Avis n° 710 (2014-2015) de M. Dominique de LEGGE , fait au nom de la commission des finances, déposé le 29 septembre 2015

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N° 710

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2014-2015

Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 septembre 2015

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des finances (1) sur le projet de loi , ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE APRÈS ENGAGEMENT DE LA PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE , autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l' accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement ,

Par M. Dominique de LEGGE,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Michèle André , présidente ; M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général ; Mme Marie-France Beaufils, MM. Yvon Collin, Vincent Delahaye, Mmes Fabienne Keller, Marie-Hélène Des Esgaulx, MM. André Gattolin, Charles Guené, Francis Delattre, Georges Patient, Richard Yung , vice-présidents ; MM. Michel Berson, Philippe Dallier, Dominique de Legge, François Marc , secrétaires ; MM. Philippe Adnot, François Baroin, Éric Bocquet, Yannick Botrel, Jean-Claude Boulard, Michel Bouvard, Michel Canevet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Carcenac, Jacques Chiron, Serge Dassault, Bernard Delcros, Éric Doligé, Philippe Dominati, Vincent Eblé, Thierry Foucaud, Jacques Genest, Didier Guillaume, Alain Houpert, Jean-François Husson, Roger Karoutchi, Bernard Lalande, Marc Laménie, Nuihau Laurey, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Hervé Marseille, François Patriat, Daniel Raoul, Claude Raynal, Jean-Claude Requier, Maurice Vincent, Jean Pierre Vogel .

Voir le(s) numéro(s) :

Assemblée nationale ( 14 ème législ.) :

3039 , 3058 et T.A. 585

Sénat :

695 , 701 et 702 (2014-2015)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES FINANCES

Réunie le mercredi 29 septembre 2015 sous la présidence de Mme Michèle André, présidente, la commission des finances du Sénat a procédé à l'examen du rapport pour avis de M. Dominique de Legge sur le projet de loi n° 695 (2014-2015) autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l'accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement , transmis par l'Assemblée nationale, dans le texte n° 702 (2014-2015) issu des travaux de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

Sans revenir sur l'opportunité du choix du Gouvernement de ne pas autoriser l'exportation des bâtiments de projection et de commandement (BPC) alors que les sanctions prononcées par l'Union européenne à l'encontre de la Russie n'imposaient pas juridiquement cette décision, la commission des finances a estimé que les accords du 5 août 2015 ont le mérite de mettre fin à une affaire au coût diplomatique certain et qui présentait des risques financiers importants.

En effet, un contentieux aurait exposé la France et les industriels concernés au risque de se voir condamnés, au terme d'une longue et coûteuse procédure, au versement de fortes pénalités . Les BPC n'auraient pu être revendus avant la conclusion de ce contentieux, alors que les frais de gardiennage et d'entretien se seraient accumulés et leur valeur marchande amenuisée au fil du temps.

Néanmoins, il est faux de soutenir, comme le fait le Gouvernement, que la France et ses industriels ne subiront « aucune perte » du fait de ces accords grâce la revente des BPC à l'Égypte .

Hors revente des BPC, l'État supportera une perte financière d'environ 1,1 milliard d'euros, qui se traduira en 2015 par un effet négatif sur le solde budgétaire de 556,7 millions d'euros .

Si l'accord de principe trouvé avec l'Égypte se concrétise effectivement, le reversement au budget général d'une fraction du produit de la vente des BPC pourrait finalement ramener le coût pour l'État à un montant compris entre 200 millions d'euros et 250 millions d'euros .

Le montant final de cette perte est amoindri par le refus du Gouvernement d'indemniser les industriels pour l'intégralité du préjudice subi , manque à gagner compris. La perte subie par les industriels français , principalement DCNS, pourrait s'établir, selon les modalités d'indemnisation pour l'instant proposées par Coface, à environ 150 millions d'euros .

Par ailleurs, le choix du Gouvernement de permettre une entrée en vigueur de l'accord faisant l'objet du présent projet de loi dès le jour de signature et sa décision d'accepter la demande russe d'un paiement immédiat de l'indemnité convenue constituent une entorse aux règles constitutionnelles et une atteinte aux droits du Parlement .

