B. DES OBJECTIONS D'ORDRE JURIDIQUE ET PRATIQUE

La proposition de loi constitutionnelle semble reposer sur le présupposé selon lequel le législateur serait le principal responsable de l'inflation normative à laquelle sont soumises les collectivités territoriales. C'est pourquoi son activité devrait être encadrée par des dispositions contraignantes destinées à limiter sa tentation de créer des normes nouvelles.

Or, comme l'a indiqué votre rapporteur, les sources de l'inflation normative sont nombreuses, le législateur n'étant qu'un acteur parmi d'autres. Il n'est donc pas certain que la mise en oeuvre des dispositions proposées tarirait le flux normatif.

Par ailleurs, l'adoption d'une contrainte ou d'une charge nouvelle peut être justifiée par un motif d'intérêt général. Sa vocation peut être le renforcement de certains droits ou des libertés publiques ou individuelles. Des dispositions apparaissant comme des contraintes pour les collectivités territoriales peuvent, à l'inverse, contribuer à simplifier la vie des entreprises ou des citoyens ou à mieux prendre en compte leurs intérêts dans l'action publique locale. Il en serait ainsi, par exemple, de l'obligation d'établir une étude d'impact pour toute délibération d'une assemblée locale.

Plus généralement, l'application de ces dispositions soulève une double difficulté : d'une part, d'ordre juridique, avec l'introduction de dispositions remettant en cause certains articles de la Constitution ; d'autre part, d'ordre pratique.

1. Les difficultés d'interprétation de la proposition de loi constitutionnelle

Certains termes utilisés à l'article 1 er de la proposition de loi constitutionnelle soulèvent, aux yeux de votre rapporteur, plusieurs interrogations quant à leur interprétation ou au périmètre qu'ils recouvrent.

Le terme « contrainte » recouvre plusieurs réalités : il désigne à la fois une contrainte étatique, une décision administrative préalable aux poursuites pour le recouvrement des impôts directs ou un acte de force 22 ( * ) . Il apparaît peu adapté pour qualifier une obligation pesant sur les collectivités territoriales. Par ailleurs, ainsi que l'a indiqué la direction générale des collectivités locales à votre rapporteur, toute loi a vocation à créer des effets juridiques contraignants qui s'imposent à l'ensemble des acteurs. Dès lors, l'article 1 er pourrait s'appliquer à l'ensemble des initiatives parlementaires et gouvernementales.

Le respect introduit à l'article 1 er de la suppression d'une contrainte ou d'une charge équivalente concomitamment à la création d'une contrainte ou charge supplémentaire nécessite la généralisation des études d'impacts aux propositions de lois mais également aux amendements, aussi bien parlementaires que gouvernementaux. Toute mesure nouvelle n'est pas toujours évaluable a priori . Son coût peut être lié à son application ou aux obligations qui découlent de la traduction réglementaire de dispositions ou de principes législatifs. D`autres obligations ont pour objectif la protection d'une liberté ou d'un droit, et visent à répondre à un objectif d'intérêt général qui s'impose à l'ensemble de la société. Il ne saurait à ce titre être compensé à l'euro près, ni même être soumis à une obligation de compensation. Enfin, certaines contraintes se traduisent par l'allongement d'un délai ou l'envoi obligatoire de documents. Dans ce cas, se pose la difficulté de supprimer une contrainte équivalente. En d'autres termes, se pose la difficulté pratique à apprécier le caractère équivalent d'une charge a fortiori si elle ne présente aucune incidence financière.

Il convient par conséquent de disposer d'outils tendant à s'assurer de la sincérité des évaluations incluses dans les études d'impact. Ce contrôle doit reposer sur des outils et des bases de données fiables et complètes pour pouvoir être effectif, mais également sur une procédure ou une instance capable d'en apprécier la sincérité. Aucun élément ne permet de savoir qui assurerait ce contrôle : les commissions des finances des assemblées, le CNEN ou une instance ad hoc , ce qui pourrait avoir des conséquences en matière d'allongement des débats parlementaires.

