EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est appelé à examiner, en première lecture et en procédure accélérée 1 ( * ) , la proposition de loi n° 623 (2017-2018) et la proposition de loi organique n° 629 (2017-2018) relatives à la lutte contre la manipulation de l'information , adoptées par l'Assemblée nationale le 3 juillet 2018.

Votre commission des lois est saisie au fond de la proposition de loi organique n° 629 (2017-2018) et s'est saisie pour avis de la proposition de loi n° 623 (2017-2018), qu'il s'agisse de son titre I er , relatif aux dispositions modifiant le code électoral, et de son titre IV, relatif à l'application outre-mer, pour l'examen desquels elle a reçu une délégation au fond de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, mais également de son titre II bis , qui relève de sa compétence en matière de libertés publiques (encadrement et protection de la liberté d'expression sur Internet) et de droits civil et pénal (régime de responsabilités civile et pénale des intermédiaires techniques).

Déposées par notre collègue député Richard Ferrand et les membres du groupe La République en Marche et apparentés, respectivement les 16 et 21 mars 2018, soumises à l'avis du Conseil d'État au mois d'avril, sensiblement réécrites en commission au mois de mai puis en séance publique le 3 juillet dernier, ces deux propositions de loi ont pour objet de traduire la volonté du président de la République, exprimée lors de ses voeux à la presse le 3 janvier 2018 2 ( * ) , de « faire évoluer notre dispositif juridique pour protéger la vie démocratique de ces fausses nouvelles ».

La principale mesure consiste en la création d'un référé ad hoc, inspiré du référé créé par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), afin de faire cesser, en période électorale, la diffusion « des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » lorsque celles-ci sont diffusées sur Internet « de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée et massive ».

Une telle évolution pose ainsi la question de la protection accordée à la vérité, notamment en période électorale, et par contraste celle de la définition des mensonges interdits et des mensonges acceptables dans une société démocratique.

Si le phénomène des « fake news », de la manipulation des informations et de leur propagation virale a émergé avec les plateformes en ligne, et notamment les réseaux sociaux, les mensonges, les rumeurs et la diffusion d'informations biaisées émaillent depuis longtemps le débat public, particulièrement le débat politique.

C'est pourquoi certaines fausses allégations ou fausses informations sont d'ores et déjà réprimées, directement ou indirectement, par plusieurs dispositions de notre droit existant. Dès lors, pourquoi légiférer ? Quel vide juridique justifie l'examen en procédure accélérée de deux propositions de lois ?

Sans doute convient-il de mieux protéger le débat public démocratique face à la diffusion massive et numérique de fausses informations. Mais une telle protection passe-t-elle par la création, en France, d'un référé ad hoc pour faire cesser la diffusion de fausses informations souvent propagés par des intermédiaires anonymes situés à l'étranger ?

Sans doute convient-il également d'améliorer les dispositions existantes destinées à assurer la protection de la vie privée, de mieux prévenir et réprimer les atteintes à la sincérité d'un scrutin par un meilleur encadrement de certaines technologies d'influence sur les réseaux sociaux 3 ( * ) . Mais faut-il pour autant entraver la libre circulation d'informations en période électorale ? Et comment le juge des référés, juge de l'évidence, pourrait-il établir a priori qu'une telle « fausse information » est de nature à altérer la sincérité d'un scrutin qui n'a pas encore eu lieu ?

Les deux propositions de loi soumises à l'examen du Sénat apparaissent à contre-courant de la tradition juridique française d'encadrement des abus de la liberté d'expression, qui se caractérise par la définition d'infractions pénales précises et exemptes de toute ambiguïté. Elles apparaissent également contraires aux évolutions des jurisprudences française et européenne qui, en matière politique et particulièrement électorale, accordent de plus en plus une large place à la liberté d'expression, fut-elle polémique. Moment de liberté, la période électorale devrait-elle devenir désormais une période de censure ?

En raison des doutes sur l'efficacité des dispositions proposées mais également en raison des risques d'une atteinte disproportionnée à la liberté de communication que présente la principale disposition de la proposition de loi, il n'est pas apparu pertinent à votre commission de légiférer, de manière précipitée, sur ces deux textes.

Pour toutes ces raisons, votre commission des lois a considéré qu'il n'y avait pas lieu de délibérer sur la proposition de loi ordinaire n° 623 (2017-2018) et organique n° 629 (2017-2018) relative à la lutte contre la manipulation de l'information.

