B. LES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR SPÉCIAL
1. Une tension budgétaire particulièrement forte pour la mission en 2024 dans un contexte marqué par des évènements d'ampleur
En 2024, l'exécution budgétaire a été réalisée dans des conditions difficiles à l'échelle de la mission, et notamment s'agissant des programmes « Police nationale » et « Gendarmerie nationale ».
D'une part, bien que les crédits prévus en LFI pour ces programmes étaient en nette hausse10(*), les forces de sécurité intérieure ont dû faire face, en exécution, à la gestion d'évènements de grande ampleur dont l'impact budgétaire n'avait pas été programmé, en particulier la sécurisation des JOP et le rétablissement de l'ordre en Nouvelle-Calédonie. Cette situation aurait pu être partiellement évitée s'agissant du coût - prévisible - de la sécurisation des JOP.
D'autre part, dans un contexte de finances publiques dégradées, la mission « Sécurités » a en outre connu une annulation de 232 millions d'euros de crédits par le décret du 21 février 202411(*), dont 134 millions d'euros pour la police nationale et 20 millions d'euros pour la gendarmerie nationale.
Cette situation a conduit les responsables de programme à devoir gérer pendant de longs mois, « sous enveloppe » initiale, le financement cumulé des besoins programmés et des surcoûts, au détriment notamment des dépenses d'investissement, conformément à un effet d'éviction puissant et trop récurrent12(*). In fine, le dégel intégral des crédits mis en réserve et l'ouverture de 824 millions d'euros de CP13(*) par la loi de finances de fin de gestion pour 2024 (LFFG) ont permis de financer l'ensemble des dépenses indispensables de la gendarmerie et de la police nationales en personnel et en fonctionnement. Néanmoins, outre l'impact sur les dépenses d'investissement, le fait que certaines dépenses structurelles, à l'image des salaires des policiers nationaux de décembre et des loyers de la gendarmerie du dernier quadrimestre 2024, n'aient pu être réglées qu'au profit de la LFFG témoigne de la trop forte tension budgétaire constatée en 2024.
L'incapacité de la gendarmerie nationale de
payer certains de ses loyers
à l'automne 2024, au
détriment des collectivités territoriales
Sur l'ensemble du territoire français, la gendarmerie nationale occupe plus de 3 700 casernes, couvrant sa zone géographique de compétence, à savoir 95 % du territoire et 50 % de la population. Ce parc représente environ 11 millions de mètres carrés.
Au sein de cet ensemble, le parc dit « domanial » appartient à l'État. Il regroupe un peu moins de 700 casernes, mais près de la moitié de la surface. Le parc dit « locatif », appartient pour l'essentiel aux organismes « HLM » et aux collectivités territoriales. Il représente environ 3 000 casernes et plus de la moitié de la surface. Il est en extension, contrairement au parc domanial.
Le fonctionnement du parc locatif repose sur le principe que les collectivités territoriales ou les organismes « HLM » investissent pour construire des locaux pour la gendarmerie nationale en échange du versement d'un loyer permettant d'amortir l'investissement.
Si la gendarmerie est considérée comme un bon payeur, l'automne 2024 avait été marqué par une suspension du paiement par elle de certains de ses loyers, dans le cadre de l'effet d'éviction mentionné supra.
En effet, la gendarmerie avait suspendu le versement des loyers du dernier quadrimestre 2024 aux bailleurs (collectivités territoriales et organismes « HLM »), à l'exception du tiers d'entre eux jugés financièrement les plus fragiles. L'ensemble des baux faisant l'objet d'un report de paiement auraient représenté un montant d'environ 90 millions d'euros. Les collectivités territoriales représentaient environ 49 % des bailleurs concernés et 52 % du montant total (2 500 baux pour 47 millions d'euros).
2. Une hausse des dépenses de personnel qui s'est accélérée en 2024...
Dans le contexte de l'examen du projet de LOPMI, la Première ministre Élisabeth Borne avait annoncé, le 6 septembre 2022, la création d'environ 8 500 postes de policiers et gendarmes entre 2023 et 2027, poursuivant sur la lancée du quinquennat précédent.
Dans ce contexte, l'exercice 2024 est marqué, comme en 2023, par une hausse significative des effectifs. Le schéma d'emplois pour les deux programmes était fixé à + 2 184 ETP en loi de finances initiale, soit le deuxième niveau le plus élevé depuis 2016 (après 2023, avec + 2 857 ETP). Il a été globalement respecté : pour la police nationale, la hausse est de + 1 094 ETP (au lieu de + 1 139 ETP), et pour la gendarmerie nationale de + 1 059 ETP (au lieu de + 1 045 ETP), soit + 2 153 ETP au total. La hausse des effectifs a notamment vocation, pour ce qui concerne la gendarmerie nationale, à permettre l'ouverture des nouvelles brigades, dont 80 ont été mises en place en 2024, sur les 238 prévues.