Plus généralement, l'article 1 er soulève la question des outils à la disposition du Parlement pour évaluer au plus juste la création d'une charge ou d'une contrainte supplémentaire pour permettre de la compenser par la suppression d'une contrainte ou d'une charge équivalente.

2. Une nouvelle règle de recevabilité qui se heurterait à d'autres dispositions constitutionnelles

Les dispositions proposées soulèvent des questions d'articulation avec plusieurs dispositions constitutionnelles existantes.

a) Une règle d'irrecevabilité contradictoire avec l'article 40 de la Constitution

L'article 1 er de la proposition de loi constitutionnelle introduit une nouvelle condition de recevabilité des initiatives parlementaires
- propositions de loi et amendements -, qui s'ajouterait à celles déjà existantes (articles 40, 41 et 45 de la Constitution) mais aussi aux initiatives gouvernementales.

En prévoyant un mécanisme de gage qui autoriserait la discussion d'une disposition créant une charge supplémentaire, l'article 1 er de la proposition de loi constitutionnelle créerait une contradiction avec l'article 40 de la Constitution.

Ce dernier dispose que « les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique ». Comme l'avait relevé notre ancien collègue, M. Philippe Marini 23 ( * ) , « la règle posée par l'article 40 constitue une limite objective à l'initiative des lois qui appartient aux parlementaires, en vertu de l'article 39 de la Constitution, ainsi qu'au droit d'amendement de ces derniers, consacré à l'article 44 de la Constitution. [...] Le Conseil constitutionnel a, dès 1978, affirmé le caractère «absolu» de cette limite, dont il a par ailleurs donné des éléments d'interprétation au travers de plusieurs décisions. » Toujours selon notre ancien collègue, « l'emploi du mot «charge» au singulier prohibe les créations ou aggravations mêmes compensées par la baisse d'une autre charge ou par l'augmentation des ressources publiques ».

La jurisprudence du Conseil constitutionnel est d'ailleurs constante sur le caractère absolu de l'interdiction de créer ou d'aggraver une charge publique par le biais d'une initiative parlementaire. On précisera que la notion de charge publique recouvre une réalité plus large que celle des dépenses stricto sensu imputées aux personnes publiques. Notre ancien collègue précisait qu'elle « comprend [...] les droits que des tiers détiennent sur ces personnes ou les compétences qu'elles exercent et les missions dont elles s'acquittent . » Une charge publique est constituée, au sens de l'article 40 de la Constitution, dès lors qu'elle est directe et certaine, ces critères n'étant pas forcément cumulatifs.

Ainsi, toute initiative parlementaire est irrecevable au regard de l'article 40 de la Constitution dès lors qu'elle crée ou aggrave une charge publique. La compensation d'une telle création ou aggravation, par la diminution d'une charge équivalente ou l'augmentation d'une ressource, est sans incidence sur la recevabilité.

Or, en vertu de l'alinéa supplémentaire introduit par l'article 1 er de la présente proposition de loi, une initiative parlementaire introduisant une charge ou une contrainte supplémentaire pour les collectivités territoriales serait recevable dès lors qu'elle serait gagée par la suppression d'une charge ou d'une contrainte équivalente, en termes de coût. En revanche, celles, identiques, mais applicables à d'autres personnes publiques, seraient déclarées irrecevables au regard de l'article 40 de la Constitution. Ainsi, deux dispositions identiques mais s'appliquant à différentes personnes publiques ne seraient pas soumises aux mêmes règles de recevabilité financière et ne subiraient pas le même sort, ce qui soulève un évident problème de cohérence.

Au surplus, paradoxalement, la règle de recevabilité prévue par la proposition de loi constitutionnelle serait moins protectrice des finances locales que l'article 40 de la Constitution, puisqu'elle permettrait d'imposer de nouvelles dépenses locales, à condition de les compenser.

En outre, certaines normes ayant une incidence financière sur les collectivités territoriales ne visent pas uniquement ces dernières mais tendent à s'appliquer à un ensemble plus vaste d'acteurs. Dès lors, faut-il comprendre que l'article 1 er de la proposition de loi constitutionnelle obligerait à compenser les charges pour les seules collectivités territoriales et non pour les autres personnes publiques concernées ?

