Article 17 (art. 706-141 à 706-147 nouveaux du code de procédure pénale) Juridictions spécialisées en matière d'accidents collectif

Cet article crée des juridictions spécialisées pour les accidents collectifs.

1. Les spécificités du contentieux pénal lié aux accidents collectifs

Le rapport de la commission sur la répartition des contentieux étudie les questions posées à l'organisation judiciaire par les catastrophes, en matière de transport ou de risque technologique.

A cette fin, il reprend la définition juridique de la catastrophe donnée par la Chancellerie dans un guide méthodologique publié en 2004 : « un événement soudain, provoquant directement ou indirectement des dommages corporels ou matériels à l'égard de nombreuses victimes ayant pour origine ou pour facteur contributif une intervention humaine susceptible de recevoir une qualification pénale ».

L'objectif de cette réflexion est d'assurer le traitement le plus adéquat d'affaires présentant des difficultés spécifiques, en raison des domaines techniques abordés, qui doivent être maîtrisés par les magistrats afin de déterminer la chaîne causale ayant abouti à l'accident collectif.

Il s'agit d'affaires telles que l'incendie du tunnel du Mont-Blanc (mars 1999) ou l'explosion de l'usine AZF à Toulouse (2001). Ces affaires présentent en outre des spécificités d'ordre symbolique, en raison de leur retentissement médiatique et émotionnel, d'ordre économique, compte tenu des intérêts industriels et financiers en jeu, et d'ordre matériel, car le nombre de victimes peut être particulièrement élevé.

Un regroupement judiciaire peut donc paraître pertinent en la matière, à condition de ne pas limiter le champ de compétence aux accidents collectifs en matière de transport, comme le faisait la lettre de mission adressée à la commission Guichard. Cette commission a fort justement étendu la question à l'ensemble des catastrophes liées aux risques technologiques et à tout contentieux pénal lié à un accident collectif. Tous présentent en effet les mêmes caractéristiques :

- un nombre très élevé de victimes ;

- la nécessité de mener des expertises techniques complexes ;

- une forte charge symbolique, en raison du traumatisme de grande ampleur provoqué par l'accident.

En l'état actuel du droit, les règles de compétence territoriale en cas d'accident collectif sont celles du droit commun : la juridiction compétente est celle du lieu des faits, du domicile de l'auteur, de son lieu d'interpellation ou de détention. L'absence d'auteur identifié conduit en général à retenir la compétence de la juridiction du lieu des faits.

Or, une juridiction de petite taille n'a pas les moyens humains et matériels de prendre immédiatement en charge les victimes et de procéder à leur audition dans le cadre de l'instruction. Elle ne dispose pas des locaux nécessaires pour tenir les audiences lors du procès.

Votre rapporteur a d'ailleurs pu mesurer le considérable effort qu'a demandé au tribunal de grande instance de Toulouse l'organisation du procès de l'explosion de l'usine AZF, lors d'un déplacement dans cette juridiction en mars 2009, en tant que rapporteur pour avis des crédits de la justice et de l'accès au droit.

En outre, les spécificités de telles affaires justifient l'intervention de magistrats, familiers des services d'enquête spécialisés 95 ( * ) et des moyens d'expertise. La spécialisation des magistrats semble nécessaire au cours de l'enquête comme lors du jugement.

Aussi, la commission sur la répartition des contentieux a-t-elle recommandé la création d'une juridiction spécialisée par cour d'appel. Ces juridictions spécialisées pourraient être saisies, comme les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), en cas d'homicide ou de blessure involontaire, lorsque les faits apparaissent d'une grande complexité (soit technique, soit en raison du nombre de victimes).

Il s'agirait donc d'une compétence concurrente, préservant la possibilité de choisir une instruction en cosaisine au sein du pôle de l'instruction territorialement compétent. La commission estime en effet que « cette solution présente l'avantage de la souplesse et permet en tout état de cause de laisser saisir une juridiction de taille suffisante pour traiter de manière adaptée une catastrophe survenue dans son ressort . » 96 ( * )

Les juridictions spécialisées doivent être instituées par la loi, tandis que leur ressort est défini par décret.