Selon la Cour des comptes14(*), sur la période 2015-2024, 21 626 ETP supplémentaires ont été créés à l'échelle de la mission « Sécurités », dont l'essentiel pour la police et la gendarmerie nationales.
En parallèle de cette hausse des effectifs, la rémunération des policiers et gendarmes a fait l'objet de revalorisations successives. Celles-ci sont intervenues soit sous la forme de décisions interministérielles, à l'image de la hausse du point d'indice des fonctionnaires en 2022 et 2023 ou des rehaussements des rémunérations les plus basses, soit par l'intermédiaire de protocoles sociaux spécifiques aux forces de sécurité intérieure, en particulier via les protocoles de 2016, 2018 et 2022. Ces revalorisations touchent le traitement indiciaire et le régime indemnitaire des agents. À titre d'exemple, les deux protocoles de mars 2022 pour la modernisation des ressources humaines signés dans la police nationale et dans la gendarmerie nationale devraient conduire à des dépenses supplémentaires d'environ 1,5 milliard d'euros sur 5 ans, à compter de 2023, notamment sous la forme de primes et d'indemnités.
Le cumul des effets « volume » (hausse des effectifs) et « valeur » (hausse des rémunérations) conduit finalement à une augmentation globale et continue des dépenses de personnel pour les deux forces. S'est, en outre, ajouté en 2024 un effet conjoncturel lié aux primes accordées au titre de la sécurisation des JOP.
En 2024, au sein de la police nationale, les dépenses de personnel exécutées ont augmenté de 590 millions d'euros, hors CAS « Pensions ». L'impact du schéma d'emplois a été de 82 millions d'euros, tandis que les mesures catégorielles nouvelles (ou leur première application en année pleine) ont eu un coût de 243 millions d'euros (dont 111 millions d'euros au titre du protocole de 2022), la variation du point d'indice de 42 millions d'euros, la prime « JOP » de 202 millions d'euros et l'indemnisation des heures supplémentaires réalisés au titre des JOP de 78 millions d'euros15(*).
Au sein de la gendarmerie nationale, les dépenses de personnel exécutées ont augmenté de 389 millions d'euros, hors CAS « Pensions ». L'impact du schéma d'emplois a été de 36 millions d'euros, tandis que les mesures catégorielles nouvelles (ou leur première application en année pleine) ont eu un coût de 167 millions d'euros (dont 83 millions d'euros au titre du protocole de 2022), la variation du point d'indice de 29 millions d'euros, et la prime « JOP » de 112 millions d'euros16(*).
Les dépenses de personnel (dites du « titre 2 ») des deux programmes augmentent ainsi nettement en 2024, de 7,2 % (+ 1,38 milliard d'euros) par rapport à l'exécution 2023. Les crédits exécutés de personnel s'établissent à 20,6 milliards d'euros pour les deux programmes. La hausse des dépenses sur un an représente 108 % de celle de l'ensemble des AE des deux programmes en 2024, et 61,5 % de celle des CP.
Il résulte de cette tendance que les crédits de personnel représentent une part substantielle de la hausse des crédits de la mission prévue à l'horizon 2027. La LOPMI prévoyait, pour l'année 2027, une hausse des crédits de titre 2 de 1,5 milliard d'euros par rapport au montant exécuté de 2022 pour ces deux programmes ; cette hausse sera nettement dépassée.
Afin d'évaluer l'efficacité de la hausse des crédits de personnel, celle-ci doit être mise en regard avec les objectifs qui lui sont assignés, à savoir principalement la hausse de la présence des forces sur la voie publique, d'une part, et une fidélisation des agents, d'autre part.
Sur le premier point, le taux d'engagement des effectifs sur la voie publique apparait effectivement en hausse, avec un taux de 32,4 % contre 29,7 % en 2023 pour la police nationale et de 44 % pour la gendarmerie nationale contre 41 % en 2023. Cette progression est une bonne nouvelle et doit être saluée ; elle doit se poursuivre.
Sur le second point, les résultats sont moins clairs. En effet, les départs restent aujourd'hui nombreux dans les deux forces. En 2024, le taux de renouvellement annuel des personnels s'établit à 6 % pour la police nationale et à 11 % pour la gendarmerie selon la Cour des comptes17(*). Ce niveau élevé de départs touche à la fois les départs en retraite (en hausse de 3 % depuis 2019 dans la gendarmerie nationale, et de 50 % pour la police nationale), les départs temporaires et les ruptures et fins de contrats, dans un contexte d'augmentation du recours aux contractuels.
Ces départs sont compensés par une intensification du recrutement depuis plusieurs années, en particulier par l'intermédiaire de la promotion interne des policiers et gendarmes adjoints, et par des détachements et mutations vers les deux forces. Néanmoins, cette situation appelle deux remarques.
