LES MEMBRES DU GOUVERNEMENT

Mme Elisabeth GUIGOU
Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

M. le PRÉSIDENT - Madame le Garde des Sceaux, au nom de la commission des Lois, je vous souhaite une très cordiale bienvenue. En substance, je vous explique brièvement ce que nous avons fait ce matin.

Nous apportons une très grande attention au texte que vous nous avez proposé au nom du Gouvernement. Avant de vous entendre, nous avons souhaité procéder à des auditions qui nous ont apporté beaucoup. Nous avons eu la chance d'avoir, cette fois, des avis contradictoires qui nous permettent d'échapper à tout reproche de monolithisme, tout au moins entre nous.

Nous avons entendu successivement des psychiatres, des représentants du parquet, le procureur de la République, M. Hameau, des spécialistes de l'intervention en milieu carcéral, M. Pascal Faucher et le Dr Balier. Nous avons également entendu des membres du corps enseignant, parce que nous considérons que l'action de l'Education nationale peut être extrêmement importante : Mme Leroy-Hyest, médecin-conseiller dans la Seine-Saint-Denis, M. Devis, proviseur du lycée Pothier à Orléans, puis M. Boulay au nom des parents de victimes. Ensuite, nous avons entendu des magistrats spécialement chargés de la jeunesse : Mme Vignaud, juge des enfants à Bordeaux, et Mme Berkani, juge d'instruction à Paris pour les mineurs. Nous vous avons ainsi brossé un tableau aussi complet que possible de nos travaux jusqu'à votre arrivée parmi nous pour compléter notre information.

La parole est à Mme le Garde des Sceaux.

Mme Elisabeth GUIGOU, Garde des Sceaux, ministre de la Justice -Monsieur le président, je vois avec intérêt que nous avons consulté à peu près les mêmes personnes, ce qui - je l'espère - sera un gage de cohérence de nos débats. Je ne serai pas très longue dans ce propos introductif, d'abord parce que ce texte a déjà été présenté au Parlement, et qu'il vaut sans doute mieux essayer d'en approcher les points susceptibles de faire l'objet de discussions.

A l'évidence, nous sommes devant un sujet extrêmement grave. C'est bien parce qu'il y a une attente forte dans notre pays que le Gouvernement auquel j'appartiens a décidé de proposer à nouveau, et sans tarder, au Parlement la discussion d'un projet de loi sur les atteintes sexuelles. Ce projet avait déjà été déposé par mon prédécesseur, M. Toubon, et celui que je présente reprend l'architecture générale du projet de mon prédécesseur.

Néanmoins, j'ai tenu à prendre en compte le débat parlementaire et le débat public qu'a inspiré le projet déposé par mon prédécesseur. J'ai également souhaité ajouter certaines dispositions qui me paraissaient devoir compléter le précédent projet.

Les modifications concernent essentiellement le suivi des délinquants sexuels ; les ajouts concernent la protection des mineurs victimes ; et l'élargissement des infractions concernent les délits de nature sexuelle et le bizutage. Je reviendrai sur ces questions pour expliciter mon raisonnement et mon point de vue sur ces sujets qui ont déjà fait l'objet de débats approfondis.

Sur le contrôle et le suivi des délinquants sexuels, le but est bien entendu de limiter la récidive, sachant que tous les experts que j'ai consultés m'ont confirmé que l'on ne peut jamais être sûr à cent pour cent que la récidive n'interviendra pas.

A ce propos, je voudrais faire une remarque préalable, dont je me suis d'ailleurs entretenue avec votre rapporteur il y a quelque temps, et que m'inspirent les débats qui on eu lieu à l'Assemblée nationale. Ces crimes sont d'autant plus horribles qu'ils touchent des victimes particulièrement fragiles : les enfants. Devant de tels crimes, on peut être tenté de prendre toutes dispositions pour que, jamais plus cela ne puisse se reproduire. Il faut avoir l'honnêteté intellectuelle et morale de dire que si l'on pousse trop loin ce raisonnement - certains députés à l'Assemblée nationale l'ont fait - on suggère à nouveau le recours à la peine de mort ou à la généralisation de peines incompressibles. Il faut être extrêmement attentifs à ce type de dérive.