2. Le dispositif proposé

Le Gouvernement n'a pas retenu l'organisation préconisée par la commission Guinchard - une juridiction spécialisée par cour d'appel, mais une spécialisation similaire à celle des JIRS. L'étude d'impact indique que « cette option paraît préférable compte tenu du nombre limité d'affaires susceptibles de justifier la saisine d'une juridiction spécialisée ».

Les JIRS, créées par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, ont été mises en place à compter du 1 er octobre 2004.

Au nombre de huit, leur ressort de compétence couvre plusieurs cours d'appel 97 ( * ) . Elles sont compétentes pour l'enquête, la poursuite, l'instruction et le jugement des délits et des crimes :

- en matière économique et financière, lorsque l'affaire est d'une très grande complexité (grand nombre d'auteurs, de complices ou de victimes, étendue du ressort géographique sur lequel les affaires s'étendent), les critères définis par la loi ayant été complétés par la circulaire du 2 septembre 2004 ;

- en matière de criminalité organisée dans les affaires d'une grande complexité.

Les critères définis par la loi ont été complétés par une autre circulaire du 2 septembre 2004.

Par ailleurs, deux pôles de santé publique (Paris et Marseille) disposent d'une compétence concurrente à celle de toutes les juridictions de métropole et d'outre-mer, pour les affaires concernant les produits de santé, les produits alimentaires et certaines atteintes environnementales (article 706-2 du code de procédure pénale).

L'article 17 du projet de loi crée, après l'article 706-140 du code de procédure pénale, un titre XXIX relatif à la procédure applicable en cas d'accident collectif et insère sept nouveaux articles dans le code.

Ces dispositions reprennent le schéma retenu pour les JIRS compétentes en matière de criminalité organisée (article 706-75 et suivants du code de procédure pénale).

Ainsi, le nouvel article 706-141 prévoit que la compétence territoriale d'un tribunal de grande instance peut être étendue au ressort d'une ou plusieurs cours d'appel pour l'enquête, la poursuite, l'instruction et le jugement des délits d'homicide involontaire (article 221-6 du code pénal), d'homicide involontaire commis par le conducteur d'un véhicule (article 221-6-1), ou de blessures involontaires (articles 222-19, 222-19-1, 222-20, 222-20-1), si l'affaire comporte une pluralité de victimes et si elle est ou apparaît d'une grande complexité .

Cette compétence s'étendrait aux infractions connexes. La liste et le ressort des juridictions comprenant une section du parquet et des formations d'instruction et de jugement spécialisées seraient fixés par décret.

Le nouvel article 706-142 prévoit qu'au sein de chaque tribunal de grande instance spécialisé, les chefs de cour désigneraient respectivement, après avis du procureur de la République et du président du tribunal de grande instance, un ou plusieurs magistrats du parquet, juges d'instruction et magistrats du siège chargés « spécialement » de l'enquête, de la poursuite, de l'instruction et du jugement des affaires relatives à des accidents collectifs.

Les chefs de cour procèderaient par ailleurs à la désignation des magistrats de la cour d'appel chargés spécialement du jugement des délits et du traitement des affaires d'accidents collectifs.

Sur le modèle de l'article 706-76, le nouvel article 706-143 précise que le procureur de la République, le juge d'instruction et la formation correctionnelle spécialisée du tribunal de grande instance exercent sur toute l'étendue du ressort de la juridiction spécialisée une compétence concurrente à celle qui résulte des règles habituellement applicables pour déterminer la compétence d'une juridiction .

La juridiction saisie demeurerait compétente, quelles que soient les incriminations retenues lors du règlement ou du jugement de l'affaire. Il s'agit d'éviter ainsi un va-et-vient entre juridictions dans l'hypothèse d'un changement de qualification de l'infraction au cours de la procédure. Cependant, le juge d'instruction devrait prononcer le renvoi de l'affaire devant le tribunal de police compétent si les faits constituaient une contravention.

Le nouvel article 706-144 définit, sur le modèle de l'article 706-77, les modalités de dessaisissement du juge d'instruction d'une juridiction de droit commun au profit de la juridiction spécialisée.