En conséquence, la commission des finances n'a pas souhaité donner un avis favorable au présent projet de loi .

Eu égard au fait accompli devant lequel est placé le Parlement et aux conséquences qu'aurait le rejet du présent projet de loi, la commission des finances s'en est remise à la sagesse du Sénat .

EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

La commission des finances du Sénat s'est saisie pour avis du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l'accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, adopté en première lecture par l'Assemblée nationale.

L'objet de cet avis étant d'évaluer les conséquences financières de la rupture de l'accord avec la Russie, il ne sera procédé qu'à un rapide rappel des faits, votre rapporteur pour avis renvoyant pour un exposé approfondi des aspects diplomatiques de cet affaire au rapport sur le présent projet de loi fait par notre collègue Robert del Picchia au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat 1 ( * ) .

Les bâtiments de projection et de commandement (BPC) constituent un « fleuron de la construction navale française » et « combinent, sur une plate-forme unique, les fonctions de porte-hélicoptères, d'hôpital, de transport de troupes, de mise en oeuvre de moyens d'assaut amphibie et enfin de commandement. Ils sont conçus pour répondre à des missions multiples telles que : la projection de forces par voie aérienne ou maritime ; la conduite d'opérations de projection de forces par voie aéroportée et/ou maritime depuis un poste de commandement de niveau opératif embarqué ; le soutien aux forces déployées et l'assistance aux populations civiles » 2 ( * ) .

La marine nationale dispose de trois BPC de classe Mistral, produits par la société française DCNS : le Mistral, le Tonnerre et le Dixmude, respectivement entrés en service en 2006, 2009 et 2012.

En 2009, la Russie s'était déclarée désireuse d'acquérir de tels bâtiments.

Le 25 janvier 2011, un accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement a été signé.

En conséquence, un contrat prévoyant la fourniture par DCNS de deux BPC a été signé le 10 juin 2011 entre DCNS et la société russe ROSOBORONEXPORT (ROE). La livraison d'un premier BPC devait intervenir en novembre 2014 et celle d'un second BPC en novembre 2015. Une coopération avec les industriels russes était prévue ainsi que des transferts de technologie.

Le contrat comportait également une option pour la fourniture de deux autres BPC, qui auraient alors été construits en Russie mais auraient comporté pour environ 400 millions d'euros de matériel français.

Pour compléter ce contrat, la Russie a passé commande de la batellerie destinée à être emportée par les BPC, soit quatre chalands de débarquement du type CTM-NG réalisés par STX à Lorient pour le compte de DCNS, et de deux engins de débarquement amphibie rapides (EDAR), conçus par CNIM sur la base de son modèle L-CAT (Landing Catamaran).

Au total, le prix devant être réglé par la Russie s'élevait à 1,2 milliard d'euros, dont 893 millions d'euros ont versés à titre d'avance à DCNS.

En raison de la crise ukrainienne, le Gouvernement français n'a pas délivré à DCNS l'autorisation d'exportation que celle-ci sollicitait pour pouvoir livrer le premier BPC, dont la construction avait suivi le calendrier prévu. Cette livraison n'est donc pas intervenue et un refus de licence d'exportation de ce matériel militaire est implicitement né le 25 juin 2015, du fait du silence gardé par l'administration. Une décision explicite de refus de la licence d'exportation a ensuite été prise le 4 août 2015 concernant le second BPC, à la veille de la signature des accords réglant le différend avec la Russie.

En effet, la France et la Russie ont décidé en février 2015 d'engager des négociations pour aboutir à un règlement négocié. Celui-ci prend la forme de deux accords intergouvernementaux, signés concomitamment le 5 août 2015 :

- l'accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l'Accord du 25 janvier 2011 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, qui reconnaît la pleine propriété des bâtiments à la « Partie française », affirme la renonciation mutuelle à toute forme de recours entre les deux Gouvernements et abroge également l'accord de 2011 ;

- l'accord sous forme d'échange de lettres sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l'accord du 25 janvier 2011, qui fait l'objet du présent projet de loi.

