V. LES DROITS VOISINS : QUELLLES PERSPECTIVES POUR LA PRESSE ?

A. LE LONG COMBAT DES ÉDITEURS

1. L'évolution du droit d'auteur des journalistes

Le droit moral et patrimonial des auteurs sur leurs oeuvres fait partie de la tradition juridique française, depuis l'adoption, en pleine période révolutionnaire, de deux lois (1791 et 1793).

Le droit d'auteur repose sur deux ensembles juridiques étroitement reliés :

- le droit international , matérialisé par la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886, dont les grands principes guident l'action de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) ;

- le droit national et maintenant européen . En France, le code de la propriété intellectuelle a consolidé en 1992 les lois du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique et du 3 juillet 1985 relative aux droits d'auteur et aux droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle.

Les journalistes bénéficient de l'ensemble des protections conférées par le droit d'auteur , sous réserve d'en respecter le critère d'originalité. Leur profession présente cependant des caractéristiques propres qui les différencient des autres auteurs : fréquence de la parution, obsolescence plus rapide des contenus, intégration le plus souvent au sein de publications périodiques dont la ligne éditoriale est fixée par le rédacteur en chef. Dans ce contexte, avant 2009 , ils étaient réputés avoir cédé à l'éditeur les droits d'auteur sur la première publication de leurs écrits, toute autre utilisation, en particulier dans le domaine numérique, devant faire l'objet d'un accord distinct.

Alors que, à la fin des années 2000, l'usage d'Internet se généralisait, suscitant des contentieux entre la profession et les éditeurs propres à nuire à la presse dans son ensemble, un consensus s'est fait dans le cadre des États Généraux de la Presse de 2008 et de la parution à sa suite du « Livre vert » en janvier 2009. L'article 20 de la loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, dite loi « HADOPI », a inséré une section 6 (article L. 132-35 à L. 132-45) au code de la propriété intellectuelle consacrée au Droit d'exploitation des oeuvres des journalistes . Le principe est que le journaliste cède à son employeur les droits d'exploitation de son travail, quel qu'en soit le support dans le cadre d'une « même famille cohérente de presse » (article L. 132-39), pour une durée limitée, la contrepartie étant le salaire du journaliste.

2. Les éditeurs de presse ne disposent actuellement d'aucun droit sur la reproduction et la diffusion des contenus
a) Des droits « voisins aux droits d'auteur » existent pour protéger certains intervenants

Actuellement, les « droits voisins » des droits d'auteur sont destinés à protéger trois catégories d'auxiliaires à la création : les artistes-interprètes, les producteurs (de phonogrammes et de vidéogrammes) et les entreprises de communication audiovisuelle. Ils correspondent à des droits nouveaux, historiquement constitués avec l'évolution de la technologie pour protéger les investissements consentis dans la conception de l'acte de création .

Les droits voisins

Les droits voisins du droit d'auteur sont attribués à des personnes physiques ou morales qui ont un rôle d'intermédiaire indispensable entre le créateur et son public . Reconnus depuis longtemps par le droit international, la loi du 3 juillet 1985 précitée a établi une liste limitative pour trois catégories distinctes : les artistes-interprètes, dont la prestation constitue un bien intellectuel, les producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle, afin de leur conférer des droits correspondants à leur investissement dans l'oeuvre.

L'article L. 211-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que « Les droits voisins ne portent pas atteinte aux droits des auteurs. En conséquence, aucune disposition du présent titre ne doit être interprétée de manière à limiter l'exercice du droit d'auteur par ses titulaires . » Sans organiser une hiérarchie entre droit d'auteur et droits voisins, les éventuels contentieux étant réglés par le juge, cet article consacré à la cohabitation de ces deux droits, sans rien retirer au droit d'auteur.

b) Les droits limités des éditeurs de presse
(1) Une absence de droits préjudiciable

Les éditeurs de presse ne font pas partie des bénéficiaires des droits voisins .

Ils ne disposent en conséquence que de faibles moyens juridiques pour faire valoir leurs droits et prévenir la publication d'articles parus sous leur responsabilité . Seul leur est reconnu un droit sur le titre de presse dans son ensemble, ou bien, article par article, en fonction du contrat passé avec le journaliste, dans des conditions très restrictives.

Les éditeurs doivent donc engager des contentieux multiples et coûteux contre les plateformes et les agrégateurs , ce qui n'est en pratique pas possible.