Ainsi le procureur de la République près un tribunal de grande instance non spécialisé pourrait-il requérir le juge d'instruction, pour une infraction entrant dans le champ d'application de l'article 706-141, de se dessaisir au profit de la juridiction d'instruction spécialisée. Le juge d'instruction aviserait les parties et les inviterait à lui faire connaître leurs observations. Il devrait rendre une ordonnance huit jours au plus tôt et un mois au plus tard à compter de cet avis.

Si le juge d'instruction décidait de se dessaisir, son ordonnance ne prendrait effet qu'après le délai de cinq jours prévu dans le texte proposé pour l'article 706-145 pour former appel de cette décision. Dans l'hypothèse d'un tel recours, le juge d'instruction demeurerait saisi jusqu'à ce que soit porté à sa connaissance l'arrêt de la chambre de l'instruction passé en force de chose jugée, ou celui de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Le procureur de la République devrait adresser le dossier de la procédure au procureur de la République près le tribunal de grande instance, spécialisé dès que l'ordonnance de dessaisissement est passée en force de chose jugée.

Le nouvel article 706-145 , reprenant les dispositions de l'article 706-78 définissant la procédure applicable en matière de criminalité organisée, prévoit que l'ordonnance du juge d'instruction peut être déférée, à la requête du ministère public ou des parties, dans les cinq jours de sa notification, soit à la chambre de l'instruction, si la juridiction spécialisée au profit de laquelle le dessaisissement a été ordonné ou refusé se trouve dans le ressort de la même cour d'appel, soit à la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Le ministère public pourrait également saisir directement la chambre de l'instruction ou la chambre criminelle de la Cour de cassation si le juge d'instruction n'a pas rendu son ordonnance dans le délai d'un mois.

L'arrêt de la chambre de l'instruction ou de la chambre criminelle serait porté à la connaissance du juge d'instruction et à celle du ministère public, et notifié aux parties.

Ces dispositions seraient également applicables à l'arrêt de la chambre de l'instruction lorsque celle-ci est directement saisie d'une demande de dessaisissement. En effet, au cours de l'instruction, il peut arriver que la chambre de l'instruction soit amenée à instruire elle-même un dossier. Dans un tel cas, la demande de dessaisissement doit être portée devant elle.

Le nouvel article 706-146 , reprenant l'article 706-79, permet aux magistrats des juridictions spécialisées de demander à des assistants spécialisés de participer aux procédures concernant les délits entrant dans le champ d'application de l'article 706-141. Le recours à des assistants spécialisés existe déjà en matière économique et financière, en matière de criminalité organisée et dans les pôles de santé publique.

L'article 706 du code de procédure pénale définit les conditions de désignation de ces assistants spécialisés, qui sont des fonctionnaires de catégorie A ou B, ou des personnes titulaires, dans des matières définies par décret, d'un diplôme sanctionnant une formation de niveau Bac + 4, qui remplissent les conditions d'accès à la fonction publique et justifient d'une expérience professionnelle d'au moins quatre années. Ces assistants suivent une formation préalable obligatoire.

Selon les indications du ministère de la justice, on comptait, au 31 janvier 2010, seize assistants spécialisés au sein des JIRS 98 ( * ) , où ils apportent principalement leur concours sur les dossiers économiques et financiers.

Enfin, le nouvel article 706-147 précise, sur le modèle de l'article 706-79-1, que le procureur général près la cour d'appel dans le ressort de laquelle se trouve une juridiction spécialisée anime et coordonne, en concertation tous les autres procureurs généraux du ressort interrégional, la conduite de la politique d'action publique.

La juridiction spécialisée en matière d'accidents collectifs serait donc saisie sur décision du procureur général lorsque les critères définis au nouvel article 706-141 (pluralité de victimes et grande complexité de l'affaire) sont réunis.