Ce dernier accord prévoit le versement par le Gouvernement français au Gouvernement russe de la somme de 949,7 millions d'euros à titre d'indemnité. Selon le Gouvernement, cette somme correspond pour 893 millions d'euros aux avances versées par la Russie au titre du contrat et pour le solde, soit 56,7 millions d'euros, à des frais exposés par la Russie (formation des équipages et développement de matériels spécifiques destinés aux BPC).

En contrepartie, la France se voit reconnaître la possibilité de revendre ces deux bâtiments, à condition que les matériels militaires russes qui y avaient été intégrés aient bien été restitués à la Russie et sous réserve d'en informer préalablement cette dernière. Selon l'annonce du Président de la République du 23 septembre dernier, les deux BPC devraient ainsi être rachetés par l'Égypte.

L'accord comporte également des stipulations destinées à prémunir les parties contre les risques de dissémination des technologies partagées dans le cadre de l'accord de 2011 ainsi qu'une clause d'exonération de responsabilité à l'égard des tiers, privant ceux-ci de tout droit à indemnisation.

Si l'accord trouvé cet été avec la Russie présente le grand mérite de mettre fin, dans des conditions acceptables pour les deux parties, à une affaire au coût diplomatique certain et qui présentait des risques financiers très importants, il n'en demeure pas moins que la procédure suivie est très contestable et que le Gouvernement tend à enjoliver le bilan financier pour l'État et les industriels français.

I. LA PROCÉDURE SUIVIE : LA MÉTHODE DU FAIT ACCOMPLI

La Constitution prévoit que certains engagements internationaux sont soumis au Parlement avant leur ratification ou leur approbation. La liste en est donnée par son article 53, qui dispose notamment que les engagements internationaux qui « engagent les finances de l'État [...] ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi ».

L'accord sur lequel porte le présent projet de loi engage bien les finances de l'État en prévoyant le versement par la France de 949,7 millions d'euros à la Russie. L'exposé des motifs du présent projet de loi précise d'ailleurs que « cet accord est soumis au Parlement en vertu de l'article 53 de la Constitution ».

Le même article dispose que les accords devant être soumis au Parlement « ne prennent effet qu'après avoir été ratifiés ou approuvés ». Or le présent accord prévoit une entrée en vigueur à la date de signature, soit le 5 août.

Cette entrée en vigueur immédiate est confirmée par l'étude d'impact qui indique que « le présent accord a été signé à Moscou le 5 août 2015 et est entré en vigueur à la date de sa signature », sans que le Gouvernement ne relève de contradiction dans le fait de soumettre au Parlement un accord censé avoir déjà pris effet.

Le présent accord comporte donc au moins une stipulation contraire à la Constitution et la validité de son entrée en vigueur immédiate est évidemment contestable, les normes constitutionnelles restant, en droit interne français, supérieures aux conventions internationales.

La question de savoir si le Parlement peut régulièrement approuver un tel accord reste ouverte. Qu'aurait décidé le Conseil constitutionnel s'il avait été saisi préalablement au titre de l'article 54 de la Constitution ? Que déciderait-il, si, le présent projet de loi ayant été adopté, il était saisi a posteriori au titre de l'article 61 de la Constitution ? L'adoption du présent projet de loi aurait-elle pour effet de valider rétroactivement cette entrée en vigueur prématurée ?

Votre rapporteur pour avis ne peut que regretter que le Gouvernement ait choisi de régler une affaire particulièrement sensible et aux vicissitudes déjà nombreuses par des moyens à la sécurité juridique aussi douteuse.

Il conteste en outre la méthode consistant à mettre le Parlement devant le fait accompli.

En effet, en réponse à une exigence de la partie russe et en se prévalant de ce que l'accord prévoyait une entrée en vigueur immédiate, le Gouvernement a versé à la Russie, le jour même de la signature, soit le 5 août 2015, l'intégralité de la somme convenue.

Or, bien qu'il le prévoie, l'accord n'a pas pu prendre effet avant son approbation. Le paiement effectué au profit de la Russie était donc dénué de base légale.

