B. LE SENTIMENT D'UNE RÉPONSE JUDICIAIRE INADAPTÉE

1. La tendance à la diminution des mesures éducatives

Même si elle admet la possibilité de prononcer des mesures pénales, l'ordonnance de 1945 considère que celles-ci doivent demeurer l'exception. Or, le casier judiciaire national met en évidence une tendance à l'augmentation continue de la part de ces mesures parmi l'ensemble des décisions prononcées pour crime ou délit.

Mesures prononcées a l'égard
des mineurs condamnés pour crimes et délits

1990

1991

1992

1993

Mesures pénales

16 705

17 733

20 208

14 701

42,6 %

43,2 %

48,6 %

45 %

Mesures éducatives

22 526

23 288

21 383

17 999

57,4 %

56,8 %

51,4 %

55 %

Ensemble des décisions

39 231

41 021

41 591

32 700

Certes, les mesures éducatives demeurent majoritaires et ont même connu une progression relative en 1993. Mais le taux de 55 % enregistré cette dernière année ne saurait occulter la sensible baisse de ces mesures sur long terme : près des trois-quart des décisions au début des années 1960 ; deux tiers au début des années 1990 ; plus de 60 % en 1987 ; 55 % en 1993.

Parmi les sanctions pénales prononcées contre les mineurs, les peines privatives de liberté occupent une place prépondérante : 11 776 décisions (dont 8 978 avec sursis total) en 1993, contre 1829 peines d'amende, 662 travaux d'intérêt général et 402 dispenses de peine.

S'agissant des mesures éducatives, au nombre de 17 999 en 1993, elles sont dominées par l'admonestation (12 037) et la remise à personne (5 433), loin devant la mise en liberté surveillée (304), la mise sous protection judiciaire (119) et le placement dans un établissement (99).

Paradoxalement, cet accroissement relatif des sanctions pénales n'empêche pas le développement d'un sentiment d'impunité des mineurs délinquants.

2. Le développement d'un sentiment d'impunité des mineurs délinquants

Dans un rapport publié en octobre 1995, le Syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN) dénonçait « l'inadaptation de la réponse judiciaire à l'égard du mineur délinquant » . Selon cette organisation, « cette impunité judiciaire conforte le jeune dans l'idée que tout est permis, favorise sa persistance dans un comportement délinquant, accroît son arrogance à l'égard des adultes en général et de tout détenu d'une parcelle de l'autorité en particulier » .

S'il paraît incontestable que l'impunité est un facteur essentiel de la délinquance juvénile, encore convient-il de souligner que son évolution apparaît particulièrement difficile à appréhender.

Cela étant, et même si l'on ne peut conclure d'une manière certaine à son augmentation, l'impunité judiciaire -ou tout au moins le sentiment d'impunité- existe bien et constitue l'un des facteurs essentiels de la délinquance juvénile.

a) Une évolution difficile à appréhender

Selon certains, on ne saurait affirmer sans nuances l'existence et le développement d'un phénomène d'impunité des jeunes délinquants, ne serait-ce qu'en raison du nombre relativement élevé des mineurs incarcérés : 561 au 1er janvier 1996, contre 525 au 1er janvier 1990 (mais 835 en 1985).

Néanmoins, le nombre de jeunes détenus ne peut être considéré comme un critère satisfaisant d'appréciation de la réponse judiciaire à la délinquance car l'incarcération n'est, précisément, qu'une solution parmi plusieurs autres, au demeurant exceptionnelle. Au surplus, l'emprisonnement est beaucoup moins souvent prononcé que l'emprisonnement avec sursis total.

Mais surtout, l'appréciation de la réponse sociale en fonction du seul nombre de condamnations ne peut donner qu'un aperçu parcellaire de la réalité et ce pour deux raisons essentielles :

- d'une part, ce nombre de condamnations doit lui-même être rapporté au nombre d'infractions imputées à des mineurs ;

- d'autre part, la condamnation, quelle que soit sa forme (mesure éducative ou sanction pénale), n'est pas la seule réponse à la délinquance qui peut notamment prendre la forme d'un classement sous conditions.

Cela étant, force est de constater, sur le long terme, un phénomène de ciseaux caractérisé par une augmentation du nombre de mineurs mis en cause -ci-dessus évoquées- et par une diminution certaine du nombre de condamnations pour délit que révèle le tableau ci-dessous, tiré du Casier judiciaire national (s'agissant des crimes, le nombre annuel de condamnations est de l'ordre de 200).

Mineurs condamnés pour délits

1984

56017

1985

58 114

1986

54 758

1987

41 997

1988

16 776

1989

28 838

1990

36 099

1991

37 930

1992

38 436

1993

30 714

Ainsi, depuis 1986, le nombre de mineurs condamnés pour crimes ou délits a connu une chute de 44 % alors même que le nombre de mineurs mis en cause a augmenté de 40 % .

Dans ces conditions et même s'il est difficile de la mesurer avec précision, il n'est pas erroné de parler d'une augmentation de l'impunité des mineurs délinquants.

b) Les facteurs d'impunité

Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut évoquer deux séries de facteurs expliquant le développement de l'impunité judiciaire des mineurs délinquants.

1.- La « loi du silence »

Le premier facteur tient à ce que le rapport précité du SCHFPN appelle une « loi du silence » . S'agissant plus particulièrement de la violence à l'école, les commissaires avancent trois explications à ce phénomène :

- le silence du collégien victime qui ne souffle mot du délit ni à ses parents ni aux enseignants ;

- la crainte de représailles éprouvée par la victime et ses parents (facteur que votre rapporteur considère comme étroitement lié au précédent). Ce facteur a notamment été évoqué dans un rapport de novembre 1993 du groupe de réflexion justice-ville (alors composé de cinq parlementaires : Mme de Veyrinas et MM. Cardo, Delalande, Devedjian et Raoult) qui a mis l'accent sur l'existence de « zones de non droit (...) soumises à la loi de la bande qui s'impose par la violence et la crainte qu'elle inspire » ;

- le silence du corps enseignant qui « rejette sur la responsabilité de la police ce qui s'est passé à l'extérieur » tandis que les chefs d'établissement craindraient une dramatisation inutile et une atteinte à la réputation du lycée ou du collège s'ils prévenaient la police ou leur hiérarchie.

2.- Une réponse judiciaire trop tardive

Ce second facteur tient vraisemblablement à une insuffisante adéquation des moyens de la justice à l'ampleur du défi à relever. Votre rapporteur, actuellement parlementaire en mission auprès du garde des Sceaux sur la protection judiciaire de la jeunesse, a pu notamment constater une pénurie de juges des enfants, souvent surchargés de travail. Cette situation tient avant tout à de nombreuses saisines des juges des enfants par les services sociaux du département dans le domaine de l'enfance en danger.

Cette pénurie de moyens de l'institution judiciaire a été évoquée par plusieurs personnes entendues par votre Commission le 25 avril 1996.

Elle a pour conséquence une sensible augmentation du délai de réponse judiciaire (calculé par la différence entre la date du jugement et la date des faits) comme le retrace le tableau figurant ci-après :

Délai de réponse devant le tribunal pour enfants

(en mois)

1989

1990

1991

1992

8,8

11,3

13,0

14,3

Dans ces conditions, le mineur a le plus souvent « oublié » les faits qui lui sont reprochés et la sanction est alors vidée de sa substance en tant que mesure pédagogique.

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