I. LES « FAKE NEWS », UN PHÉNOMÈNE DIFFICILE À COMBATTRE

Votre commission s'est interrogée sur la nature du phénomène que les propositions de loi entendent combattre et sur la pertinence de la création d'un nouveau dispositif juridique, au regard du droit existant.

A. LES « FAKE NEWS » OU LA MANIPULATION D'INFORMATIONS INEXACTES OU TROMPEUSES

La traduction française du terme « fake news » n'est pas aisée, non plus que la définition de son champ d'application.

D'un point de vue littéral, les « fake news » ne sont pas nécessairement des informations fausses mais plutôt des informations trompeuses. Dans une large acception du terme, des sites parodiques peuvent ainsi être susceptibles d'être qualifiés de « fake » .

Selon Mme Divina Frau-Meigs, professeure à l'Université Paris III Sorbonne-Nouvelle en sciences de l'information et membre du comité d'experts sur les « fake news » mis en place par la Commission européenne, entendue par votre commission et la commission de la culture 4 ( * ) , il serait ainsi préférable de parler de « désinformation » ou de « mal-information », au motif que le phénomène peut concerner des informations justes mais biaisées ou manipulées. D'autres universitaires préfèrent parler d'« infox », soit la contraction d'information et d'intoxication, ou d'« i nformations fallacieuses » 5 ( * ) .

1. Les « fake news », les rumeurs à l'heure des réseaux sociaux ?

Les sociologues ont rapproché l'analyse des « fake news » modernes de l'analyse des rumeurs, récurrentes dans le débat public depuis plusieurs siècles.

Selon l'analyse sociologique de la « consistance cognitive 6 ( * ) », les rumeurs ou les fausses informations diffusées sont d'autant plus acceptées par un individu ou un groupe qu'elles font « écho à des préjugés, des croyances ou des jugements déjà partagés 7 ( * ) ».

Certains modèles 8 ( * ) identifient qu'une rumeur peut ainsi naître de cinq mécanismes : l' omission de certains éléments (un fait avéré devient « fake » en raison de l'oubli de certains aspects), l' intensification d'autres éléments, la généralisation d'un message, l' attribution erronée de la source d'un message ou la « surspécification », soit l'ajout de détails faux au message initial.

Ancestrales, les rumeurs présentent néanmoins de nouvelles spécificités à l'heure des réseaux sociaux qui jouent un rôle non négligeable, non pas dans leur production mais dans leur propagation.

Plusieurs événements , le tremblement de terre au Japon en 2011, les attentats du marathon de Boston de 2013, ou encore l'attentat du 14 juillet 2016 à Nice ont ainsi donné lieu à l'apparition fulgurante de fausses informations à tendance complotistes sur certains sites Internet ou plateformes (Facebook, Twitter, etc .). L'analyse sociologique de ces rumeurs 9 ( * ) a démontré le rôle joué, malgré elles, par les plateformes dans la diffusion des fausses informations .

Un réseau social permet, en quelques minutes, de partager des milliers de fois une opinion ou allégation susceptible de toucher un grand nombre de personnes, que cette opinion ou allégation soit vraie ou fausse.

L'application à Twitter, par exemple, du modèle « fonctionnaliste » de la rumeur, évoqué précédemment, se révèle assez édifiante :

- la nécessaire brièveté du message - du tweet - restreint la somme des informations communiquées (omission) ;

- l'ajout d'un « hashtag # » contextualise le débat et permet de rattacher le message à une plus grande « conversation » (généralisation) ;

- la possibilité d'attribuer un message (@ Untel), même à tort, participe à légitimer ce message (attribution d'une source) ;

- la possibilité d'ajouter des photos accroît la visibilité du message (surspécification).

Surtout, l'intensification de la visibilité d'un tweet est possible par un simple retweet du message, et peut même être accrue en cas de « reconnaissance » en tant que « trending topic 10 ( * ) » sur la page d'accueil de Twitter. Plus des profils « réputés » « retweetent » un message, plus celui-ci apparaît crédible.

Les réseaux sociaux confortent également les « fake news » en raison des phénomènes dits de « bulle de filtrage » ou « bulles de filtres 11 ( * ) » : les modèles économiques des plateformes, qu'il s'agisse de réseaux sociaux comme Facebook ou de moteur de recherche comme Google, reposent en effet sur le profilage de l'utilisateur et la capacité de la plateforme à proposer à l'utilisateur des contenus en accord avec ses préférences (le retargeting ou la publicité contextuelle), au risque d'un renfermement idéologique : ce ciblage, à visée d'abord publicitaire, aboutit à créer une forme de « propagande individualisée » 12 ( * ) .