Votre rapporteur pour avis s'interroge sur le fait qu'un comptable public ait accepté de procéder à un paiement de près d'un milliard d'euros sur le fondement d'un accord international qui ne pouvait constitutionnellement pas produire d'effets de droit.

Quand bien même aurait-il admis que l'accord ne pouvait entrer immédiatement en vigueur, le Gouvernement n'était pas en droit d'en faire une application provisoire. Comme le souligne le guide de légistique élaboré par le Conseil d'État et le secrétariat général du Gouvernement, l'application provisoire d'un accord est « à proscrire en toute hypothèse, d'une part, lorsque l'accord peut affecter les droits ou obligations des particuliers, d'autre part, lorsque son entrée en vigueur nécessite une autorisation du Parlement ».

En acceptant de considérer que le présent accord entrait en vigueur dès sa signature et en procédant immédiatement au versement de la somme convenue, le Gouvernement a dépouillé la procédure d'autorisation parlementaire de son sens. Quelles seraient les conséquences d'un rejet du présent projet de loi par le Parlement ? Le Gouvernement continuerait-il à soutenir que l'accord est déjà entré en vigueur ? À quelle date faudrait-il considérer qu'il cesse de produire des effets de droit ? Réclamerait-on à la Russie le remboursement de l'indemnité versée ?

Votre rapporteur s'interroge donc sur le choix dont dispose véritablement le Parlement.

II. LE COÛT POUR L'ÉTAT ET LES INDUSTRIELS FRANÇAIS : UNE COMMUNICATION GOUVERNEMENTALE TROMPEUSE

A. L'IMPUTATION BUDGÉTAIRE DE L'INDEMNITÉ VERSÉE À LA RUSSIE

La totalité de l'indemnité prévue par l'accord passé avec la Russie, soit 949,7 millions d'euros, a été réglée à partir du programme 146 « Équipement des forces » de la mission « Défense ».

Ce programme a ensuite bénéficié du rattachement de 893 millions d'euros par fonds de concours à la suite du reversement à l'État des sommes que DCNS avait reçues de son client.

Le Gouvernement indique que le solde, soit 56,7 millions d'euros, sera rendu au programme lors de la fin de gestion 2015, selon une modalité qui reste à déterminer.

Votre rapporteur pour avis, qui a déjà dénoncé l'opacité des mesures budgétaires de fin de gestion et la part excessive prise par la mission « Défense » dans le financement de la solidarité interministérielle, restera vigilant quant à la compensation pour le ministère de la défense d'une dépense qui lui est imposée alors qu'elle est parfaitement étrangère à sa mission.

Il s'interroge d'ailleurs sur la régularité de l'imputation sur le programme 146 de cette dépense.

En effet, aux termes de l'article 7 de la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF), « une mission comprend un ensemble de programmes concourant à une politique publique définie ». Or l'indemnité versée à la Russie ne se rattache pas à la politique publique de défense, et ne peut donc s'imputer sur un programme de la mission « Défense ».

On observera au surplus que si l'accord porte bien sur des équipements militaires, l'indemnité ne peut même s'analyser comme constituant, même indirectement, une dépense d'équipement des forces françaises, les BPC n'étant pas affecté au ministère de la défense et leur propriété restant à DCNS.

Le choix du programme 146 pour effectuer le portage financier de l'accord conduit à relever artificiellement les dépenses et les ressources de la mission « Défense » et donc la lisibilité de l'effort budgétaire que consent la France pour sa défense.

B. L'INDEMNISATION PARTIELLE DES INDUSTRIELS FRANÇAIS

1. Une indemnisation encore en négociation

Coface, entreprise privée cotée, propose, pour le compte et avec la garantie de l'État, des polices d'assurance couvrant les risques à l'exportation des entreprises françaises 3 ( * ) . Elle perçoit à ce titre une rémunération de la part de l'État.

Dans ce cadre, DCNS et CNIM avaient souscrit une police d'assurance Coface « risque de fabrication » afin de se prémunir de la perte que l'interruption du contrat garanti laisserait à leur charge, à l'exclusion de toute perte de marge.

Cette police couvre notamment le cas où l'interruption du contrat résulterait de la survenance d'un « Acte ou décision du gouvernement français ou de l'Union européenne tel qu'interdiction d'exportation des biens ou des services ou réquisition des biens en cours de fabrication ».