Votre rapporteur s'interroge sur l'autorité qui serait chargée de l'appréciation de cette recevabilité. En effet, l'application des autres recevabilités des amendements relève, selon le règlement des assemblées, de la commission des finances de l'assemblée saisie ou de la commission permanente saisie principalement au fond. Cette nouvelle recevabilité obéirait-elle aux mêmes obligations ?

b) Des conséquences sur les compétences des collectivités territoriales au regard de l'article 72 de la Constitution

Au regard de l'article 72 de la Constitution, la rédaction de l'article 1 er de la proposition de loi constitutionnelle soulève des interrogations quant aux compétences qui pourraient être transférées aux collectivités territoriales.

En effet, ainsi que l'avait précisé notre ancien collègue, M. Philippe Marini, « sont incluses dans la notion de charge publique les compétences des personnes entrant dans le champ de l'article 40 de la Constitution. Aucun amendement parlementaire ne saurait donc attribuer des compétences nouvelles à une telle personne, que ces compétences soient générales ou prennent la forme d'une mission ponctuelle. »

Par conséquent, l'application de l'article 1 er tel qu'il est proposé n'aurait pas permis à votre commission, dans le cadre de la loi NOTRe 24 ( * ) , de confier aux régions une compétence en matière d'accompagnement des demandeurs d'emploi, sauf à supprimer une compétence régionale de charge équivalente. Ainsi, l'article 1 er reviendrait à figer les compétences des collectivités territoriales, sans permettre leur renforcement ou en empêcher tout débat sur l'opportunité de leur en confier de nouvelles.

On rappellera en outre que l'article 72-2 de la Constitution prévoit une compensation financière des transferts de compétences La compensation doit en revanche obéir à cinq principes : elle doit être intégrale, concomitante, garantie, contrôlée et, enfin, conforme à l'objectif d'autonomie financière inscrit dans la Constitution. Toutefois, cet article n'impose une réévaluation dans le temps en fonction du coût d'exercice des charges transférées ce qui reflète la nécessité de disposer d'évaluations pertinentes pour éviter toute compensation a minima .

3. Une initiative parlementaire bridée en matière de transposition de directive
a) Un droit d'amendement limité

En proposant de dissocier les projets ou propositions de loi de transposition de directives de ceux qui contiendraient les dispositions d'accompagnement de la transposition, l'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle tend à limiter, voire à interdire, dans le premier cas, le droit d'amendement tandis qu'il serait pleinement opérant dans le deuxième cas.

Or, en vertu d'une jurisprudence ancienne et constante du Conseil constitutionnel, le droit d'amendement du Parlement et du Gouvernement doit s'exercer « pleinement », sur le fondement du premier alinéa de l'article 44 de la Constitution. Ce droit est néanmoins soumis à trois irrecevabilités prévues aux articles 40 (recevabilité financière), 41 (domaine de la loi) et 45 (règle de l'entonnoir et interdiction des cavaliers législatifs).

L'article 2 interdirait le dépôt d'amendements ou, à tout le moins, encadrerait très sévèrement le droit d'amendement en raison de la nature du projet ou de la proposition de loi. Outre que cette disposition dérogerait directement à l'article 44 de la Constitution, selon lequel « Les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement », elle contraindrait le travail parlementaire en déniant toute possibilité au législateur, en fonction du domaine concerné, d'introduire des mesures qui iraient au-delà de ce que prévoit une directive européenne, pour des motifs d'opportunité juridique ou politique ou encore d'intérêt général.

À cet égard, l'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle est en contradiction avec une récente résolution européenne de notre Haute Assemblée en matière de transposition de directives.

La commission des affaires européennes du Sénat a récemment publié un rapport d'information de nos collègues son président Jean Bizet et de Simon Sutour 25 ( * ) , sur la proposition de révision de l'accord interinstitutionnel en matière d'études d'impact. La Commission européenne propose notamment que toute transposition de directives fasse l'objet d'une étude d'impact. Si le Parlement européen y est favorable, « les États membres y sont hostiles, estimant qu'une telle mesure reviendrait à limiter le droit des parlements nationaux à exercer leur pouvoir législatif. [...] L'article 288 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne précise, en outre, que la directive lie les États membres quant au résultat à atteindre mais laisse aux instances nationales les compétences quant à la forme et aux moyens. La forme même de directive pourrait donc être affectée par un tel encadrement, en contradiction avec les dispositions du Traité. Enfin, une telle option n'est pas sans poser des problèmes au regard de la subsidiarité et de la proportionnalité. » Cette position a fait l'objet d'une résolution européenne du Sénat du 20 novembre 2015 26 ( * ) .