Je le signale en préalable, parce que cela m'a frappée lors du débat à l'Assemblée nationale. Le Gouvernement auquel j'appartiens ne se situe pas dans cette perspective. La question qui est donc posée - que d'ailleurs la grande majorité des élus qui sont intervenus à l'Assemblée nationale se pose, quels que soient leurs groupes politiques - est donc de savoir comment on peut limiter la récidive et comment on peut être aussi efficace que possible, s'agissant de personnes vis-à-vis desquelles les experts, en particulier les médecins, ont des analyses qui sont loin d'être simples ?

A cet égard, il nous a semblé que le projet précédent comportait un défaut : il confondait la peine et la thérapie. Ce défaut a été abondamment souligné par les milieux médicaux qui avaient fait savoir, en particulier les psychiatres, qu'ils ne voyaient pas comment, à rendre ce type de thérapie obligatoire, on pouvait la rendre efficace sans un minimum d'adhésion et de volonté de la personne concernée. Plus prosaïquement, comment instituer une obligation dont l'application dépend de la volonté du corps médical ? Si le corps médical se refuse à appliquer une disposition, des injonctions ou des obligations de thérapie, je ne vois pas comment on remplit le but qui doit être le nôtre, à savoir la recherche d'une solution qui fonctionne.

Face à ce blocage, j'ai, moi aussi, consulté de nombreux spécialistes cet été, et nous avons recherché une forme de suivi qui soit à la fois médical, mais aussi social et judiciaire. En effet, de nombreux experts et médecins m'avaient signalé que, quelquefois, certaines personnes ne sont pas accessibles à un traitement médical.

Par conséquent, que se passe-t-il lorsque le traitement médical n'est pas possible ? Dans le projet précédent, lorsque le traitement médical n'était pas possible, il ne se passait plus rien à la sortie de prison. Compte tenu de toutes ces considérations, nous avons décidé que le suivi devait être à la fois médical, social et judiciaire, commencer à s'effectuer en prison - le débat parlementaire précédent l'avait déjà prévu - qu'il puisse continuer après, et que l'on marie injonction et incitation. Il ne s'agit pas de laisser le choix à la volonté du condamné. Ce sont des personnalités complexes que je ne veux pas qualifier, n'étant pas médecin. Cela dit, on voit bien que l'incitation, voire la pression, même s'il n'y a pas obligation, peut être répétée.

Voilà donc le dispositif : tous les six mois, le juge d'application des peines, pendant le séjour en prison, propose un suivi médical. On ne peut l'imposer mais il est proposé de façon répétitive. Il est intégré dans l'appréciation qui sera portée par le juge d'application des peines sur le comportement du condamné, avec d'autres éléments d'ailleurs : indemnisation des victimes, comportement en prison. A la sortie, ce suivi peut être poursuivi. Même s'il n'a pas été prononcé au départ, ce suivi médical peut être prononcé. Ensuite, il peut y avoir un suivi social, un suivi judiciaire qui peut aller jusqu'à interdire à certaines personnes d'être en contact avec des enfants ou de pratiquer des professions qui les mettent en contact avec des enfants.

Il nous a semblé que c'était une façon de garantir - sans assurance absolue - que la récidive n'interviendrait pas, de donner le maximum de chances au traitement médical, de favoriser la meilleure coopération possible entre médecin traitant, psychiatre et magistrat dans la mise en application de ce suivi.

Deuxième grande disposition de ce projet : la protection des victimes. Nous avons ressenti le besoin de nous pencher sur un statut des mineurs victimes. Il est en effet paradoxal que notre Code pénal prévoie un statut des mineurs délinquants et non pas des mineurs victimes. C'est après un travail approfondi avec les associations spécialisées dans la prise en charge des mineurs victimes que nous avons décidé de proposer un certain nombre de dispositions. Certaines figuraient déjà dans le projet de loi précédent, comme la prescription. On les a affinées. D'autres n'y figuraient pas.

