EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le projet de loi qui est soumis en premier lieu à notre assemblée et renvoyé au fond à votre commission des lois vient réparer une anomalie française, notre Parlement étant le dernier des grandes démocraties occidentales à ne pas être doté d'un organe parlementaire ad hoc dédié au suivi ou au contrôle des services de renseignement.

L'action des services de renseignement représente pourtant un pan majeur de la politique gouvernementale. Le Parlement est resté à l'écart de ces questions autant par auto-censure au nom du domaine réservé du chef de l'Etat qu'en raison de l'extrême méfiance des services de renseignement. Milieu ouvert par excellence, le Parlement serait inapte à connaître de ces questions secrètes par nature.

Il est vrai que les modes habituels de fonctionnement d'un parlement ne permettent pas d'accéder à des informations classifiées « secret défense ». Dès lors, il est nécessaire de concevoir un organe resserré ad hoc, régi par les règles du secret défense.

Faisant le parallèle avec la commission consultative du secret de la défense nationale créée en 1998 pour jouer le rôle d'interface entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif, M. Bertrand Warusfel, professeur à Lille 2, a estimé que la délégation parlementaire pour le renseignement proposée par le projet de loi jouerait un rôle similaire entre le pouvoir exécutif et le Parlement.

Votre rapporteur a souhaité organiser des auditions communes avec notre collègue Serge Vinçon, président et rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Ayant ouvert ces auditions à l'ensemble des membres des deux commissions, plusieurs de nos collègues y ont assisté. De vrais dialogues ont pu ainsi se nouer.

Votre commission salue ce projet de loi qui constitue un premier pas vers la mise en place d'un suivi parlementaire des services de renseignement français. Sans remettre en cause l'équilibre du texte et soucieuse de préserver les conditions permettant que se tisse une relation de confiance entre les membres de la délégation et les responsables des services, sans laquelle la délégation ne pourra réaliser un travail efficace, votre commission vous proposera néanmoins plusieurs amendements ménageant à la délégation une plus grande liberté d'action, conforme au rôle de la représentation nationale.

I. UNE ANOMALIE FRANÇAISE SOULIGNÉE DEPUIS LONGTEMPS SANS LA RÉPARER

A. UNE MATIÈRE PARTICULIÈRE REQUÉRANT UN CONTRÔLE PARLEMENTAIRE ADAPTÉ

1. Un Parlement tenu à l'écart

Le Parlement français n'est pas en mesure actuellement de connaître de l'activité des services de renseignement.

Bien entendu, aucun texte n'interdit aux deux assemblées de s'y intéresser. Chaque année, l'examen de la loi de finances est l'occasion de dresser les grandes lignes des moyens financiers alloués aux services de renseignement. Les commissions permanentes peuvent interroger les ministres concernés et les séances de question au Gouvernement peuvent porter sur ces matières.

Toutefois, très rapidement, les instruments habituels du Parlement se heurtent aux limites du secret défense lesquelles sont infranchissables.

La loi organise elle-même l'étanchéité en prévoyant expressément que le Parlement n'est pas habilité à accéder à des informations soumises au secret.

L'article 5 bis de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose qu'une commission permanente peut convoquer toute personne dont elle estime l'audition nécessaire, réserve faite des sujets de caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat. L'article 6 de la même ordonnance dispose également que les commissions d'enquête sont habilitées à se faire communiquer tous documents de service, à l'exception de ceux revêtant un caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat.

En matière financière, les restrictions sont identiques 1 ( * ) . Ainsi, le contrôle de l'utilisation des fonds spéciaux échappe au Parlement.

Une solution intermédiaire a été trouvée avec la création de la commission de vérification des fonds spéciaux en 2002 (voir page 16) qui est une commission administrative majoritairement composée de parlementaires.

Toutefois, ce fut l'occasion pour le Conseil constitutionnel de marquer les limites du pouvoir du Parlement en matière de contrôle des services de renseignement. Dans sa décision n° 2001-456 DC du 27 décembre 2001 sur la loi de finances pour 2002, le Conseil constitutionnel a en effet censuré les dispositions selon lesquelles la commission de vérification des fonds spéciaux « reçoit communication de l'état des dépenses se rattachant à des opérations en cours et [peut déléguer] un de ses membres pour procéder à toutes enquêtes et investigations en vue de contrôler les faits retracés dans les documents comptables ». Le Conseil a considéré que « s'il appartient au Parlement d'autoriser la déclaration de guerre, de voter les crédits nécessaires à la défense nationale et de contrôler l'usage qui en a été fait, il ne saurait en revanche, en la matière, intervenir dans la réalisation d'opérations en cours ».

