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N° 543

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 21 mai 2012

PROPOSITION DE LOI

tendant à encadrer les écarts de rémunération au sein des entreprises publiques et privées ,

PRÉSENTÉE

Par Mmes Annie DAVID, Laurence COHEN, Isabelle PASQUET, MM. Guy FISCHER, Dominique WATRIN, Mmes Éliane ASSASSI, Marie-France BEAUFILS, MM. Michel BILLOUT, Éric BOCQUET, Mmes Nicole   DIDIER, MM. Christian FAVIER, Thierry FOUCAUD, Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN, MM. Robert HUE, Gérard LE CAM, Mme Mireille SCHURCH, MM. Michel LE SCOUARNEC et Paul VERGÈS,

Sénateurs

(Envoyée à la commission des affaires sociales, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La proposition consistant à réduire l'écart de rémunération entre le dirigeant d'une entreprise et le salaire le plus bas versé dans celle-ci n'est pas nouvelle, puisqu'en 1920, Henry Ford déjà proposait d'instaurer un tel mécanisme.

Bien qu'ancienne, elle demeure parfaitement d'actualité et le cumul de l'explosion des rémunérations perçues par certains dirigeants et de la crise, avec son lot de licenciements spéculatifs et de tassement des salaires, la rendent à la fois pertinente économiquement et socialement juste. De nombreux économistes et dirigeants d'entreprises y sont eux-mêmes favorables, à l'image de Gontran Lejeune qui a présidé le Centre des jeunes dirigeants (CJD) de 2008 à 2010 et pilote aujourd'hui un cabinet de consultants, et qui déclarait le 23 juin 2011 dans les colonnes d'un grand quotidien national : « On ne peut pas le nier : il y a des salaires indécents dans ce pays au sommet des grandes entreprises et ce n'est pas bon pour l'image des patrons. Comment voulez-vous être audible, donner l'exemple, quand vous êtes dans un rapport de 1 à 100, voire bien plus avec le salaire minimum ? ».

Curieusement, le MEDEF n'est pas opposé à cette mesure, à la condition qu'elle ne concerne que les entreprises publiques, comme le rappelait en ces termes Laurence Parisot : « Je juge tout à fait normal que l'État décide, s'il le souhaite, de limiter les rémunérations des dirigeants des entreprises dont il est actionnaire », tout en écartant la mesure dans les entreprises privées, où la rémunération doit, selon elle, rester l'affaire du conseil d'administration : « Nous, nous disons très simplement qu'effectivement la rémunération des dirigeants dépend du conseil d'administration qui lui-même est entre les mains des actionnaires ». Une déclaration conforme à celle qu'elle avait déjà formulée en 2009 quand elle déclarait que le MEDEF « n'avait pas les moyens, ni même le désir d'encadrer la rémunération des patrons », y compris de ceux qui licencient ou recourent massivement au chômage partiel. Précisant même : « Le MEDEF a une autorité morale, mais pas plus que ça ».

Autrement dit, pour l'organisation patronale, l'écart n'est choquant que dans les entreprises publiques. Il ne le serait pas dans les entreprises privées, dont il convient de rappeler qu'elles sont pourtant très nombreuses à bénéficier de financements publics directs ou indirects, que ce soit sous forme d'exonérations fiscales ou sociales ou d'aides matérielles, notamment d'infrastructures.

Pourtant, au regard de la situation, c'est bien sur l'ensemble des entreprises qu'il faut agir. Selon une étude de l'INSEE, entre 1998 et 2006, le pouvoir d'achat des dirigeants de sociétés anonymes a augmenté de 68 %, alors que le salaire net moyen a seulement cru d'un peu plus de 5 %. Cela ressemble à s'y méprendre à une bulle spéculative, forcément inflationniste, comme sait en générer l'économie capitaliste.

Un phénomène décrit par l'économiste Thomas Picketty en ces termes : « Depuis trente ans, les États-Unis et, la France depuis dix ans, connaissent une explosion sans précédent des inégalités. C'est un phénomène nouveau et massif, c'est la première fois qu'il y a un tel décrochage entre les très hauts revenus et le revenu médian » . Il faut dire que depuis trente ans se sont multipliées les politiques sociales et fiscales avantageant les plus fortunés. La dernière mesure en date étant l'augmentation de la TVA, dont on sait qu'elle pèse plus lourdement sur les ménages modestes, afin d'alléger « le coût du travail », ou pour parler plus clairement, afin de permettre aux actionnaires d'augmenter d'autant la part de richesses qu'ils s'accordent.

