ministres chargés de l'intérieur et de la santé, est rendu public par la presse.

Les inspections constatent que les deux HSA accueillent environ 1 600 personnes, avec une file active d'environ 800 personnes pour chaque salle. Le public accueilli est en forte désaffiliation sociale et majoritairement sans domicile fixe.

Selon ce rapport, les deux HSA améliorent la tranquillité publique en diminuant les consommations de rue. Depuis 2016, près de 550 000 injections ont été abritées dans les salles de Paris et Strasbourg ; les seringues ramassées autour de la salle sont passées de 150 à moins de 10 par jour à Paris. Les inspections notent que les salles n'engendrent pas de délinquance, bien au contraire.

Elles remarquent que les HSA assurent le rôle de vigies des habitudes de consommation et des nouvelles tendances (comme la montée en puissance du fentanyl observée grâce à la HSA de Strasbourg).

Les inspections recommandent de poursuivre l'expérimentation à son terme, sous peine de dégrader la tranquillité publique et de mettre en danger les usagers. Elles recommandent également d'inscrire dans le droit commun les HSA et de prévoir la possibilité d'ouvrir de nouveaux espaces de consommation supervisée. Considérer que les HSA sont des espaces de réduction des risques et de soin est également un élément essentiel, car les HSA sont des lieux qui permettent de prendre soin des personnes usagères de drogues.

Objet des dispositifs de la présente proposition de loi

La présente proposition de loi a pour intention de permettre la poursuite des activités des haltes « soins addictions » de Paris et Strasbourg.

Ainsi, elle a pour objet de faire entrer l'expérimentation des haltes « soins addictions » dans le droit commun, par l'inclusion de l'article instituant ce dispositif dans le code de la santé publique.

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