2. Les « fake news », un moyen au service d'une finalité

Les objectifs des producteurs de « fake news » sont très divers .

La plupart des « fake news » répondent en réalité à des finalités commerciales ou publicitaires . Les principaux producteurs et diffuseurs de « fake news » sont en effet des sites « appeaux à clics » qui visent à biaiser une information vraie afin d'attirer un maximum de vues sur leurs pages. Les contenus sensationnalistes, qui polarisent le débat, sont ainsi susceptibles d'attirer plus d'internautes.

En 2017, 1,7 milliard de publicités permettant de monétiser des fausses informations ou des informations biaisées ont été retirées par Google, qui a également fermé 100 000 comptes publicitaires d'éditeurs de sites pour les mêmes raisons.

Outre les sites publicitaires, les sites internet de certains courants politiques extrêmes peuvent également relayer des « fake news », des points de vue « orientés » sur l'actualité ou plus généralement des actualités présentées avec un angle conspirationniste : il s'agit, selon Philippe Mouron 13 ( * ) , de nouvelles « plus ou moins fausses, présentées comme vraies » ou encore d'« informations alternatives ». Ces informations concernent tant la politique que des faits divers locaux ou, le plus souvent, des théories scientifiques avec l'affirmation de contre-vérités scientifiques présentées comme des « controverses ».

Lors de ses voeux à la presse en janvier 2018, le président de la République, M. Emmanuel Macron, soulignait l'irruption dans le champ médiatique des « fake news » et la remise en cause de la figure du journaliste à l'heure où « la technologie et l'argent subviennent au manque de compétences et l'indifférenciation des paroles et des avis conduit à tout confondre ». Davantage que les fausses nouvelles ou les fausses informations, le président de la République ciblait les « stratégie[s] financée[s] visant à entretenir le doute, à forger des vérités alternatives, à laisser penser que ce que disent les politiques et les médias est toujours plus ou moins mensonger ».

Enfin, sur le même spectre des « fake news », se situent les phénomènes de « triche » électorale , avec la diffusion de fausses informations par des bots 14 ( * ) , des communautés militantes, ou encore par des « fermes 15 ( * ) » de faux comptes. Cette diffusion peut également être facilitée par l'achat de « faux » likes sur des réseaux sociaux afin de créer l'impression artificielle qu'un message est largement approuvé (il s'agit du phénomène dit d'astroturfing 16 ( * ) ).

Plusieurs élections nationales ont été récemment concernées par la diffusion massive de fausses informations, qu'il s'agisse de certaines élections en Amérique latine 17 ( * ) , du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, de l'élection présidentielle américaine 18 ( * ) ou même de l'élection présidentielle française avec la publication des « Macron leaks », quelques heures avant le second tour de l'élection, mêlant piratage de vrais emails et mise en ligne de documents fabriqués de toutes pièces. Il semble que des acteurs, principalement étrangers, ayant pour objectif d'influencer certains processus électoraux, mobilisent désormais tous les moyens à leurs dispositions, y compris la diffusion de fausses informations sur certaines plateformes numériques.

3. Les réseaux sociaux et autres plateformes en ligne, acteurs de la lutte contre la diffusion des « fake news »

Si la technologie mobilisée par les plateformes leur fait jouer un rôle dans la « fabrique sociale » de la rumeur , ces mêmes plateformes contribuent également à filtrer les rumeurs infondées en permettant, par les mêmes modes de diffusion, la propagation des messages de démenti ou d'infirmation .

Certaines études démontrent ainsi à la fois la rapidité d'une propagation d'une rumeur sur Twitter et la rapidité de sa disparition en cas de démenti officiel (voir courbe ci-après).

Courbe de temps de la rumeur de l'attentat 19 ( * ) de Nice

Source : Camille Alloing, Nicolas Vanderbiest, « La fabrique des rumeurs numériques.
Comment la fausse information circule sur Twitter ? », Étude précitée.

De plus, les algorithmes de ces plateformes peuvent être adaptés pour contrer les phénomènes de « renfermement idéologique » ou de mise en valeur de faux contenus.