En l'espèce, le refus par l'État d'accorder les licences d'exportation des BPC a constitué un fait générateur de sinistre au titre des polices d'assurance en cause. DCNS et CNIM sont donc couverts par Coface des pertes résultant de la non-livraison des navires.

Le préjudice indemnisable est constitué, d'une part, par la différence entre les dépenses engagées pour l'exécution du contrat jusqu'à la date de constitution du sinistre et les sommes perçues au titre du contrat garanti et, d'autre part, par les dépenses exposées par l'assuré en raison de l'interruption du contrat, notamment les coûts d'entretien et de gardiennage des biens faisant l'objet du contrat (coûts « post-sinistre »).

Ces préjudices ne sont en principe indemnisés qu'à raison de la quotité définie dans la police d'assurance, soit 95 %.

L'État a décidé de porter cette garantie à 100 % pour les coûts de construction, la quotité restant pour l'instant à 95 % s'agissant des coûts « post-sinistre ».

Ces derniers correspondent essentiellement aux frais d'entretien et de gardiennage des BPC, qui s'élèvent à environ deux millions d'euros par mois. S'y ajoutent les frais correspondant au démontage et à la restitution des matériels russes installés sur les bateaux.

En raison de l'absence de prise en charge du bénéfice perdu, l'assureur et l'industriel doivent s'accorder sur le montant des coûts de construction et donc sur celui de la marge.

Le désaccord actuellement en voie de règlement porte essentiellement sur la part des frais généraux à prendre en compte dans les coûts de construction des BPC, la différence d'appréciation entre Coface et DCNS s'élevant encore à environ 56 millions d'euros. Suivant l'issue des négociations, la marge non indemnisée, et donc la perte pour DCNS, pourrait varier entre 90 millions d'euros et 146 millions d'euros.

L'indemnisation des industriels français devrait, selon des estimations encore provisoires, coûter au total environ 1 milliard d'euro à l'État. Coface a déjà versé à DCNS et CNIM des avances sur indemnités pour soulager leur trésorerie. DNCS a ainsi perçu 893 millions d'euros rapidement après avoir effectué un versement du même montant au profit du budget de l'État au titre du remboursement à la Russie des avances versées.

Les sous-traitants intervenant pour la construction des BPC et de leur batellerie sont directement et intégralement réglés par leur donneur d'ordre, DCNS ou CNIM.

STX France et les autres sous-traitants sont ainsi réglés au fur et à mesure de la réalisation de leurs prestations. Le choix ayant été fait d'achever la construction des BPC et de leur batellerie, ils ne subiront pas de perte du fait de la cessation de l'accord avec la Russie.

2. La communication trompeuse du Gouvernement

Sous la rubrique « Conséquences économiques et sociales », l'étude d'impact annexée au présent projet de loi explique laconiquement que l'accord avec la Russie « n'a pas de conséquence économique pour les industriels français, qui bénéficient d'une couverture de la Coface, ni par conséquent en termes d'emploi, étant entendu que les deux BPC ont d'ores-et-déjà été achevés par DCNS ».

Il faudrait donc considérer que la perte de la marge que DCNS devait réaliser grâce à la vente des BPC « n'a pas de conséquence économique » pour cette entreprise, de même que le manque à gagner lié à la non poursuite du contrat qui prévoyait la construction de deux BPC supplémentaires.

Pourtant, la perte totale pourrait en réalité s'élever à 150 millions d'euros ( cf. infra ), soit une somme suffisamment significative pour invalider l'étude d'impact fournie par le Gouvernement.

L'accord avec la Russie stipule que les préjudices à l'égard des tiers qui pourraient naître de l'application de l'accord « n'ouvrent droit à aucun droit à indemnisation ». L'étude d'impact du présent projet de loi explique que « cette clause est destinée à prévenir l'éventuel développement de contentieux de la part de sociétés commerciales affectées par la non-livraison des navires ou d'autres tiers qui pourraient s'estimer victimes d'un préjudice ».