En 2009 déjà, un article de presse se faisait l'écho d'une étude réalisée par Proxinvest, selon laquelle : « les PDG du CAC 40 ont en moyenne touché en une journée le salaire annuel d'un salarié payé au SMIC. Au total, en 2007, ils ont perçu une rémunération moyenne de 4,7 millions d'euros, soit 308 années de SMIC. Et sont actuellement les patrons les mieux payés d'Europe ».

La dernière étude de ce cabinet nous apprend également que quarante dirigeants du CAC 40 ont bénéficié pour 2010 d'une hausse moyenne de 34 % de leur rémunération pour un montant moyen de 4,11 millions d'euros.

Depuis, du fait du manque de volonté du Gouvernement et du patronat, rien n'a vraiment changé. Les mesures volontaires prônées par le MEDEF dans son code de bonne conduite se sont montrées inefficaces.

Ce double constat, du manque de volonté et de l'insuffisance d'une mesure reposant sur les seuls engagements des dirigeants, conduit à exiger l'adoption de mesures contraignantes, c'est-à-dire s'imposant à toutes et tous. Pourtant, 2009 était, comme le précisait Guillaume Duval dans un article paru en avril 2011 dans Alternatives économiques , une « année où leurs rémunérations ont été exceptionnellement basses ; un patron du CAC 40 a touché en moyenne 3,06 millions d'euros, soit 173 SMIC, et 7 d'entre eux ont touché plus de 240 SMIC annuels. Qui peut croire sérieusement qu'une seule personne puisse créer plus de richesses que 240 autres, quelles que soient son intelligence et sa capacité de travail ? On assiste purement et simplement à de la prédation : les dirigeants profitent de leur position de force dans le système institutionnel des grandes entreprises pour s'attribuer des revenus excessivement élevés ».

Face à cette situation, Nicolas Sarkozy lui-même, s'est trouvé contraint, en février 2012, d'annoncer un certain nombre de mesures comme l'interdiction des parachutes dorés et des retraites chapeaux ou encore l'encadrement de la rémunération des hauts dirigeants. Un encadrement qu'il souhaite réaliser en confiant à l'assemblée générale des actionnaires le soin d'en fixer le montant. Une proposition insuffisante face à l'explosion de certaines rémunérations, et par ailleurs déjà formulée - mais jamais suivie d'effets - le 22 juin 2006 lors du discours d'Agen, où, candidat pour la première fois à l'élection présidentielle, il déclarait : « La moindre des choses, c'est que les dirigeants des grands groupes cotés assument leur rémunération devant leurs salariés, leurs actionnaires, et que, par conséquent, la rémunération de chaque dirigeant ne soit pas secrètement fixée dans le huis-clos du conseil d'administration mais publiquement approuvée pour chacun d'entre eux par l'assemblée générale des actionnaires, et, bien sûr, publiée nominativement dans le rapport annuel ». Des déclarations jamais traduites dans les actes.

Limiter les écarts de rémunération constitue donc une mesure salutaire pour l'économie réelle, qui souffre de l'explosion des rémunérations d'une poignée d'individus.

Nos concitoyens y sont d'ailleurs très favorables dans la mesure où, selon une étude menée par l'institut de sondage BVA, 84 % de nos concitoyens soutiennent cette proposition, par ailleurs défendue par la Confédération européenne des syndicats. Tous étant choqués que des sommes colossales réservées à une minorité puissent ainsi parfois priver les entreprises de moyens financiers qui leurs sont pourtant nécessaires pour investir dans l'avenir ou pour mieux rémunérer les salariés. Car pendant que certains se partagent toujours plus de richesses, notamment sous des formes qui échappent à la fiscalité sociale applicable aux salaires, d'autres subissent des salaires de misère, quand ils ne perdent pas tout simplement leurs emplois. Comment accepter aujourd'hui que dans l'entreprise Renault, le PDG ait pu percevoir en 2011 la bagatelle de 4 379 104 euros au titre de ses rémunérations fixes et variables, de ses options sur les actions du groupe et autres avantages réservés aux hauts dirigeants soit 206 fois ce que touche un ouvrier de Renault au bas de l'échelle. Après application de cette proposition de loi, Monsieur Carlos Ghosn bénéficierait tout de même d'une rémunération égale à 425 000 euros par an.