Plusieurs actions ont ainsi été menées par Facebook peu avant les campagnes pour les élections présidentielles françaises et américaines et pourraient être intensifiées :

- identifier et supprimer les faux comptes ;

- réduire les incitations économiques en supprimant la possibilité de sponsoriser des « clickbaits », qui sont des liens avec des titres sensationnels renvoyant vers d'autres sites internet (soit le coeur du modèle économique des « fausses informations » à visée commerciale) ;

- développer des partenariats afin de :

o renforcer l'éducation aux médias ;

o labelliser les sources fiables d'information ;

o faciliter le « fact-checking » d'actualités massivement diffusées sur les réseaux sociaux ;

o réduire la visibilité des informations « contestées » dans le fil d'actualités, en indiquant, au moment du partage de l'information contestée, l'existence de l'article « fact-checking » d'un média partenaire 20 ( * ) .

Toutes ces mesures permettent ainsi de « contextualiser » une information, au risque de faire assumer à une plateforme, acteur économique privé, un choix éditorial .

De même, Google adapte en permanence l'algorithme de son moteur de recherche afin de lutter contre certaines structures d'informations politiques ou de production de contenus à des fins commerciales, sans pour autant qu'il soit possible de déterminer quelles modifications algorithmiques sont réalisées en raison du secret industriel et commercial.


* 1 Le Gouvernement a engagé la procédure accélérée sur ces deux textes le 26 mars 2018.

* 2 Le discours est consultable à cette adresse : http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-a-l-occasion-des-v-ux-a-la-presse/

* 3 Par exemple, l'achat de faux comptes.

* 4 Le compte rendu de la table-ronde du 3 avril 2018 est disponible à cette adresse :
http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180402/lois.html#toc2

* 5 Ces deux termes ont été proposés par la commission d'enrichissement de la langue française.

* 6 Selon Michel-Louis Rouquette, le « syndrome de la rumeur » repose sur deux processus, la cohésion sociale et la consistance cognitive. Il définit la consistance cognitive comme « le fait que les individus cherchent préférentiellement à maintenir ou à rétablir la cohérence interne de leur système cognitif. Celle-ci est assurée lorsque les informations, les opinions ou les croyances afférentes à une situation particulière sont mutuellement compatibles. »

* 7 Voir Camille Alloing, Nicolas Vanderbiest, « La fabrique des rumeurs numériques. Comment la fausse information circule sur Twitter ? », Le temps des médias , n°30, 2018.

* 8 Michel-Louis Rouquette, « Le syndrome de la rumeur », Communications, volume 52 n° 1, 1990, pages 119-123.

* 9 Ibid.

* 10 Un trending topic (TT) met en lumière la popularité de certains termes sur le réseau social : générés régulièrement à partir d'un algorithme statistique, ils sont déterminés en fonction du nombre de comptes qui interagissent sur ce hashtag ou sur ce mot, du nombre de tweets mentionnant les dits mots ou encore de la vitesse d'évolution des tweets .

* 11 Selon l'expression d'Eli Pariser.

* 12 Cf. Francesca Musiani, sociologue au CNRS, spécialiste de l'architecture et de la gouvernance du Web.

* 13 Philippe Mouron, Une future loi pour lutter contre les fake news : Les difficultés d'une définition juridique , Revue européenne des médias et du numérique , IREC, 2018, n° 45, pp. 66-73.

* 14 Des logiciels-robots permettant à distance de répliquer massivement du contenu.

* 15 Il existe désormais une véritable industrialisation de la création de faux comptes ou de faux contenus : il s'agit de « click farms » situées le plus souvent dans des pays émergents.

* 16 Selon Fabrice Epelboin, l'astroturfing « englobe l'ensemble des techniques - manuelles ou algorithmiques - permettant de simuler l'activité d'une foule dans un réseau social ».

* 17 En 2016, l'informaticien Andrés Sepùlveda a révélé son implication dans plusieurs cas de fraude électorale, notamment au Mexique.

* 18 Cf. l'investigation américaine en cours sur la possible ingérence russe dans le hacking des emails d'Hilarry Clinton et la propagande russe en faveur de Donald Trump sur les réseaux sociaux.

* 19 Pendant l'attentat sur la promenade des anglais à Nice le 14 juillet 2016, des rumeurs évoquaient trois prises d'otage dans les hôtels Negresco et Méridien ainsi qu'au restaurant Buffalo Grill de Nice.

* 20 Quand un utilisateur de Facebook veut partager une publication contestée, un message d'alerte apparaît : « Avant de partager ce contenu, sachez que des organismes vérificateurs ont contesté sa véracité. »

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