On remarquera que le Conseil constitutionnel considère cette commission comme un quasi-organisme parlementaire alors même qu'il s'agit d'une commission administrative.

2. L'utilité d'un suivi parlementaire des services de renseignement

L'instauration d'un suivi parlementaire des services de renseignement serait pourtant bénéfique au Parlement et aux services de renseignement.

Pour le Parlement, cela lui permettrait avant tout d'exercer sa fonction de contrôle sur un pan entier de l'action gouvernementale qui lui échappe sous le prétexte qu'il relèverait du domaine réservé du Président de la République ou du Premier ministre.

Les services de renseignement sont au coeur de l'action du Gouvernement en matière de sécurité intérieure et extérieure. Les bouleversements géopolitiques liés à la fin de la guerre froide n'ont pas diminué l'importance de ces services. Ils ont surtout modifié leurs objectifs et leurs modes opératoires. Les enjeux de sécurité intérieure et extérieure se confondent toujours plus, amenant les services de renseignement à traiter de la criminalité organisée ou du terrorisme et à travailler de plus en plus avec le pouvoir judiciaire.

La loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme a illustré cette tendance à la normalisation de l'action des services de renseignement afin de trouver un équilibre entre le maintien de leur efficacité et la préservation des libertés publiques.

Toutes ces évolutions rendent encore plus légitime et nécessaire la création d'un organe parlementaire chargé du suivi des services de renseignement.

Une conception abusive du domaine réservé de l'exécutif a trop longtemps tenu le Parlement à l'écart. Or, entre tout dire et ne rien dire, il y a une marge importante. Comme l'a confié M. Paul Quilès 2 ( * ) lors de son audition, on peut parler longtemps de renseignement sans jamais rien dire des opérations. La seule limite à la compétence du Parlement est celle tracée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 27 décembre 2001 précitée.

Il est important que le Parlement sache si l'action des services de renseignement est coordonnée, si les orientations stratégiques sont pertinentes et si les moyens alloués sont bien utilisés et à la hauteur des objectifs fixés.

Pour les services de renseignement, les avantages seraient également nombreux. Ces services souffrent d'une image négative et d'un manque de reconnaissance. Lorsque l'on parle d'eux, c'est le plus souvent à la suite d'une erreur. Les succès ne sont pas médiatisés. Toutefois, la part importante prise par les services de renseignement français dans la lutte anti-terroriste et le fait que la France ait été épargnée par les attentats depuis 2001 ont contribué depuis quelques années à revaloriser l'image de certains services comme la DST.

M. René Galy-Dejean, député et président de la commission de vérification des fonds spéciaux 3 ( * ) , témoigne 4 ( * ) qu'au fil du temps, les responsables des services de renseignement ont changé d'attitude vis-à-vis de l'action de la commission et sont venus à considérer que dans la mesure où ils n'avaient rien à se reprocher autant que cela soit connu et reconnu.

L'ensemble des dirigeants de ces services entendus par votre rapporteur ont d'ailleurs approuvé le principe de la création de la délégation parlementaire perçue comme un lieu sécurisé leur permettant d'établir un dialogue confiant avec des représentants de la Nation sensibilisés aux particularités de leurs services.

3. Le respect du secret-défense

En effet, un parlement peut connaître de l'activité des services de renseignement à la condition nécessaire de respecter le secret. Cette spécificité exclut de recourir aux instruments classiques du suivi parlementaire des activités de l'exécutif.

Seul un organe parlementaire spécifique dédié au suivi des services de renseignement et obéissant à des règles particulières de confidentialité peut permettre d'instaurer des relations de confiance avec les services.

Plus qu'une modalité de son fonctionnement parmi d'autres, la confidentialité des travaux d'un tel organe parlementaire est une condition de sa crédibilité et, en dernière analyse, de son efficacité.

Le secret de la défense nationale (extraits du rapport de la commission consultative du secret de la défense nationale 1998-2004)

« Les atteintes au secret de la défense nationale, telles qu'elles sont définies dans le code pénal en ses articles 410 et suivants, figurent sous le titre commun « d'atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation », aux côtés de la trahison, de l'espionnage, des atteintes aux institutions de la République ou à l'intégrité du territoire national, et des atteintes à la sécurité des forces armées.

Contrairement à une opinion courante qui voudrait réduire la notion de défense nationale à celle de défense militaire, le « secret de la défense nationale » s'applique à tous les domaines couverts par la définition qu'en donne l'ordonnance n° 59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense nationale. Aux termes de ce texte fondateur, la « défense » s'exerce, en tous temps et tous lieux ; elle concerne tous les secteurs d'activité : défense militaire du pays, mais aussi défense civile, sécurité intérieure, protection des activités financières, économiques ou industrielles, protection du patrimoine scientifique et culturel de la France.