Quelles sont ces dispositions principales ? Tout d'abord la prescription dont le point de départ est différé jusqu'à la majorité des victimes. Cette disposition était déjà prévue. Nous avons rajouté que, pour les délits les plus graves, la durée de la prescription soit portée à dix ans et non plus seulement à trois ans comme c'est le cas pour les délits.

Cela veut dire que sur la durée de prescription, les personnes pourront continuer à dénoncer les violences, les infractions dont elles ont fait l'objet pendant leur minorité jusqu'à l'âge de 28 ans lorsqu'il s'agit de crime ou de délit grave.

Autres dispositions : l'obligation que les victimes fassent l'objet d'une expertise médico-psychologique pour pouvoir mieux apprécier la nature et l'importance du préjudice ;

- que les soins prodigués aux mineurs de 15 ans soient remboursés à cent pour cent ;

-que les mineurs victimes puissent être représentés par un administrateur ad hoc lorsque leur tuteur ou leur représentant légal ne peut pas exercer ce rôle. Quand on sait que 80 pour cent des violences sexuelles ont lieu dans les familles, c'est effectivement une question importante. Souvent, les parents, voire même la famille élargie, ne peuvent, ou ne veulent pas assumer ce rôle de protection ou d'expression des intérêts de l'enfant ;

- que les auditions ou les confrontations des mineurs soient limitées strictement afin de ne pas aggraver le traumatisme. On sait qu'en cette matière, lorsque l'on redit, souvent l'on revit ce que l'on a vécu ;

- que lors des auditions, le mineur puisse être accompagné par une personnalité qualifiée, qu'il s'agisse d'un éducateur, d'un psychologue ou d'un proche ;

- que les auditions puissent faire l'objet d'un enregistrement audio ou vidéo. Je dis bien l'un ou l'autre : cette partie du texte a été modifiée à l'Assemblée nationale. A cet égard, je présenterai un amendement du Gouvernement à l'Assemblée nationale pour modifier le texte. Je crois qu'il faut laisser la possibilité de n'avoir que des enregistrements sonores, parce que certains enfants refuseront d'être filmés. Parfois aussi, parce que l'on ne disposera pas forcément du matériel audiovisuel sous la main.

Le texte aggrave la répression de certains infractions, comme la corruption de mineurs, en cas d'utilisation d'un réseau de téléinformatique, Minitel ou Internet.

Dernière catégorie de dispositions - je ne ferai que les mentionner puisqu'elles ont déjà été abondamment commentées : la possibilité de réprimer le harcèlement sexuel. Cela figurait déjà dans le Code du travail. On a une définition extensible, mais ce n'était pas le cas dans toutes les situations que l'on peut rencontrer.

Le bizutage a donné lieu à de nombreux débats, et nous-mêmes au ministère de la Justice, nous nous sommes interrogés. Au-delà de ce qui existe déjà dans le Code pénal, faut-il introduire de nouvelles dispositions ? Nous avons fait l'analyse, après un travail très approfondi, que les violences les plus graves intervenant au cours de bizutages, les violences sexuelles caractérisées, pouvaient être réprimées sur la base des dispositions existantes du Code pénal. Néanmoins, certains types de violences - par exemple des pressions collectives - n'étaient pas et ne pouvaient pas être réprimés sur la base du Code pénal actuel.

Si vous le souhaitez, nous pouvons approfondir ce point dans la discussion. Pour ma part, je me suis fait communiquer des exemples précis pour pouvoir me déterminer.

Voilà, monsieur le Président, ce que je peux dire en introduction sur ce texte.

M. le PRÉSIDENT - Madame le Garde des Sceaux, nous vous remercions de la présentation de ce texte. Il n'est pas besoin de dire que nous avons prêté une extrême attention à ce que vous avez dit.

Madame le Garde des Sceaux, j'adhère totalement à votre propos. Vous avez indiqué qu'il s'agissait d'un problème grave auquel le législateur devait apporter des solutions, que c'était un texte fort. Nous le considérons comme tel. Vous nous avez dit aussi que c'est un texte du Gouvernement, j'en suis bien persuadé. Mais enfin, je suppose que, puisqu'il s'agit d'un texte du Gouvernement, tous les membres du Gouvernement, quels qu'ils soient, adhèrent maintenant aux propositions qui sont faites.