Elle précise cependant que sa portée est « limitée : d'une part, elle exclut uniquement l'indemnisation des préjudices directement nés de l'application du présent accord et, d'autre part, la Fédération de Russie a fait son affaire de la répartition entre les sociétés russes intéressées de la somme versée par la France au titre de l'accord ici en cause et les sociétés françaises intéressées ont bénéficié d'une couverture de leur préjudice par la COFACE ».

Cette clause n'aurait donc « pas pour effet de les priver d'un droit à indemnisation » et serait dès lors « conforme à la Constitution et respecte les droits protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment par son article 13 et par l'article 1 er de son premier protocole ».

Or il apparaît clairement qu'une partie du préjudice subi par DCNS et CNIM du fait des décisions du Gouvernement français n'a pas été indemnisée par la Coface car elle n'était pas couverte par la police d'assurance.

Même si elle est exclue des garanties Coface, la perte de leur marge n'en constitue pas moins un préjudice réel pour les industriels, dont ils pourraient demander réparation auprès de celui qui l'a causé. L'article 1149 du Code civil dispose ainsi que « les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé ».

Dès lors que la clause d'exonération de responsabilité de l'accord a bien pour effet, contrairement à ce qu'affirme contre toute évidence l'étude d'impact, de priver les sociétés concernées d'un droit à indemnisation, la conformité de l'accord à la Constitution et à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme est contestable. Ce constat est encore vrai après l'annonce de la revente des BPC à l'Égypte, dont le produit revient à Coface ( cf. infra ).

C. LE FLOU ENTRETENU SUR LES CONSÉQUENCES BUDGÉTAIRES DE L'INDEMNISATION DES INDUSTRIELS

1. Des informations contradictoires quant à la temporalité des conséquences budgétaires pour l'État

Lors de son audition par la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale le 8 septembre 2015, Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale a affirmé : « On dit que cette opération va impacter le budget de l'État, la COFACE bénéficiant elle-même d'une contre-garantie de la part de l'État. Cependant, cela va l'impacter non pas comme une dépense, mais comme une moindre recette, au titre des sommes excédentaires que la COFACE reverse chaque année à l'État. Cette moindre recette ne sera supportée que lorsque la revente aura été effectuée et que le sinistre aura été constaté, peut-être en 2016 ou en 2017. »

La Coface a, quant à elle, expliqué à votre rapporteur pour avis que l'essentiel des indemnités dues aux industriels correspondant aux coûts de construction des BPC et de leur batellerie, soit un montant provisoirement estimé à un milliard d'euros, sera versé avant la fin de l'année 2015 et s'imputera sans délai sur le compte de l'État. La moindre recette serait donc supportée par le budget de l'État sur l'exercice 2015.

Cette analyse est partagée par votre rapporteur pour avis et lui a été confirmée par le Gouvernement.

Il faut toutefois rappeler que l'indemnisation des frais de gardiennage, d'entretien ainsi que des frais nécessaires à la revente des navires s'effectuera pour partie en 2016.

2. Une bien réelle dégradation du solde budgétaire de l'exercice 2015

Pour bénéficier des garanties publiques gérées par la Coface, les entreprises concernées versent des primes venant abonder le compte « État » de Coface, strictement séparé de l'actif propre de cette dernière.

Les indemnités dues en cas de sinistre sont prélevées sur ce même compte qui doit conserver un encours suffisant pour couvrir les engagements souscrits par Coface pour le compte de l'État.

L'encours du compte « État » de Coface s'élevait au 31 décembre 2014 à 4,3 milliards d'euros. En cas de déficit ramenant cet encours à un niveau trop bas, l'État est appelé en garantie et abonde le compte du montant nécessaire. En cas d'excédent, un reversement peut être effectué au profit du budget général, constituant une recette non fiscale de l'État. En 2014, les garanties publiques gérées par la Coface ont été excédentaires pour la vingtième année consécutive et ont permis à l'État d'enregistrer une recette de 725 millions d'euros.

L'exportation des BPC et de leur batellerie était couverte par la Coface au titre des garanties publiques. L'indemnisation versée aux industriels français est donc prélevée sur le compte de l'État.

