B. LES DISPOSITIONS INVALIDÉES : LA DERNIÈRE ÉTAPE DU DISPOSITIF DE « RIPOSTE GRADUÉE »

1. Le recours nécessaire à une juridiction pour prononcer une sanction portant atteinte à la liberté d'expression et de communication


• Dans sa décision, le Conseil constitutionnel n'a pas remis en cause la possibilité, pour une autorité administrative comme la HADOPI, de prononcer des sanctions. Le Conseil a rappelé, en effet, son « considérant de principe » 6 ( * ) selon lequel « le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle, ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission dès lors que l'exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis » , en particulier le principe de la légalité des délits et des peines et les droits de la défense.


• En revanche, en application de ces dispositions et en réponse au grief soulevé par les auteurs de la saisine, le Conseil s'est prononcé sur la nature de la sanction administrative prévue - à savoir notamment la suspension de l'accès à Internet - et sur la conciliation réalisée par le législateur entre deux droits constitutionnellement garantis :

- d'une part, l'objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle qui est poursuivi par la lutte contre les pratiques de contrefaçon sur Internet ; la propriété intellectuelle est définie comme « le droit, pour les titulaires du droit d'auteur et de droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle et de les protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France » ; depuis la décision rendue sur la loi DADVSI 7 ( * ) , le Conseil considère que ce droit figure au nombre des « domaines nouveaux » auxquels s'est étendu le champ d'application du droit de propriété, consacré par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ;

- d'autre part, la liberté d'expression et de communication , définie à l'article 11 de cette Déclaration : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » .

A l'appui de sa décision, le Conseil a rappelé la valeur « particulière et éminente » dans l'ordre constitutionnel de la liberté d'expression et de communication 8 ( * ) , qui est « d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés » .

Le Conseil n'a pas affirmé que l'accès à Internet entre dans le champ de ce droit constitutionnel, mais il a jugé que le droit à la liberté d'expression et de communication « implique » la liberté d'accès aux services de communication au public en ligne , « en l'état actuel des moyens de communication » , « eu égard au développement généralisé » d'Internet, et, enfin, du fait de « l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions » .

Pour autant, comme cela est souligné dans le commentaire de la décision : « la reconnaissance d'une telle liberté ne revient pas à affirmer, comme le soutenaient les requérants, que l'accès à Internet est un droit fondamental . Affirmer la liberté d'accéder à Internet ne revient pas à garantir à chacun un droit de caractère général et absolu d'y être connecté. La portée de la décision, sur ce point, consiste à affirmer que, « en l'état », les atteintes à la liberté d'accéder à Internet s'analysent, au regard de la Constitution, comme des atteintes à la liberté garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789. » 9 ( * )

En conséquence, le Conseil a considéré que le législateur ne pouvait pas, « quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions » et même dans le but de protéger les droits des créateurs, habiliter une autorité administrative à « restreindre ou empêcher l'accès à Internet des titulaires de l'abonnement et des personnes qu'ils en font bénéficier » , en avançant notamment que :

- la HADOPI, bien qu'étant une autorité indépendante, « n'est pas une juridiction » ; le fait que sa commission de protection des droits soit composée exclusivement de magistrats et soumise, dans son activité « répressive », aux exigences de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH), a donc été sans conséquence ;

- la compétence reconnue à cette autorité « n'est pas limitée à une catégorie particulière de personnes mais s'étend à la totalité de la population » ;

- ses pouvoirs « peuvent conduire à restreindre l'exercice, par toute personne, de son droit de s'exprimer et de communiquer librement, notamment depuis son domicile » ; ainsi la « pénétration au domicile » de ces sanctions leur en conféré un caractère de gravité particulier.

En définitive, le Conseil a estimé que seule une juridiction pouvait être habilitée à prendre des mesures portant une atteinte d'une telle nature à la liberté d'expression et de communication .


• En outre, le Conseil ne s'est pas contenté de ce grief pour censurer le dispositif de sanction prévu par la loi. Il a également examiné celui portant sur le respect de la présomption d'innocence et du principe selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait en matière de peines et de sanctions.

En application de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, qui prévoit que tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été reconnu coupable, une présomption de culpabilité en matière répressive ne peut être établie par le législateur qu'à titre exceptionnel , « notamment en matière contraventionnelle » et « dès lors qu'elle ne revêt pas de caractère irréfragable, qu'est assuré le respect des droits de la défense et que les faits induisent raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité » .

Le Conseil 10 ( * ) avait été amené à reconnaître cette exception en examinant le dispositif de responsabilité du titulaire de la « carte grise » prévu par l'article L. 121-2 du code de la route 11 ( * ) . Il l'avait alors admis à une triple condition :

- ce dispositif respecte les droits de la défense : la responsabilité pécuniaire du titulaire de la carte grise n'est qu'une présomption simple de faute qui peut être renversée « par la preuve de la force majeure ou en apportant tous éléments justificatifs de nature à établir qu'il n'est pas l'auteur de l'infraction » ; en outre, l'intéressé « ne peut être déclaré redevable pécuniairement de l'amende que par une décision juridictionnelle » prenant en considération les faits et ses facultés contributives ;

- il ne déroge pas au principe de responsabilité personnelle, puisqu'en l'absence « d'événement de force majeure tel que le vol de véhicule », le refus de l'intéressé d'admettre sa responsabilité personnelle ou, s'il n'est pas l'auteur des faits, son refus ou son incapacité d'apporter tous éléments justificatifs utiles « seraient constitutifs d'une faute personnelle » , qui s'analyserait comme « un refus de contribuer à la manifestation de la vérité » ou « un défaut de vigilance dans la garde du véhicule » ;

- la sanction n'apparaît pas disproportionnée, puisqu'elle n'a pas pour effet d'engager la responsabilité pénale du titulaire de la carte grise, que le paiement de l'amende encourue ne donne pas lieu à inscription au casier judiciaire et n'entraîne pas de retrait de points au permis de conduire.

Le Conseil constitutionnel a examiné, à la lumière de cette jurisprudence, le manquement à l'obligation de surveillance de l'accès à Internet par l'abonné qui constitue le fondement juridique du dispositif de « réponse graduée » mis en oeuvre par la HADOPI.

Rappelons que si seul le titulaire du contrat d'abonnement peut faire l'objet de sanction, la loi avait néanmoins prévu, dans son article 11 (article L. 336-3 du code de la propriété intellectuelle) que celui-ci pourrait se prévaloir de trois causes exonératoires de responsabilité . Ainsi, ne pouvait être prise de sanction à l'égard de l'abonné dans les cas suivants :

- s'il avait mis en oeuvre l'un des moyens de sécurisation de son accès à Internet « labellisé » par la HADOPI ;

- si l'acte de piratage est le fait d'un tiers ayant « frauduleusement » utilisé son accès à Internet ;

- en cas de force majeure.

En application de l'article L. 331-38 du CPI (article 5 de la loi), il revenait à l'abonné de produire, « à chaque stade de la procédure » , « tous éléments de nature » à établir la preuve de ces trois causes exonératoires et notamment que l'atteinte au droit d'auteur procède de la faute d'un tiers. Or, le Conseil a considéré qu'en opérant ainsi « un renversement de la charge de la preuve » , ces dispositions instituent, « en méconnaissance des exigences résultant de l'article 8 de la Déclaration de 1789, une présomption de culpabilité à l'encontre du titulaire de l'accès à Internet, pouvant conduire à prononcer contre lui des sanctions privatives ou restrictives de droit » .


En conséquence, si le Conseil constitutionnel a entouré de précautions fortes la possibilité de prononcer une sanction de suspension de l'accès à Internet, il n'a pas pour autant remis en cause le dispositif de lutte contre le « piratage » des oeuvres culturelles mis en place par la loi du 12 juin 2009 , fondé sur le signalement des actes de téléchargement illégal par les ayants droits et leur traitement par la HADOPI.

Il a même consacré, d'une certaine façon, la légitimité de la commission de protection des droits de cette Haute autorité, en dépit des dispositions invalidées, en considérant que :

- seul un rôle préalable à une procédure judiciaire lui est confié ; ainsi, le traitement des données à caractère personnel par les ayants droits et leur transmission à la commission de protection des droits « s'inscrivent dans un processus de saisine des juridictions compétentes » ;

- son intervention est justifiée, néanmoins, par l'ampleur des contrefaçons commises au moyen d'Internet et l'utilité, dans un souci de bonne administration de la justice, de limiter le nombre d'infractions dont l'autorité judiciaire sera saisie.