Un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) « Reprobel » du 12 novembre 2015 a encore fragilisé leur position, en précisant qu'ils ne disposaient d'aucun droit à une compensation dans le cas de la reproduction d'un article, le droit d'auteur appartenant exclusivement aux auteurs .

Cet état de fait ne semble plus adapté aujourd'hui , comme le relève Laurence Franceschini dans son rapport sur « Objet et le champ d'application du droit voisin des éditeurs de presse » , établi pour le Conseil Supérieur de la Propriété littéraire et artistique et remis en janvier 2018. « Le fait que les éditeurs de presse soient cessionnaires du droit d'auteur est insuffisant dans le monde numérique [...]. Tout d'abord, lorsqu'ils portent une affaire devant la justice, les éditeurs de presse doivent démontrer une chaîne de droit cohérente, c'est-à-dire que tous les auteurs ont cédé leur droit [...]. Ensuite, le droit d'auteur existant est insuffisant à protéger les publications de presse contre une copie massive compte [...]. Comment un éditeur pourrait-il démontrer que des centaines de milliers d'extraits automatiquement générés présentent une partie originale de l'article d'origine ? ».

(2) Une captation de la valeur au profit des agrégateurs de contenus

Cette situation prive en effet les éditeurs d'une source de revenus en constante augmentation , captée par les autres acteurs, qui en bénéficient sans avoir à engager des coûts pour concevoir des contenus de qualité.

Le Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (GESTE) estime le marché de la publicité numérique à 3,5 milliards d'euros en France en 2016, dont 2,4 milliards d'euros pour les seuls Facebook et Google. Selon une étude du cabinet Kurt Salmon, les éditeurs ne captent que 13 % de la valeur totale créée par le marché français de la veille et des agrégateurs de contenus sur l'Internet.

En dépit d'initiatives de Google pour associer - modestement - les éditeurs aux bénéfices, avec la création d'un « fonds Google » doté dorénavant de 150 M€ en Europe, ou bien de l'engagement de Facebook de faire bénéficier les éditeurs d'une partie significative des revenus générés par leurs articles, la question du partage de la valeur reste largement posée. Les articles de presse diffusés sur les réseaux sont en effet un puissant vecteur d'intérêt pour les lecteurs, qui accroissent la notoriété et les visites sur le site.

La simple insertion d'un hyperlien pointant vers un article contenu sur un site, en application d'une jurisprudence constante de la CJUE, n'est pas constitutive en elle-même d'un acte de communication au public, et participe d'ailleurs pleinement de la richesse d'Internet. Cependant, les techniques plus récentes (« snippets ») doublent ce lien d'une reprise, d'un extrait, ou de tout autre élément de nature à expliciter le contenu du lien . Or il apparait qu'une bonne partie des internautes se contente de cette information, sans éprouver le besoin d'aller cliquer sur le lien, et donc de visiter le site, qui par la suite ne peut monétiser ses contenus, sous forme d'abonnement ou de publicité.

(3) La place singulière des agences de presse

Les agences de presse sont les premières victimes de cette captation de la valeur, et ce pour trois séries de raisons :

- d'une part, elles mobilisent des coûts considérables pour obtenir des informations de qualité et s'adapter aux nouvelles exigences de l'Internet (photographies, vidéos, etc..) ;

- d'autre part, elles ne peuvent, en application de l'article 3 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, bénéficier de revenus publicitaires, le modèle devenu dominant avec l'avènement d'Internet ;

- enfin, les agences, qui fournissent des contenus aux éditeurs, sont les premières victimes des agrégateurs, qui, via les sites de leurs clients, mettent en avant leurs productions, sans que cette utilisation ne fasse l'objet d'une rémunération complémentaire.

(4) Des réponses nationales jusqu'à présent peu encourageantes

L'Allemagne et l'Espagne ont tenté de mettre en place des solutions de manière isolée. L'Allemagne, par la loi du 7 mai 2013, a adopté un droit voisin, immédiatement contourné par Google qui a menacé de ne plus indexer les éditeurs refusant de lui concéder une licence gratuite . En Espagne, une loi de 2014, pour parvenir au même résultat, a conditionné la reprise, même réduite, des contenus à la signature d'une licence avec les éditeurs. Google a refusé, et a immédiatement fermé « Google News » dans ce pays.

Les réponses apportées dans le cadre national n'ont donc pas porté leurs fruits, notamment en raison du poids dominant de quelques grandes sociétés , qui ont joué de leur pouvoir de marché pour éviter d'avoir à négocier avec des éditeurs qui avançaient en ordre dispersés, dépendants largement de la qualité de leur référencement.

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