EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
L'injustice fiscale est un fléau mondial dont le coût économique, social, environnemental et démocratique est démesuré. Chaque année, ce sont au minimum 500 milliards de dollars qui échappent aux caisses des États par le seul biais de l'évasion fiscale. Cette hémorragie budgétaire mine structurellement les finances publiques d'une majorité de pays, la France y compris, réduit la capacité des États à financer leurs politiques publiques et contribue à l'accélération des inégalités.
Favorisée par une compétition fiscale toujours plus agressive entre États, les abus fiscaux tels que l'évasion fiscale, provoquent une érosion massive des recettes publiques et entraîne une régressivité croissante des systèmes fiscaux. Tandis que les individus les plus fortunés et multinationales échappent massivement à l'impôt, la charge fiscale est de plus en plus reportée sur les ménages les plus modestes, par le biais d'impôts indirects régressifs tels que la TVA, ainsi que sur les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME).
Cette dynamique frappe de plein fouet les pays du Sud, qui en subissent les effets les plus violents. Gravement amputés de ressources fiscales, ces États voient leurs marges de manoeuvre budgétaires constamment réduites, limitant leur capacité à financer des services publics essentiels -- santé, éducation, infrastructures, protection sociale -- et à conduire des politiques de développement ou de lutte contre le dérèglement climatique ambitieuses. Dans un contexte de retrait progressif de l'aide publique au développement et d'aggravation de la crise de la dette, l'évasion fiscale constitue un obstacle structurel à la souveraineté fiscale et à l'autonomie économique et politique des pays les plus vulnérables.
La France n'échappe pas à cette réalité. Les abus fiscaux, qu'ils soient le fait de multinationales ou de contribuables très fortunés, privent notre pays de ressources substantielles. Selon le Tax Justice Network, l'évasion fiscale priverait la France d'au moins 33 milliards de dollars par an. Dans un contexte de fortes contraintes budgétaires, cette perte s'ajoute aux effets de choix politiques ayant durablement affaibli la progressivité de notre fiscalité -- baisse de l'impôt sur les sociétés, suppression de l'ISF, etc. -- et se traduit par une raréfaction des marges budgétaires, des politiques d'austérité et des coupes dans les dépenses publiques au détriment des services essentiels. Ce phénomène aggrave les inégalités et, en sapant le consentement à l'impôt, alimente un ressentiment démocratique profond.
La multiplication des scandales financiers -- Paradise Papers, LuxLeaks, Cum-Ex files -- a montré que l'évasion fiscale n'est ni accidentelle ni inévitable mais le produit d'un système. Ce système fiscal international est défaillant à plusieurs titres : il limite la capacité des États souverains à imposer correctement les multinationales et les contribuables très fortunés ; il nourrit depuis plusieurs décennies une course au moins-disant fiscal et une spirale de concurrence entre États ; il prive de façon disproportionnée les pays en développement de ressources indispensables et tolère ou facilite l'existence de paradis bancaires, fiscaux et judiciaires.
Conçu pour une économie du XXe siècle, le cadre juridique international est inadapté aux réalités d'une économie globalisée, financiarisée et numérisée. La notion d'« établissement stable » et le traitement des filiales comme des entités pleinement indépendantes permettent des manipulations telles que les prix de transfert et le déplacement artificiel des bénéfices vers des paradis fiscaux. On estime qu'ainsi près de 40 % des bénéfices sont transférés chaque année hors des pays où les activités ont réellement été exercées. Le manque de transparence, via sociétés écrans, trusts opaques, holdings et comptes offshore, dissimule des richesses considérables -- qui représenteraient près de 10 % du PIB mondial -- et facilite l'évitement et l'évasion. Ce système aboutit à des taux effectifs d'imposition dérisoires pour les plus riches et favorise la concentration croissante des richesses : en dix ans, les 1 % les plus riches ont accaparé une part disproportionnée des richesses produites.
Un système verrouillé, largement dominé par les grandes puissances économiques et par des cercles de décision fermés -- tels que le G20 et l'OCDE -- a exclu de facto les pays du Sud de la gouvernance fiscale mondiale, au bénéfice des paradis fiscaux. Les réformes engagées sous l'égide du G20 et de l'OCDE ces quinze dernières années ont certes permis quelques avancées techniques, mais n'ont pas remis en cause les causes systémiques du problème ni inversé la dynamique de l'évasion fiscale. Les dispositifs BEPS 1.0 et BEPS 2.0 (Base Erosion and Profit Shifting) n'ont pas mis fin à la concurrence fiscale déloyale ni à la possibilité de transférer artificiellement des bénéfices en vertu du principe obsolète de « pleine concurrence ». La solution en deux piliers, promise comme une révolution, se heurte à des obstacles politiques et pratiques : le pilier 1, destiné à réallouer une partie des profits de certaines multinationales aux pays où les entreprises réalisent réellement leurs activités, reste enlisé en raison de blocages politiques, notamment américains ; le pilier 2, qui institue un impôt minimum à 15 %, s'est révélé trop bas pour enrayer la course au moins-disant fiscal, truffé d'exemptions, contournable via des mécanismes d'optimisation et encore peu transposé dans les législations nationales. L'annonce d'un retrait des États-Unis de cet accord au début de 2025 a fragilisé encore davantage sa crédibilité. De plus, un récent accord en juin 2025 au G7 prévoit d'exempter les multinationales américaines de cette taxation minimale, affaiblissant encore davantage sa portée.
D'autres avancées, comme la norme d'échanges automatiques d'informations bancaires, sont utiles mais demeurent partielles : certains actifs en sont exclus (notamment l'immobilier ou des produits financiers complexes), la réciprocité n'est pas assurée par les États-Unis et de nombreux pays du Sud peinent à accéder au dispositif faute de capacités techniques ou du fait de règles de confidentialité trop strictes.