Mme Elisabeth GUIGOU, Garde des Sceaux, ministre de la Justice - Bien entendu.

M. JOLIBOIS - Madame le Garde des Sceaux : une remarque générale et une remarque plus ciblée. Concernant la remarque générale, avez-vous actuellement des études relativement affinées du nombre de magistrats que représenterait (qu'impliquerait?) l'application normale de ce texte : le nombre de magistrats, le coût; s'il y aurait dans toutes les juridictions le personnel spécialisé d'assistance ? Vous savez que la commission des Lois est légitimement préoccupée par le problème des moyens de la Justice depuis un certain temps déjà ; question que nous avions déjà abordée ensemble lorsque j'ai eu le plaisir de vous rencontrer à propos de ce texte.

Deuxième question, plus ciblée : concernant l'article 50 nouveau, je me préoccupe du problème que pose la création du Fichier national destiné à centraliser les prélèvements de traces et empreintes génétiques etc. Cet article, à ma connaissance, a été introduit par un amendement de l'Assemblée nationale, et le Gouvernement ne s'y était pas opposé. Je crois que vous aviez indiqué que vous vous renseigneriez, que vous prendriez contact avec la cnil pour savoir comment cet article pouvait être compatible avec une jurisprudence générale de la cnil, et surtout comment et jusqu'à quel point ce fichier, pourrait être utilisé.

Troisième question ciblée : avez-vous pu approfondir la question posée par l'application de ces textes pour les infractions qui seraient commises à travers le réseau Internet ? Nous nous sommes déjà entretenus de la difficulté du point d'application pénale de ces délits très fugitifs commis au travers d'un réseau Internet qui, par définition, est à la fois international et quasi-secret dans certains cas.

M. DREYFUS-SCHMIDT - C'est un point qui peut paraître de détail mais je suis quelque peu choqué de la confusion entre crime et délit. Il y en a déjà eu : on a vu des délits qui sont devenus des crimes, on voit des crimes qui sont correctionnalisés. Mais c'est la première fois que j'entends parler de l'hypothèse d'une prescription criminelle pour un délit. Encore une fois, c'est une détail, mais ou il y a délit ou il y a crime, sinon plus personne ne s'y reconnaîtra si l'on porte atteinte à des règles aussi simples et sacro-saintes que celles-là.

Je voulais donc connaître le fondement de la chose. Tout de même, en la matière, tout le monde accepte déjà que la prescription ne parte que de la majorité - c'est déjà quelque chose d'extraordinaire - mais si en plus on ajoute dix ans pour un délit, cela fait vraiment beaucoup !

M. le PRÉSIDENT - Je suis tout à fait d'accord avec vous, mais on peut comprendre malgré tout que, dans ce domaine, après la majorité - 18 - 21 ans - il y a un problème. Je reconnais qu'il faut peut-être le trancher. Nous en reparlerons entre nous en commission suivant les principes qui sont ceux que vous avez dits ou suivant cette considération particulière qui se fonde sur des données extrêmement psychologiques et difficiles : à 18 ans, on est majeur. On a trois ans pour se rappeler de ce qui s'est passé à l'âge de 5 ou 6 ans.

M. DREYFUS-SCHMIDT - Pour un délit en tout cas.

M. le PRÉSIDENT - Pour un délit, bien sûr. Mais on ne sait pas si c'est un crime.

M. BONNET - Madame la ministre, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de l'irruption de la vidéo dans un tel domaine ? Que pensez-vous de l'introduction de la vidéo dans une instance judiciaire devant tout un public qui pourra reprendre cela dans les médias, et plus singulièrement dans certaines publications qui font appel aux instincts les moins évocateurs de sentiments nobles ? C'est une chose qui, pour ma part, m'épouvante, surtout dans un tel domaine.

M. HYEST - Monsieur le président, il y a une tendance générale à la multiplication des délits qui fait que le Code pénal devient très compliqué. Vous nous avez dit, madame le Garde des Sceaux, que vous vous étiez interrogée sur le nouveau délit de " bizutage ". Vous nous avez dit que c'est en fonction de situations qui ne sont pas couvertes par les dispositions générales du Code pénal - qui sont effectivement des violences de tous ordres - que vous avez été amenée à retenir cette nouvelle incrimination.