Alors que la loi de finances pour 2015 prévoit dans les recettes non fiscales de l'État un reversement de la Coface de 500 millions d'euros, la gestion 2015 des garanties publiques devrait, d'après les informations communiquées à votre rapporteur pour avis, être déficitaire d'environ 200 millions d'euros, en raison du sinistre résultant de la rupture du contrat avec la Russie. Si les réserves constituées sont largement suffisantes pour absorber ce déficit, en revanche aucun reversement ne sera réalisé au profit de l'État.

Par rapport aux prévisions, l'indemnisation des industriels contribuera donc à aggraver le déficit budgétaire de l'État en 2015 de 500 millions d'euros.

3. Une communication préjudiciable à Coface

Bien que gérant les garanties publiques à l'exportation pour le compte de l'État, Coface n'est pas une société publique. Elle a été privatisée en 1994 avant de devenir en 2006 une filiale à 100 % de Natixis et d'effectuer en 2014 son retour à la bourse de Paris.

Dès lors, la communication du Gouvernement affirmant que les pertes subies par les industriels français du fait de la rupture du contrat d'exportation des BPC étaient couvertes par Coface, sans jamais préciser que cette indemnisation était en réalité prise en charge par l'État, a pu induire en erreur les investisseurs ou, à tout le moins introduire une certaine confusion.

Il convient ainsi de noter que l'étude d'impact du présent projet de loi présente les modalités d'indemnisation des industriels mais n'évoque à aucun moment le fait que la Coface agit pour le compte de l'État. Ceci est particulièrement préjudiciable pour une société cotée, qui fait donc appel à l'épargne publique.

Coface a ainsi été conduite, de manière répétée, à rappeler publiquement qu'elle n'intervenait dans l'affaire des Mistral que pour le compte de l'État et ne subirait aucune conséquence financière de ce fait.

La confusion entretenue par le Gouvernement était d'autant plus dommageable pour les actionnaires que, durant l'été 2015, a été annoncé le transfert à la Banque publique d'investissement (BPI) de la gestion des garanties publiques, provoquant une chute de près de 20 % du cours de l'action Coface.

D. LA REVENTE DES BPC À L'ÉGYPTE : L'ILLUSION D'UNE « OPÉRATION BLANCHE »

Le 23 septembre dernier, le Président de la République a annoncé s'être entretenu avec le chef de l'État égyptien et s'être accordé avec lui sur « le principe et les modalités de l'acquisition par l'Égypte des deux bâtiments de projection et de commandement de classe Mistral ».

Au moment où votre rapporteur pour avis conclu ses travaux, le contrat de vente des BPC n'a pas encore été signé, les matériels russes devant encore être restitués.

Toutefois, selon les informations recueillies par votre rapporteur pour avis, le prix devrait se situer entre 950 millions d'euros et 960 millions d'euros.

La livraison du premier BPC devrait intervenir cinq mois après la date d'entrée en vigueur du contrat et serait suivie de la livraison du second BPC trois mois plus tard, soit, selon des estimations raisonnables, respectivement fin mars et fin juin 2016.

L'essentiel du prix serait payé par moitié à ces deux échéances, une avance devant être versée à DCNS pour les dépenses que l'industriel doit engager, notamment les coûts d'adaptation. Selon les informations transmises à votre rapporteur pour avis, l'Égypte n'aurait pas fait appel à un financement français pour cette opération. Il convient de rappeler que l'acquisition par l'Égypte, décidée en février 2015, de 24 Rafales, d'une frégate multi-missions FREMM et de divers autres armements a, pour une large part, été financée par un emprunt contracté auprès d'un pool de banques françaises et assuré auprès de Coface, avec la garantie de l'État.

La part du prix correspondant strictement à la vente des BPC et à celle de leur batellerie serait perçue par Coface, en compensation des indemnités versées aux industriels français. Cette somme, de l'ordre de 850 millions d'euros, viendrait abonder le compte Coface de l'État, qui devrait, selon les prévisions, dégager un assez large excédent, donnant lieu à un reversement au budget général au titre de l'exercice 2016.