2. Les conséquences : ajuster la loi pour en assurer l'efficacité


• Sur les fondements rappelés plus haut, le Conseil constitutionnel a invalidé une partie des dispositions de l'article 5 de la loi, instituant le dispositif de « réponse graduée » confié à la HADOPI, c'est-à-dire la possibilité de transaction et, in fine , de sanction à l'encontre de l'abonné, soit par la suspension de son accès à Internet pour une durée de deux moins à un an, soit par l'injonction à mettre en place des moyens de sécurisation de son accès (articles L. 331-27 à 331-31 du code de la propriété intellectuelle). Ont également été supprimées, par coordination, les dispositions s'y rattachant, notamment celles prévoyant l'établissement par la Haute autorité d'un répertoire des abonnées faisant l'objet d'une suspension en cours de leur accès à Internet (les articles L. 331-33 et 331-34 et une partie des articles L. 331-36 et 331-37).

L'obligation de surveillance de l'accès à Internet par l'abonné a été validée par le Conseil constitutionnel, qui a considéré qu'elle avait été définie d'une façon suffisamment intelligible par le législateur : elle demeure ainsi le fondement de l'envoi des recommandations par la HADOPI en cas de manquement à cette obligation, même si ont été censurées, en revanche, au même article 11 de la loi (article L. 336-3 du CPI) les trois causes exonératoires de responsabilité dont pouvait se prévaloir l'abonné.


• Sans la possibilité, in fine , d'une sanction à l'encontre des internautes contrevenants, le dispositif dont la mise en oeuvre est confiée à la HADOPI est privé d'un maillon qui était de nature à en assurer la crédibilité et l'efficacité. Le caractère dissuasif et pédagogique de la sanction prévue - à savoir la suspension de l'accès à Internet - constitue en effet un élément important du dispositif de prévention du piratage de masse.

Or, après la décision du Conseil constitutionnel, il n'existe plus que :

- d'un côté, le dispositif préventif prévu par la loi du 12 juin 2009, qui permet l'envoi de messages d'avertissement aux abonnés, sur le fondement du manquement à l'obligation de surveillance de son accès à Internet ;

- de l'autre côté, les sanctions pénales encourues sur le fondement du délit de contrefaçon, à savoir des peines maximales de trois ans d'emprisonnement et 300 000 euros d'amendes.

Or, votre rapporteur avait souligné, à l'occasion de l'examen du projet de loi en octobre dernier, que ce cadre répressif prévu en cas d'atteinte au droit d'auteur ou aux droits voisins était disproportionné, inadapté et donc inefficace pour lutter « à grande échelle » contre le piratage des oeuvres culturelles sur Internet, compte tenu de l'ampleur prise par ce phénomène et du « profil » des internautes concernés. En effet, ces derniers, dans leur grande majorité, ne font pas du « piratage » une activité à fins lucratives, à la différence des importants contrefacteurs - trop peu nombreux cependant - qui ont été condamnés jusqu'à présent par le juge.

En renvoyant au juge, conformément à la décision rendue par le Conseil constitutionnel, la possibilité de prononcer une sanction pédagogique à l'encontre des internautes « signalés » par la HADOPI et préalablement sensibilisés par celle-ci, le projet de loi tend à insérer un « maillon » devenu manquant entre l'action préventive de la HADOPI et le cadre pénal ultra-répressif.

* 6 Cette orientation a été affirmée dans la décision relative aux pouvoirs de sanction de la commission des opérations de bourse (décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989), puis confirmée dans les décisions n° 97-389 DC du 22 avril 1997, n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000 et n° 2006-535 DC du 30 mars 2006.

* 7 Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006.

* 8 Comme le souligne l'analyse de la décision dans « Les Cahiers du Conseil constitutionnel ».

* 9 « Les Cahiers du Conseil constitutionnel », n° 27.

* 10 Décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999 sur la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs.

* 11 Aux termes de cet article, « le titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule est responsable pécuniairement des infractions à la réglementation sur le stationnement des véhicules ou sur l'acquittement des péages pour lesquelles seule une peine d'amende est encourue, à moins qu'il n'établisse l'existence d'un événement de force majeure ou qu'il ne fournisse des renseignements permettant d'identifier l'auteur véritable de l'infraction ».

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