J'aimerais connaître ces situations. On trouve une traduction de ces situations dans un texte : atteinte à la dignité de la personne. Quand on insulte une personne, on insulte sa dignité. Jusqu'où va-t-on ? Le délit est précis et correspond à une situation réelle. Ou alors ne risque-t-on pas d'avoir un texte qui ne soit pas applicable, les attitudes en plus.

M. le PRÉSIDENT - Quelqu'un souhaite-t-il encore prendre la parole ?

M. BADINTER - Monsieur le président, à propos des problèmes juridiques très complexes, à mon sens, que pose l'utilisation de tout enregistrement audiovisuel au regard des principes de moralité des débats et au regard des droits de la défense, ce n'est pas un question simple. Il faut y regarder de très près.

M. Bonnet a évoqué l'aspect émotionnel, le risque d'impression, hors de la cour d'Assises elle-même ou du tribunal, pour un mineur, de l'effet produit par une projection. Pour ce qui me concerne, c'est tout à fait autre chose. Cela se situe au regard des exigences de la procédure pénale, que ce soit la procédure criminelle ou la procédure correctionnelle, s'agissant d'adultes, auteurs d'infractions.

M. le PRÉSIDENT - Oui, nous avons évoqué ce problème tout à l'heure, madame. Nous nous sommes mis dans la situation de défenseurs éventuels qui seraient face à une déclaration mensongère enregistrée. Ce n'est pas très fréquent, mais c'est possible.

L'auteur des propos est peut-être encore présent ; il nous a été dit que c'était une situation que l'on pouvait dominer techniquement, parce qu'il existait peut-être sur le marché à venir des psychologues qui, à partir de 19 critères, étaient tout à fait capables de détecter si ce qui était dit était mensonger ou vrai.

On a eu un réflexe de retrait, les 19 critères nous ont quelque peu surpris.

M. BONNET - Dix neuf tests de crédibilité.

M. le PRÉSIDENT - Par ailleurs, puisque le problème des moyens a été évoqué - nous savons combien vous y êtes sensible - il est certain que les moyens sont prévus pour ce qui relève de la Justice, mais dans la limite de ce que permet le budget. Il y a aussi les dépenses éventuelles du ministère de la Santé qui ne me semblent pas avoir été bien prises en compte, tout au moins dans l'évaluation.

La parole est à M. Pierre Fauchon.

M. FAUCHON - Monsieur le président, pour répondre à votre provocation, je voulais rejoindre ce qui a été dit par d'autres sur le bizutage. Je suis de ceux qui sont très contents que l'on s'inquiète enfin de ce qui se passe, qui est si contraire à la dignité humaine et qui, chose extraordinaire, se déroule dans les milieux de l'enseignement où on pouvait espérer trouve une plus grande délicatesse de manières.

Cela étant dit, faut-il vraiment un texte nouveau ? Je suis convaincu qu'il y a des actions à conduire, mais faut-il vraiment un texte nouveau ? Je suis toujours réticent à créer de nouveaux textes parce que c'est quelquefois la seule chose qu'on puisse faire. C'est une vieille habitude chez nous : on est en présence d'un problème grave et on en prend conscience tout soudainement, comme s'il était nouveau. On rédige donc un texte, alors que quelquefois le texte existe et que si on voulait le prendre un peu plus au sérieux et l'appliquer dans ces cas-là, on obtiendrait des résultats peut-être équivalents !

Mme Elisabeth GUIGOU, Garde des Sceaux, ministre de la Justice - Monsieur le président, pour répondre à votre rapporteur, M. Jolibois, les moyens sont pour moi une question fondamentale à laquelle je suis particulièrement sensible. J'ai d'ailleurs décidé de ne plus annoncer de projets de loi qui ne seraient pas suivis de moyens destinés à garantir leur application. Je me suis donc évidemment posé cette question dès le départ.