En premier lieu, elle est de nature à créer des déséquilibres au sein des services du fait de vacances de postes et de pertes de compétences, à saturer un appareil de formation déjà sous forte tension du fait de la hausse des effectifs et, enfin, à créer des distorsions de profils dans la gestion des recrutements.
En deuxième lieu, ce niveau élevé de départs témoigne des limites des hausses de rémunération récentes pour fidéliser les personnels. Comme l'a souvent proposé la Cour des comptes dans ses rapports, il apparait souhaitable de s'appuyer également sur d'autres leviers à cet effet, notamment par l'intermédiaire d'une politique de ressources humaines rénovée, et de meilleures conditions matérielles de travail, notamment en termes d'immobilier.
3. ... qui s'accompagne d'une progression des dépenses de fonctionnement, au détriment des dépenses d'investissement
a) Une augmentation des dépenses de fonctionnement largement liée à la sécurisation des JOP et à la gestion des crises
En 2024, les crédits hors titre 2 exécutés s'établissent à 3,78 milliards d'euros en AE et à 3,84 milliards d'euros en CP. Ils sont en hausse de 1,9 % par rapport à 2023 en AE (+ 69 millions d'euros), et de 17,2 % en CP (+ 563 millions d'euros).
Cette évolution conduit à maintenir les équilibres globaux en vigueur entre ces deux types de crédits au sein des deux programmes. Les dépenses de personnel continuent ainsi de représenter près de 85 % des crédits, un niveau élevé, contre un peu plus de 15 % pour les dépenses hors titre 2.
Part des dépenses de personnel dans
l'ensemble des crédits exécutés
de la
« Police nationale » et de la « Gendarmerie
nationale »
(en CP, en millions d'euros, en exécution)
2023 |
2024 |
||
Police nationale |
Titre 2 |
10 766 |
11 529 |
Total |
12 376 |
13 443 |
|
Titre 2 / Total |
87,0 % |
85,8 % |
|
Gendarmerie |
Titre 2 |
8 469 |
9 083 |
Total |
10 137 |
11 010 |
|
Titre 2 / Total |
83,6 % |
82,5 % |
|
Total |
Titre 2 |
19 235 |
20 612 |
Total |
22 513 |
24 453 |
|
Titre 2 / Total |
85,4 % |
84,3 % |
Source : commission des finances du Sénat (d'après les documents budgétaires)
Une analyse plus détaillée de l'évolution des crédits exécutés au sein de la catégorie « hors titre 2 » révèle que par rapport aux crédits exécutés en 2023, si les dépenses de fonctionnement augmentent nettement, de 8,4 % en AE (+ 265 millions d'euros) et de 19,2 % en CP (+ 526 millions d'euros), les dépenses d'investissement sont en baisse de - 40,0 % en AE (- 209 millions d'euros) et en légère hausse en CP, de + 3,2 % (+ 16 millions d'euros).
S'agissant des dépenses de fonctionnement et d'équipement, la hausse des crédits exécutés doit être relativisée quant à une éventuelle amélioration structurelle des conditions de fonctionnement ou d'équipement des forces. En effet, elle est en réalité largement due aux coûts constatés à l'occasion de la sécurisation des JOP et du rétablissement de l'ordre en Nouvelle-Calédonie. Sur un an, les frais de déplacement (transport et hébergement notamment) ont ainsi augmenté d'environ 230 millions d'euros en AE et de 290 millions d'euros en CP dans la police nationale, et de 125 millions d'euros en AE et de 145 millions d'euros en CP dans la gendarmerie nationale. Par ailleurs, en AE les effets de l'engagement de marchés pluriannuels en 2023 ou 2024 expliquent l'essentiel du reste des différences apparentes de budget exécuté entre les deux années. En CP, l'on peut constater également une hausse des crédits exécutés en matière de modernisation technologique et de systèmes d'information pour la police nationale (+ 85 millions d'euros).
b) Un effet d'éviction des dépenses de personnel et de fonctionnement sur l'investissement
L'exercice 2024, deuxième année de mise en oeuvre de la LOPMI, est caractérisé paradoxalement, comme en 2023, par une réduction particulièrement significative des AE d'investissement exécutées18(*) (- 40,0 %, soit - 209 millions d'euros, dont - 155 millions d'euros pour la police nationale et - 54 millions d'euros pour la gendarmerie nationale) les CP étant quant à eux en légère hausse (+ 3,2 %, soit + 15,5 millions d'euros, dont 8 millions d'euros pour la police nationale et 7,5 millions d'euros pour la gendarmerie nationale). Cette situation s'explique par le fait que ces crédits constituent des dépenses pilotables et sont donc de facto susceptibles de servir de variable d'ajustement lorsque le contexte budgétaire est tendu. C'est ce qui s'est produit en 2024, les dépenses d'investissement ayant été réduites du fait, d'une part, des annulations de crédits actées par le décret du 21 février 202419(*) et, d'autre part et surtout, de la nécessité de financer des dépenses de personnel et de fonctionnement plus urgentes et plus fortes que ce que permettait le budget initial des deux programmes20(*).