Au niveau européen, des avancées ont aussi été enregistrées -- notamment le reporting public pays par pays adopté par une directive de 2021 -- mais ils restent limités aux entreprises dépassant 750 millions d'euros de chiffre d'affaires, excluent de nombreux paradis fiscaux et présentent de nombreuses limites. De même, les registres des bénéficiaires effectifs, pourtant essentiels pour identifier les véritables détenteurs de sociétés, souffrent d'une mise en oeuvre inégale et ont été affaiblis par une décision de la Cour de justice de l'Union Européenne limitant leur accessibilité, leur publicité et leur utilisation. Ainsi faute de transparence réelle et harmonisée, les circuits opaques de l'évasion fiscale restent largement intacts.
Face à l'insuffisance des réformes existantes et à l'ampleur persistante des abus, un tournant historique s'est amorcé à l'Organisation des Nations unies à partir de 2022. Sous l'impulsion des pays africains et du G77, qui regroupe plus de 130 États du Sud, une résolution majeure de l'Assemblée générale a ouvert la voie à un processus intergouvernemental visant l'adoption d'une Convention-cadre des Nations unies sur la coopération fiscale internationale. L'adoption, fin 2024, des termes de référence de cette Convention-cadre institue un calendrier de négociations pour la période 2025-2027 et constitue une opportunité inédite de repenser et de refonder les règles fiscales internationales.
Une telle convention-cadre ouvre la perspective de transformations profondes susceptibles de remédier aux failles identifiées. Elle pourrait permettre d'instaurer une taxation unitaire des multinationales, en traitant les groupes comme des entités globales et en répartissant les bénéfices imposables selon l'activité réelle dans chaque pays afin de mettre fin aux transferts artificiels vers les paradis fiscaux. Elle pourrait instituer un taux minimum d'imposition global véritablement ambitieux et non contournable, garantir des mesures de transparence étendues -- registre mondial des bénéficiaires effectifs, registre public des actifs, reporting public pays par pays -- et envisager des mécanismes internationaux de taxation des grandes fortunes pour financer les biens publics mondiaux. Elle pourrait aussi introduire des instruments de fiscalité environnementale internationale fondés sur le principe pollueur-payeur et la justice climatique, et conduire à la création d'un organe intergouvernemental permanent sur les questions fiscales, sous l'égide de l'ONU, garantissant une participation universelle, une gouvernance inclusive et une redevabilité démocratique.
Pour que ces objectifs soient atteints, il est indispensable que l'élaboration des règles fiscales internationales se déroule dans un cadre pleinement inclusif, permettant la participation effective et égale des pays du Sud. L'OCDE ne peut plus, à elle seule, piloter l'agenda fiscal mondial : il importe d'ouvrir l'espace de décision à l'ensemble des États, sur un pied d'égalité, afin d'assurer la légitimité et l'efficacité des règles communes.
Dans un contexte de recomposition des équilibres mondiaux et face à la montée des inégalités, la France se trouve à un moment décisif. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, pays hôte de l'OCDE et membre du G7 et du G20, elle a une responsabilité particulière. Elle ne peut rester en retrait d'un processus historique qui offre la possibilité de refonder la fiscalité mondiale sur des bases plus justes, plus transparentes et adaptées aux défis du XXI? siècle. Au-delà de l'intérêt national, qui commande la récupération de ressources fiscales aujourd'hui perdues, il s'agit d'une responsabilité politique et morale : soutenir un multilatéralisme renouvelé, équitable et démocratique, conforme aux engagements de la France en matière de droits humains et de justice climatique. Alors que le Parlement s'était déjà exprimé en 2018 en faveur d'une réforme ambitieuse de la gouvernance fiscale internationale, la perspective d'aboutir à une convention-cadre d'ici 2027 constitue une occasion unique de transformer ces ambitions en actes concrets.
De surcroît, face à la crise budgétaire que traverse notre pays, la France a tout intérêt à s'impliquer pleinement dans les négociations onusiennes. Ce processus pourrait lui permettre de récupérer des ressources fiscales substantielles, aujourd'hui perdues du fait de l'évasion fiscale des multinationales et des grandes fortunes. Une fiscalité plus juste n'est pas seulement un impératif moral : c'est une réponse concrète à la crise budgétaire, à l'érosion des services publics, à la montée des inégalités et à la défiance démocratique. Elle est aussi un outil stratégique pour financer la transition écologique, garantir les droits fondamentaux et renforcer la souveraineté des États, au Nord comme au Sud du globe.
Le système fiscal international actuel, capturé par une minorité d'acteurs puissants, est à bout de souffle. Il a largement démontré sa faillite. Le processus de négociation d'une Convention-cadre fiscale à l'ONU ouvre une opportunité historique pour y parvenir : les solutions existent et le cadre pour y parvenir est clair ; ce qu'il faut désormais, c'est une volonté politique forte.
La France, puissance influente sur la scène internationale, doit prendre pleinement ses responsabilités et s'engager résolument dans cette dynamique. Elle doit soutenir activement cette convention, non seulement pour récupérer des ressources fiscales vitales, mais aussi pour montrer la voie d'un multilatéralisme renouvelé. Elle doit être le fer de lance de la lutte mondiale contre l'injustice fiscale et contribuer à reconstruire une gouvernance économique au service des peuples, et non d'une minorité privilégiée.
Il est temps de choisir la justice fiscale. Il est temps pour la France de s'engager pleinement dans la refondation d'un ordre fiscal international juste, transparent et démocratique.