DCNS percevrait le prix correspondant aux prestations complémentaires prévues au contrat, notamment la formation des équipages égyptiens ainsi que l'adaptation et le soutien des bateaux.

En revanche, il serait pour l'instant exclu de reconstituer, grâce à ce nouveau contrat, la marge perdue par DCNS du fait de la rupture du contrat conclu avec la Russie, contrairement à ce qu'espérait l'industriel.

Votre rapporteur pour avis ne peut que se réjouir de cette vente rapide, qui s'effectue à un prix raisonnable. Il y aurait eu de grands inconvénients à conserver durablement ces bateaux à quai, en raison de frais d'entretien estimé à deux millions d'euros par mois et de la perte de valeur marchande liée à l'obsolescence progressive des matériels.

En revanche, il ne peut souscrire à l'idée que cette revente permettrait de réaliser une « opération blanche », contrairement à ce qu'affirme le Gouvernement.

En effet, à l'issue du conseil des ministres du 23 septembre dernier, Stéphane Le Foll, porte-parole du Gouvernement a indiqué : « je vais réfuter totalement ce qui a été annoncé par certains, qui consisterait à dire qu'il y aurait là une perte qui serait liée à cet accord ».

Le Président de la République a ensuite lui-même déclaré que la revente des deux BPC n'entraînerait « aucune perte financière ».

Le rapprochement entre les 949,7 millions d'euros réglés à la Russie à titre de dédommagement et le montant quasi-identique de la revente des BPC à l'Égypte, pour être frappant, n'en est pas moins trompeur.

L'État a certes versé 949,7 millions d'euros à la Russie, mais a reçu 893 millions d'euros de DCNS et supportera sur son patrimoine propre une perte d'un peu plus d'un milliard d'euros au titre de l'indemnisation des industriels français, soit un coût total provisoirement estimé à 1,1 milliard d'euros. Or, si l'accord avec l'Égypte se concrétise, l'État récupérera via Coface une fraction du produit de la vente des BPC dont on peut provisoirement estimer qu'elle se situera entre 850 millions d'euro et 900 millions d'euros, le prix de la formation des marins et des quatre années de soutien prévues au contrat revenant à DCNS. La perte totale pour l'État pourrait donc être comprise entre 200 millions d'euros et 250 millions d'euros.

Bilan financier et budgétaire pour l'État (provisoire)

(en millions d'euros)

* Indemnisation des industriels français

** Part de la Coface dans la vente des BPC à l'Égypte après déduction des indemnités restant à verser

Source : commission des finances du Sénat

S'agissant des industriels, demeure la perte de la marge sur le contrat avec la Russie, soit, selon les modalités d'indemnisation pour l'instant défendues par Coface, environ 150 millions d'euros.

*

Votre commission des finances estime que si la décision du Gouvernement sera moins préjudiciable aux finances publiques que ce que l'on aurait pu craindre lors du dépôt du projet de loi en raison de l'accord qui se profile avec l'Égypte, il n'y a pas lieu d'occulter la réalité des conséquences financières pour l'État et les industriels.

Le Sénat étant conduit à se prononcer sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord conclu avec la Russie en vue de l'indemnisation de cette dernière, la commission des finances ne peut que déplorer la procédure retenue au regard des droits du parlement et des règles comptables et émettre les plus grandes réserves sur le bilan financier final de l'opération.

EXAMEN EN COMMISSION

Au cours d'une réunion tenue le mardi 29 septembre 2015, sous la présidence de Mme Michèle André, présidente, la commission a examiné le rapport pour avis de M. Dominique de Legge sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l'accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement.

Après un large débat, la commission a décidé de s'en remettre à la sagesse du Sénat.

Le compte-rendu de la réunion peut être consulté sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/finances.html

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

DCNS

- M. Hervé Guillou, président-directeur général ;

- M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques.

Coface

- M. Christophe Viprey, directeur des garanties publiques ;

- Mme Agnès Degoix, responsable du service « Sinistres ».


* 1 Rapport n° 701 (2014-2015).

* 2 Étude d'impact annexée au présent projet de loi.

* 3 La gestion des garanties publiques devrait être transférée à la Banque publique d'investissement au premier semestre 2016.

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