3. La position de votre commission

Le Syndicat de la magistrature a fait part à votre rapporteur de sa perplexité quant à la création de juridictions spécialisées en matière d'accidents collectifs, jugeant que la spécialisation entraîne un éloignement du juge. Sans exprimer d'hostilité absolue au dispositif proposé, ce syndicat a jugé que, si la tenue de grands procès pouvait être difficile pour de petits tribunaux -le procès de l'incendie du tunnel du Mont-Blanc ayant, par exemple, demandé des efforts colossaux au tribunal de grande instance de Bonneville- la création de « super-juridictions » aboutissait à des juridictions plus éloignées et souvent surchargées.

L'Union syndicale des magistrats a déclaré soutenir l'idée d'une spécialisation des magistrats en matière de grandes catastrophes, tout en se prononçant pour un pôle national unique ou des pôles régionaux en nombre très réduit, sur le modèle des pôles de santé publique. Elle a souligné que la création d'une dizaine de pôles, ou l'attribution aux JIRS existantes de la compétence en matière d'accidents collectifs, ne permettrait pas réellement la mise en oeuvre de la spécialisation, compte tenu du nombre globalement assez faible de dossiers à traiter.

Estimant que les débuts de l'enquête étaient déterminants, elle a considéré que, comme pour les pôles de santé publique, la spécialisation devait être automatique et immédiate, et non à la discrétion du magistrat initialement saisi.

L'ensemble des syndicats de magistrats ont, comme la commission sur la répartition des contentieux, insisté sur la nécessité de doter les juridictions spécialisées de salles d'audience assez vastes pour accueillir toutes les parties , en particulier les parties civiles, susceptibles d'être très nombreuses.

M. Serge Guinchard, reprenant la position de la commission sur la répartition des contentieux, a jugé peu adaptée la solution d'un pôle unique. Il a estimé que le lieu du jugement ne devait pas être trop éloigné du lieu de l'accident, le dépaysement pouvant entraîner une incompréhension parmi les parties civiles et la population locale. Il a expliqué qu'il serait ainsi difficile de juger à Paris l'accident aérien survenu au Venezuela en 2005 et ayant entraîné le décès de 161 personnes, dont 153 Martiniquais.

M. Stéphane Gicquel, secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d'accidents collectifs (FENVAC) a estimé que le nombre de juridictions spécialisées ne devrait pas être supérieur à deux, considérant que la proximité entre le lieu de la catastrophe et le lieu de jugement n'était pas impérative, alors qu'il est indispensable que chaque catastrophe soit traitée, dès le départ, par des magistrats et enquêteurs spécialisés. Cette spécialisation permet en effet aux magistrats de prendre très rapidement des mesures visant à préserver le site de la catastrophe de toute intervention susceptible d'effacer des indices qui peuvent se révéler déterminants pour la définition des causes de l'accident.

Votre commission considère que le principe d'une compétence concurrente entre la juridiction naturellement compétente et une juridiction spécialisée, comme le définit le projet de loi, constitue une solution équilibrée, apportant l'avantage de la souplesse.

Selon le texte proposé pour l'article 706-141, un décret fixera la liste et le ressort des juridictions spécialisées. Il ne s'agira donc pas d'un pôle unique.

Votre commission souhaite que le Gouvernement retienne une organisation interrégionale qui aboutirait à la création d'un nombre réduit de pôles, afin de favoriser une véritable spécialisation des magistrats et enquêteurs.

Elle a adopté un amendement de son rapporteur visant à modifier la numérotation du nouveau titre et des articles insérés dans le code de procédure pénale, pour tenir compte d'autres insertions intervenues depuis le dépôt du projet de loi au Sénat.

Votre commission a adopté l'article 17 ainsi modifié .


* 95 Comme le Bureau d'enquête et d'analyse pour la sécurité de l'aviation civile ou le Bureau d'enquête sur les événements de mer.

* 96 Rapport de la commission sur la répartition des contentieux, p. 282.

* 97 Leur découpage est défini par les articles D. 47-3 et D. 47-13 du code de procédure pénale.

* 98 Dont 13 issus du secteur public (10 inspecteurs des impôts, 2 inspecteurs des douanes, 1 agent de la Banque de France) et 3 anciens salariés du secteur privé.

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