Aussi, l'article unique de cette proposition de loi a pour objet d'introduire dans le code du travail un chapitre préliminaire intitulé : « Encadrement des écarts de rémunération au sein d'une même entreprise ». Celui-ci prévoit que, dans toutes les entreprises, qu'elles soient publiques ou privées, sous quelque forme qu'elles soient constituées, le salaire annuel le plus bas qui y est versé ne peut en aucun cas être inférieur plus de 20 fois aux rémunérations les plus hautes versées dans la même entreprise. Ce mécanisme ne concerne pas exclusivement les dirigeants mais s'applique en référence aux rémunérations les plus hautes, afin qu'il s'applique dans les entreprises où les dirigeants ne sont pas nécessairement ceux qui perçoivent les plus hautes rémunérations. Il ne constitue pas non plus un plafonnement des salaires. Au contraire ce mécanisme permet de relever les salaires les plus bas puisque toute décision ayant pour effet de porter le montant annuel de la rémunération la plus élevée dans un écart autre que celui de 1 à 20 sera considérée comme nulle, dès lors que le salaire le plus bas n'est pas relevé. L'adoption de cette proposition de loi permettrait donc aux salariés d'augmenter leur pouvoir d'achat - via celui de l'augmentation de leurs salaires - tout en permettant de participer à plus grande échelle, à une meilleure répartition des richesses produites dans l'entreprise, au profit du travail et donc, indirectement, de notre système de protection sociale.

Cette disposition, estime Sam Pizzigati, chercheur associé à l'Institute for Policy Studies (Washington, DC) - dans les colonnes du Monde Diplomatique , « encouragerait et nourrirait presque immédiatement une forme d'économie solidaire : pour la première fois, les plus riches auraient un intérêt personnel et direct au bien-être des moins riches » .

Il est proposé de mesurer l'écart en prenant en compte les rémunérations de toute nature : attribution gratuite d'actions, stock-options, primes et autres bonus, dans la mesure où ces éléments représentent des parts toujours plus importantes dans le montant total des rémunérations perçues par les dirigeants.

Le rapport de Proxinvest rendu public le 20 février 2012 permet de mesurer ce mouvement en mettant clairement en avant le fait que pour les 120 premiers dirigeants français, la part fixe de leur rémunération ne représente plus que 27 % de leur rémunération totale. On y apprend également que la rémunération variable attribuée au titre de 2010 est 35 % supérieure au bonus 2009 et représente 30 % de la rémunération totale. De la même façon, les éléments divers, c'est-à-dire les avantages en nature, les primes exceptionnelles et les jetons de présences donnés aux administrateurs pèsent pour 12 % de la rémunération totale d'un dirigeant d'une des 120 entreprises françaises côtés en bourse en continue (SBF 120). Toujours selon ce rapport, la « rémunération moyenne de 4,11M€ d'un président exécutif du CAC 40 se décomposerait quant à elle de la manière suivante : 995 K€ en rémunération fixe (24 % du total), 1 374 K€ en variable annuel (33 %), 647 K€ en options (16 %), 574 K€ en actions (14 %) et 524 K€ en autres éléments (13 %) ». On mesure donc l'importance d'intégrer ces rémunérations.

Afin de rendre cette mesure applicable, l'article L. 3230-4 que cette proposition de loi propose d'introduire dans le code du travail, prévoit qu'un décret en Conseil d'État détermine les conditions d'information et de consultation du personnel sur les écarts de rémunération pratiqués dans l'entreprise.

Enfin, la proposition de loi prévoit également un délai d'application d'un an.

PROPOSITION DE LOI

Article unique

I. - Avant le chapitre I er du titre III du livre II de la troisième partie du code du travail, il est inséré un chapitre préliminaire ainsi rédigé :

« CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

« Encadrement des écarts de rémunération au sein d'une même entreprise

« Art. L. 3230-1 . - Les dispositions du présent chapitre sont applicables aux personnels et aux dirigeants, qu'ils soient ou non régis par le présent code, des sociétés, groupements ou personnes morales, quel que soit leur statut juridique, et des établissements publics à caractère industriel et commercial.

« Art. L. 3230-2 . - Le montant annuel du salaire minimal appliqué dans une entreprise mentionnée à l'article L. 3230-1 ne peut être inférieur à la vingtième partie du montant annuel, calculé en intégrant tous les éléments fixes, variables ou exceptionnels de toute nature qui la composent, de la rémunération individuelle la plus élevée attribuée dans l'entreprise.

« Art. L. 3230-3 . - Toute convention ou décision ayant pour effet de porter le montant annuel de la rémunération la plus élevée définie à l'article L. 3230-2 à un niveau supérieur à vingt fois celui du salaire minimal appliqué dans la même entreprise est nulle de plein droit si ce salaire n'est pas simultanément relevé à un niveau assurant le respect des dispositions du même article.

« Art. l. 3230-4 . - Un décret en Conseil d'État détermine les conditions d'information et de consultation du personnel sur les écarts de rémunération pratiqués dans les entreprises mentionnées à l'article L. 3230-1. »

II. - Les entreprises mentionnées à l'article L. 3230-1 du code du travail dans lesquelles l'écart des rémunérations est supérieur à celui prévu à l'article L. 3230-2 du même code disposent d'un délai de douze mois, à compter de la date de promulgation de la présente loi, pour se conformer aux dispositions du même article L. 3230-2.

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