IV. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION : UN TEXTE INADAPTÉE QUI NE TRAITE PAS EN PROFONDEUR LA QUESTION POSÉE

Les fausses informations posent à l'évidence un défi à nos démocraties. Si le procédé n'est pas nouveau, les possibilités offertes par Internet, elles-mêmes démultipliées par des réseaux sociaux esclaves peut-être involontaires en la matière de leur modèle économique, font peser un risque avéré sur les processus électoraux et de manière générale sur toute parole publique ou autorisée.

Le Président de la République a fait le choix, porté par une proposition issue de sa majorité, de répondre par des dispositions législatives qui, c'est le moins que l'on puisse dire , suscitent de très fortes réserves . Votre rapporteure salue les efforts de réécriture réalisés par les députés.

Pour autant, votre rapporteure peut témoigner de l'incompréhension très générale que recueillent les dispositions les plus emblématiques de la proposition . Trois points en particulier sont plus préoccupants.

A. UN TEXTE POTENTIELLEMENT DANGEREUX

1. Un article premier qui pose un cadre inquiétant
a) Des définitions floues et contestées

Votre rapporteure ne peut que s'associer pleinement à la position de la commission des lois du Sénat sur l'article premier, qui concentre à lui seul la plupart des craintes exprimées lors des auditions .

Cet article, qui ouvre le texte, pose la base des concepts juridiques utilisés dans l'ensemble du dispositif, en particulier celui de « fausse information » . La rédaction finalement retenue à l'Assemblée nationale est la suivante : « Toute allégation ou imputation d'un fait inexacte ou trompeuse constitue une fausse information ». L'intensité des débats en séance à l'Assemblée nationale a, si besoin en était, souligné le manque de clarté des conditions de mise en oeuvre du référé, jusque dans ses éléments les plus constitutifs. D'ailleurs, la rapporteure de la commission des lois de l'Assemblée a multiplié les efforts pour parvenir à une définition satisfaisante de ce que l'on doit entendre par des « fausses informations ». Une telle définition ne figurait pas dans la version initiale, ce qui était à l'évidence une erreur. Le résultat auquel l'Assemblée nationale est parvenu ne donne pas plus satisfaction aux députés qu'à la ministre . Or cette notion irrigue l'ensemble du texte, et en constitue la base : le concept de « fausse information » apparaît dans le titre II (articles 5, 7 et 8) et au titre II bis (articles 9 et 9 bis ).

Sans revenir sur le caractère tautologique de la définition, adoptée après bien des difficultés et avec un soutien plus que mesuré de la ministre, il n'en reste pas moins que le cadre ainsi tracé ne permet en aucun cas de distinguer les différentes nuances de « fausse information » des simples erreurs, approximations, ou bien au contraire des informations tout à fait vraies mais dont on ne peut révéler les sources . Il ne paraît en réalité pas possible de ramasser en une définition un ensemble si large, complexe et mouvant.

La même remarque peut être faite sur le « contenu d'information se rattachant à un débat d'intérêt général » (article premier), également mentionné à l'article 8 bis . Les débats à l'Assemblée n'ont pas permis d'y voir plus clair sur ce qu'ils désignaient exactement.

b) Un juge contraint

Le juge devra se prononcer en 48 heures pour faire cesser la diffusion lorsque des « fausses informations, de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée par le biais d'un service de communication au public en ligne ».

Le dispositif ne s'attaque pas, ce qui aurait été du reste impossible, à l'origine de la nouvelle, mais aux canaux qu'elle emprunte . Signe que la proposition manque sa cible, toutes les auditions ont montré l'incompréhension que suscite cette mesure auprès des journalistes comme des professionnels du droit. Tous sont sceptiques sur l'efficacité de la mesure, tous soulignent le pouvoir exorbitant qui serait alors donné au juge, sur des critères extrêmement flous.

Dans d'autres États à la démocratie moins assurée, le pouvoir conféré au juge de faire cesser sans débat contradictoire la diffusion d'une information durant la période électorale constituerait une sérieuse entorse à la liberté d'expression. En effet, comment déterminer a priori une autorité légitime en mesure de dire ce qu'est la vérité ? Les réels risques pour la liberté d'expression que contient ce texte ne doivent pas conduire d'autres pays de s'en inspirer, tant il est vrai que les initiatives prises en France, pays des droits de l'homme, sont observées avec attention à l'étranger.

Il est probable que le juge du référé adoptera une approche prudente dans l'usage du pouvoir de déréférencement. Des exemples récents ont en effet montré que des informations en apparence fausses pouvaient s'avérer vraies. On peut en conséquence supposer que le juge n'en usera que dans les cas les plus manifestes, tellement manifestes en réalité que son intervention sera parfaitement superfétatoire . Il faut beaucoup de naïveté pour penser que les auteurs d'une manipulation à grande échelle, si manipulation il y a, ne répandront que des propos si outranciers qu'ils pourront aisément et en 48 heures être examinés et rejetés par le juge, ou bien useront de manière visible d'une diffusion artificielle par le biais de faux comptes.

A contrario , dans le cas de rumeurs plus complexes, portant sur des éléments difficiles à vérifier, le juge pourra décider de ne pas ordonner le déréférencement. Ce jugement ne constituera pas en droit un brevet de vérité sur la fausse information, mais ne manquera pas d'être utilisé tel quel par ses promoteurs. Le risque est donc grand d'aboutir à une procédure détournée et instrumentalisée, qui déstabiliserait encore plus l'élection, en donnant une publicité inédite à ces informations .

2. Des nouveaux pouvoirs reconnus au CSA d'un usage délicat et aux effets incertains

Dans le nouveau monde numérique « hyperconnecté » l'information est devenue une arme et tous les pays essayent de renforcer leur influence notamment en développant leur audiovisuel extérieur. L'émergence des médias du Golfe comme Al Jazeera dans les années 2000 nous avait déjà permis de réaliser que d'autres visions politiques pouvaient exister en dehors du monde occidental, quand ce n'est pas en opposition à ce monde.

Dès lors, il est difficile de croire que des dispositions juridiques renforçant les pouvoirs d'un régulateur national suffiront à enrayer des stratégies géopolitiques qui comportent des aspects politiques, économiques et militaires.

Sur le principe, on ne peut que se féliciter que le CSA puisse également « contrôler » ces chaînes étrangères et sanctionner des dérapages. Pour autant, on comprend également que le risque de représailles est réel et qu'il devrait rendre difficile l'emploi des sanctions à l'encontre des médias qui constituent le bras armé de puissances importantes.

Si on avait un doute sur ce risque de rétorsion, il suffirait de se remémorer que la mise en demeure de Russia Today le 28 juin dernier par le CSA a été immédiatement suivie par une mise en cause de France 24 par l'autorité de contrôle des médias russes Roskomnadzor.

Ce simple exemple illustre bien dans quelle mesure la lutte contre les fausses informations ne peut être distinguée de la définition d'une relation globale que notre pays souhaite conduire avec certaines puissances qui manient à la fois l'outil des coopérations (accueil des investissements, organisation de compétitions sportives internationales, développement de partenariats...) et celui de l'intimidation (soutien à des mouvements terroristes, organisation de manoeuvres de déstabilisation sur Internet ou dans les médias...).

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