Par ailleurs, si la transposition des directives est une des causes de l'inflation normative, en ce qu'elle est parfois utilisée, par le Gouvernement, comme vecteur de l'introduction de dispositions nouvelles et coûteuses pour les collectivités territoriales, une directive européenne peut être, dans certaines matières, moins protectrice que notre droit. Or, ainsi que l'ont rappelé nos collègues MM. Jean Bizet et Simon Sutour, une directive définit dans un domaine déterminé le cadre minimal commun à l'ensemble des États membres de l'Union européenne. Aucun État ne peut adopter une législation en-deçà de ce socle minimum. En revanche, il relève de la libre appréciation du législateur national 27 ( * ) d'adopter des dispositions allant au-delà d'une simple transposition, tout en veillant à ce que cette « surtransposition » volontaire soit proportionnée et réponde à un objectif d'intérêt général.

Votre rapporteur estime qu'il relève de la responsabilité du pouvoir politique d'apprécier l'opportunité d'aller au-delà d'une simple transposition . C'est d'ailleurs la ligne de conduite que s'était fixée notre collègue M. Hugues Portelli 28 ( * ) en tant que rapporteur du projet de loi relatif à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public, qui a proposé à votre commission des lois puis au Sénat, de limiter la « surtransposition » de la directive 2013/37/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, modifiant la directive 2003/98/CE concernant la réutilisation des informations du secteur public. Il a proposé de rester fidèle à l'esprit de la directive afin de ne pas créer des inégalités de traitement entre secteurs publics des différents États membres. Il revient ainsi aux parlementaires d'apprécier l'opportunité de se soumettre à une certaine discipline en matière de transposition de directives, ou bien de s'en écarter pour un motif d'intérêt général.

Votre rapporteur, tout en partageant l'objectif poursuivi par une telle disposition, demeure réservé quant au risque de stérilisation du débat parlementaire et démocratique que l'article 2 pourrait provoquer, même si telle n'est pas l'intention des auteurs de la proposition de loi constitutionnelle.

b) Un risque d'encombrement de l'ordre du jour parlementaire

Enfin, une stricte application de l'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle conduirait, lors de la transposition d'une directive, au dépôt de deux projets de loi ce qui pourrait engendrer un encombrement de l'ordre du jour parlementaire et nuirait à l'examen cohérent des textes.

Or les transpositions de directives doivent nécessairement s'accompagner des mesures d'accompagnement. En effet, la terminologie utilisée dans les actes législatifs européens est différente de celle des droits nationaux. C'est pourquoi toute transposition nécessite une réécriture, a minima , des dispositions de la directive ainsi que de mesures de coordination pour assurer son application en droit français. En d'autres termes, la stricte transposition d'une directive n'est ni possible, ni souhaitable.


* 22 « Vocabulaire juridique » de M. Gérard Cornu, Quadrige/Presses universitaires de France, 2 ème édition, janvier 2001.

* 23 Rapport d'information de M. Philippe Marini, fait au nom de la commission des finances, n° 63 (2013-2014), « La recevabilité financière des amendements et des propositions de loi au Sénat ».

* 24 Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

* 25 Rapport d'information de MM. Jean Bizet et Simon Sutour, fait au nom de la commission des affaires européennes, n° 84 (2015-2016), « Union européenne : mieux légiférer avec les Parlements nationaux ».

* 26 Résolution européenne sur la proposition d'accord interinstitutionnel relatif à l'amélioration de la réglementation.

* 27 Sauf pour les directives d'harmonisation maximale.

* 28 Rapport n° 93 (2015-2016) de M. Hugues Portelli, sur le projet de loi relatif à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public.

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