Pour la police nationale, la forte baisse des AE d'investissement exécutées s'est traduite principalement de deux manières. Premièrement, une nette réduction des dépenses d'immobilier a été opérée (58 millions d'euros d'AE ayant été exécutées, contre 170 millions d'euros en 202321(*)), l'engagement d'opérations nouvelles ayant été reporté aux exercices ultérieurs. L'écart avec le budget prévu initialement est ainsi de près de 530 millions d'euros en AE, mais également de 211 millions d'euros en CP, signe d'une volonté de procéder à des économies. Deuxièmement, les AE d'acquisition de moyens mobiles ont été divisées par plus de deux (44 millions d'euros d'AE ayant été exécutées, contre 97 millions d'euros en 2023), avec pour effet une réduction très nette du nombre de véhicules commandés par rapport aux années précédentes (environ 3 500 en 2023 et 4 200 en 2022). Une baisse est également constatée en CP (61 millions d'euros consommés, contre 84 millions d'euros en 2023).
Pour la gendarmerie nationale, dans la même logique, les moyens mobiles ont connu un niveau d'engagement très modeste, comme en 2023 (37 millions d'euros en 202422(*), contre 33 millions d'euros en 2023), de même que s'agissant de l'immobilier, avec 115 millions d'euros de CP exécutés (contre 104 millions d'euros en 2023). Une baisse est également constatée en CP (115 millions d'euros consommés, contre 130 millions d'euros en 2023).
Cette évolution est regrettable, d'autant que les besoins en véhicules et en investissement immobilier sont significatifs. Le rapporteur spécial avait fait état de besoins importants concernant l'immobilier de la gendarmerie nationale dans un rapport récent23(*).
La tendance baissière étant très significative en AE, elle interroge pour l'avenir. En effet, pour garantir l'opérationnalité des forces, la qualité des infrastructures et des lieux de travail - et de vie pour les gendarmes - et une bonne gestion financière à long terme (en évitant la dégradation des équipements par des investissements réguliers), il est nécessaire d'assurer un niveau d'investissement suffisamment élevé.
Or, la LOPMI avait notamment pour but de garantir un équilibre entre les types de dépenses. Si le niveau fixé par cette loi pour les crédits hors titre 2 est atteint pour la police nationale (1,91 milliard d'euros contre 1,63 milliard d'euros prévus) et pour la gendarmerie (1,93 milliard d'euros contre 1,53 milliard d'euros prévus), c'est en raison de l'ampleur de l'agrégat « hors titre 2 ». Or, les dépenses de fonctionnement et d'équipement ont largement pris le pas sur celles d'investissement, selon une tendance qui se renforce.
* 10 Voir supra.
* 11 Décret n° 2024-124 du 21 février 2024 portant annulation de crédits.
* 12 Voir infra.
* 13 Dont 443,5 millions d'euros pour la police nationale (dont 356 millions de dépenses de personnel) et 364 millions d'euros pour la gendarmerie nationale (dont 49 millions d'euros de dépenses de personnel).
* 14 Analyse de l'exécution budgétaire 2024, Mission « Sécurités », avril 2025, Cour des comptes.
* 15 Au total les dépenses de personnel constatées pour 2024 au titre des JOP a représenté 344 millions d'euros hors CAS « Pensions », essentiellement au titre de la prime « JOP » et de la rémunération des heures supplémentaires.
* 16 Au total les dépenses de personnel constatées pour 2024 au titre des JOP a représenté 153 millions d'euros hors CAS « Pensions », essentiellement au titre de la prime « JOP », en l'absence de régime des heures supplémentaires dans la gendarmerie.
* 17 Analyse de l'exécution budgétaire 2024, Mission « Sécurités », avril 2025, Cour des comptes.
* 18 En 2023, les dépenses d'investissement avaient baissé de - 41,6 % en AE et de - 15,3 % en CP, par rapport à 2022.
* 19 Décret n° 2024-124 du 21 février 2024 portant annulation de crédits.
* 20 Voir supra.
* 21 En CP, 193 millions d'euros ont été exécutés, soit comme en 2023 (194 millions d'euros).
* 22 En CP, 43 millions d'euros ont été exécutés, soit un peu moins qu'en 2023 (45 millions d'euros).
* 23 Rapport d'information fait au nom de la commission des finances sur l'immobilier de la gendarmerie nationale, M. Bruno BELIN, déposé le 10 juillet 2024.