Si la définition de la défense nationale fournie par l'ordonnance de 1959 est très large, le code pénal lui aussi, dans ses articles 413-9 et suivants donne du secret de la défense nationale une définition extensive. Peuvent également faire l'objet d'une classification, les informations de nature à nuire au secret de la défense nationale ou pouvant conduire à la découverte d'un secret de la défense nationale. Ainsi, quels que soient les différents découpages des attributions gouvernementales, plusieurs ministres, sous l'autorité du premier d'entre eux, sont toujours nécessairement comptables du secret de la défense nationale : Défense, Intérieur, Finances, Affaires étrangères, Justice, Recherche, Industrie...

Cette acception large de la notion de défense explique pourquoi, juridiquement dans le cadre des articles 413-9 et suivants du code pénal, il n'existe pas d'autre forme de secret que celui qualifié de « secret de la défense nationale ».

La classification des informations est de la responsabilité personnelle de chaque ministre concerné, directement ou par délégation.

La violation des règles qui organisent le secret de la défense nationale est sanctionnée par le code pénal, et plus précisément dans ses articles 413-9 à 413-12, qui définissent les éléments constitutifs de l'infraction et établissent le barème des peines encourues 5 ( * ) .

Cependant, le droit français ne fournit aucune définition ratione materiae des informations ou des objets qui peuvent ou doivent tomber sous le coup du secret de la défense nationale.

Le législateur n'a pas souhaité définir le champ du secret, dont les impératifs sont tels qu'il n'est ni souhaitable ni possible de dresser une liste exhaustive des matières concernées.

La décision de classification est matérialisée par l'apposition de tampons ou de marquages bien définis, destinés à traduire un niveau de classification : « Très Secret Défense », « Secret Défense », « Confidentiel Défense » 6 ( * ) .

Une fois un document classifié, son accès est limité à certaines catégories de personnes. Le corollaire de la classification est, en effet, l'habilitation des personnes. Il existe plusieurs niveaux de classification : il existe donc aussi plusieurs degrés d'habilitation. Les personnes habilitées ne peuvent pas avoir accès à des informations d'un niveau de classification supérieur à leur niveau d'habilitation.

Si le fait d'être habilité au bon niveau est une condition nécessaire pour avoir accès à une information classifiée, ce n'est pas une condition suffisante. Il faut encore que la personne en question puisse invoquer le « besoin d'en connaître ».

Tant qu'une information n'a pas été déclassifiée, les règles applicables à sa conservation et à sa protection continuent de s'appliquer. En effet, on l'a déjà souligné, le pouvoir de déclassification appartient exclusivement à l'autorité ayant procédé à la classification.

Une personne habilitée ne peut être « déliée du secret défense ». Même si c'était le cas, la personne en question ne pourrait faire connaître à un tiers ce qu'elle connaît au titre du secret défense, puisque cette tierce personne devrait elle aussi être habilitée et pouvoir invoquer le besoin d'en connaître, dans le cadre de la matière traitée par l'information classifiée ».

* 1 Voir l'article 57 de la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances.

* 2 Ancien ministre de la défense, ancien ministre de l'intérieur, ancien président de la commission de la défense de l'Assemblée nationale, ancien député, membre de la commission de vérification des fonds spéciaux.

* 3 Voir page 16.

* 4 Voir l'ouvrage « Circonstances et convictions » de M. René Galy-Dejean. Edition Numéris. Pages 127 et suivantes.

* 5 Article 413-10 - Est puni de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 € d'amende le fait, par toute personne dépositaire, soit par état ou profession, soit en raison d'une fonction ou

d'une mission temporaire ou permanente, d'un renseignement, procédé, objet, document, donnée informatisée ou fichier qui a un caractère de secret de la défense nationale, soit de le détruire, détourner, soustraire ou de le reproduire, soit de le porter à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.

Article 413-11 - Est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000€ d'amende le fait, par toute personne non visée à l'article 413-10 de :

- s'assurer la possession d'un renseignement, procédé, objet, document, donnée informatisée ou fichier qui présente le caractère d'un secret de la défense nationale ;

- détruire, soustraire ou reproduire, de quelque manière que ce soit, un tel renseignement, procédé, objet, document, donnée informatisée ou fichier ;

- porter à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée un tel renseignement, procédé, objet, document, donnée informatisée ou fichier.

* 6 Le décret n° 98-608 du 17 juillet 1998 relatif à la protection des secrets de la défense nationale définit les différents niveaux de classification et les modalités de la classification et de l'habilitation.

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