Question de Mme PRÉVILLE Angèle (Lot - SER) publiée le 04/08/2022

Mme Angèle Préville attire l'attention de M. le garde des sceaux, ministre de la justice sur les verrous juridiques qui empêchent en France la poursuite des criminels internationaux, dans le cadre de l'exercice de la compétence universelle.
L'éclatement de la guerre en Ukraine nous rappelle douloureusement que les crimes les plus graves peuvent être commis lors de conflits armés, partout dans le monde (crimes contre l'humanité, génocides, crimes de guerre, crimes d'apartheid). La compétence universelle prévue par les articles 689 à 689-13 du code de procédure pénale, qui pourrait permettre aux tribunaux français de poursuivre et de juger directement toute personne se rendant coupable de telles infractions, en application des conventions internationales, est actuellement entravée par des conditions très restrictives.
En effet, les responsables ne peuvent être poursuivis que s'ils résident habituellement en France. Les victimes ne peuvent pas déclencher les poursuites en déposant plainte, puisque le parquet détient le monopole en la matière. En contradiction avec les statuts de la Cour pénale internationale, la France exige que cette juridiction se déclare d'abord incompétente avant d'agir. Et enfin, la loi exige que ces faits soient également réprimés par la législation de l'État où ils ont été commis, alors qu'il s'agit ici des violations les plus graves des droits humains.
La lutte contre l'impunité des auteurs de ces violations, qui réussiraient à se soustraire à leur justice nationale, souffre de trop d'obstacles pour être effective. Alors que l'existence de ces verrous est dénoncée depuis longtemps, le 8 mars 2022, les parquets allemands et espagnols ont ouvert des enquêtes sur d'éventuels crimes de guerre commis en Ukraine. Elle demande au Gouvernement quand la France assumera pleinement son rôle dans la lutte contre l'impunité de crimes qui concernent toute l'humanité, en levant les verrous législatifs qui empêchent l'exercice effectif de la compétence universelle en France.

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Réponse du Ministère de la justice publiée le 12/01/2023

La France dispose d'une compétence quasi-universelle en matière de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes et délits de guerre, instaurée par l'article 689-11 du code de procédure pénale. Le dispositif français vise à assurer un équilibre entre d'une part, la nécessaire répression d'infractions particulièrement graves affectant la communauté internationale, et d'autre part, la sauvegarde des intérêts nationaux et le respect de grands principes du droit international. Si pour ces crimes, les poursuites ne peuvent être engagées qu'à la requête du parquet national antiterroriste, ce monopole permet d'assurer une cohérence de la politique pénale et de l'action des autorités judiciaires, et de répondre à une exigence de spécialisation et de centralisation de ce contentieux spécifique. En outre, le ministère public doit désormais uniquement s'assurer de l'absence de poursuite diligentée par la Cour pénale internationale, sans que celle-ci ait à décliner expressément sa compétence, comme cela était exigé auparavant, et ce depuis la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Par ailleurs, les juridictions françaises peuvent déclencher des poursuites à l'encontre d'une personne soupçonnée de ces crimes, dès lors qu'elle réside habituellement en France, sous la réserve qu'aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne, et dès lors que ces faits – à l'exception du génocide – sont également punis par l'Etat où ils ont été commis, sauf si cet Etat ou l'Etat dont l'auteur a la nationalité est partie au statut de la Cour pénale internationale. Par un arrêt du 24 novembre 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation a fait une interprétation stricte de l'exigence de double incrimination, laquelle est requise pour les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, dans l'arrêt ditChaban. En présence de décisions postérieures prises, en sens contraire, par plusieurs juridictions de fond sur la même problématique et dans des affaires distinctes, une stabilisation de la jurisprudence s'impose. Un arrêt est attendu au printemps prochain sur ce sujet. Dans l'hypothèse où la position prise dans cet arrêt dit Chabanse confirmerait, le ministère de la Justice, conjointement avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, serait prêt à envisager rapidement des évolutions, y compris législatives, afin de permettre à la France de continuer à œuvrer en faveur de la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux. S'agissant de la situation en Ukraine, le parquet national antiterroriste, compétent en la matière, est pleinement mobilisé et a ouvert, à ce jour, 7 enquêtes préliminaires, confiées à l'OCLCH, des chefs de crimes de guerre matérialisés par des atteintes volontaires à la vie et à l'intégrité psychique, des attaques délibérées contre des personnes civiles ne prenant pas part aux hostilités, des privations délibérées de biens indispensables à la survie de personnes civiles et /ou des attaques délibérées contre des biens à caractère civil, des vols, destructions et détériorations de biens. La France fait par ailleurs partie des 41 Etats ayant renvoyé la situation en Ukraine au Procureur de la Cour pénale internationale : le 2 mars 2022, ce dernier a annoncé l'ouverture d'une enquête portant sur toute allégation de crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou génocide commis en Ukraine depuis le 21 novembre 2013. A ce titre, la coopération avec la Cour pénale internationale en vue du rassemblement et du partage d'informations et d'éléments de preuve, de l'audition des victimes et témoins, ainsi qu'en vue de l'arrestation et de la remise des accusés à la Cour est indispensable et constitue la pierre angulaire de la lutte contre l'impunité.  Cette coopération entre la France et la Cour pénale internationale est dense, fluide et de qualité. A titre d'exemple, sur les dix dernières années, la Cour pénale internationale a adressé un peu plus de 230 demandes d'entraide judiciaire à la France, laquelle, réciproquement, a sollicité la coopération de la Cour près de 60 fois. Les autorités françaises mènent également plusieurs actions ayant pour objet de renforcer encore davantage l'action de la Cour pénale internationale, que cela soit via la signature d'outils de coopération, tel l'accord de coopération en matière d'exécution des peines signé le 11 octobre 2021, que par la mise à disposition de personnel et notamment d'un magistrat et d'enquêteurs français afin de soutenir les enquêtes du Bureau du Procureur de la Cour. Enfin, lors de sa présidence du Conseil de l'Union Européenne, la France a œuvré à la révision du mandat d'Eurojust, afin de lui permettre de récolter, stocker et analyser des preuves de crimes de guerre. A l'issue d'intenses discussions, la modification du règlement d'Eurojust (2018/1727), adoptée le 25 mai 2022 permet désormais à l'agence Eurojust d'étendre ses missions et de constituer un maillon essentiel au niveau européen dans le recueil et le traitement des preuves de crimes de guerre. Les éléments de preuve récoltés pourront ainsi utilement venir nourrir les enquêtes nationales mais aussi celles de la Cour pénale internationale.

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