L'une des raisons, parmi d'autres, de la crise de confiance dans le système judiciaire vient souvent du fait que l'on a fait des effets d'annonce sans s'assurer que cela serait suivi d'une application. J'en ai tiré des conclusions très concrètes dans mon projet de budget pour 1998 que j'aurai l'honneur de présenter devant vous bientôt.

D'abord, cela a été un élément important pour justifier l'augmentation du nombre de magistrats. Je signale que mon projet de budget prévoit, pour 1998, 70 postes de magistrats. Les postes sont disponibles mais ils ne seront évidemment pas tout de suite attribués, sachant qu'il faut le temps de recruter les personnes et de les former. C'est la plus forte création de postes de magistrats depuis dix ans. J'ai décidé d'affecter ces postes de magistrats, si toutefois mon budget est voté par le Parlement, en priorité aux juges des enfants, aux juges des affaires familiales, et aux juges d'application des peines. C'est déjà un premier élément.

J'ai ensuite décidé, sur les 762 postes créés - effectifs nouveaux qui comprennent des magistrats et des fonctionnaires, dont les 70 dont je viens de parler - d'en affecter 100 à la protection judiciaire de la Jeunesse, c'est-à-dire justement à ces éducateurs dont certains prendront en charge le suivi social, en partie en tout cas, et dans certains cas le suivi judiciaire.

Un effort a donc été fait pour tenir compte en particulier de l'existence de cette loi. Cela dit, vous avons raison de poser la question : qu'en est-il des responsabilités des autres ministères ? Je ne peux évidemment pas prendre d'engagement à la place de mes collègues du Gouvernement. Lorsque j'ai élaboré ce projet de loi, j'ai travaillé avec mes collègues du Gouvernement qui sont principalement concernés, c'est-à-dire le ministre de l'Intérieur, le ministre de la Santé et la ministre déléguée à l'enseignement scolaire.

Peu avant la présentation du projet devant l'Assemblée nationale, j'ai réuni ces mêmes ministres à la Chancellerie - procédure assez exceptionnelle que je n'ai jamais connue sous les gouvernements précédents auxquels j'ai participés - pour que nous examinions la façon dont nous allions pouvoir assurer l'application des dispositions du projet de loi, et en partie sur la façon dont les enfants allaient être effectivement accueillis.

En dehors des moyens matériels, qui auditionnerait en premier les enfants ? Après avoir consulté des associations, notamment de protection des victimes - certaines d'entre elles étaient conviées à cette réunion - nous avons décidé d'étudier, à titre expérimental d'abord, mais avec vocation à être généralisée, la création de deux ou trois lieux dans les hôpitaux où se déplaceraient les magistrats et les policiers pour écouter les enfants, et où on garantirait que la première personne à écouter l'enfant victime serait un pédopsychiatre, justement parce que ces experts médicaux ont l'expérience de l'écoute des enfants. Ils savent détecter, non seulement ce qu'il y a derrière les paroles, mais aussi derrière les silences. On voit bien qu'une première audition qui serait assez systématiquement opérée par des praticiens, des médecins, aurait pratiquement moins de risque de fermer les choses.

D'autre part, de la même façon que lors d'un accident grave de la route, l'on doit être interrogé, et que les juges et les médecins se déplacent à l'hôpital, je ne vois pas pourquoi on ne ferait pas ce même effort pour les enfants. En tout cas, je suis très favorable à ce genre de choses. Naturellement, cela doit être entouré de précautions : chacun a des responsabilités propres, chacun doit rester dans ses fonctions, que ce soient les médecins, les policiers ou les magistrats. Il n'est pas question de tout mélanger..

En tout cas, le souci du Gouvernement est de ne pas se limiter à faire voter une loi - vous évoquiez ce point, monsieur le sénateur - mais aussi de la faire appliquer. Voilà ce que je peux dire sur la question des moyens.

Sur le Fichier national, c'est vrai que l'idée d'un tel fichier n'avait pas été proposée dans le projet de loi par le Gouvernement, parce que nous pensions que c'était plutôt du ressort réglementaire. Mais nous ne contestions pas l'utilité d'un tel fichier. Les députés ont préféré mentionner le fichier dans la loi ; un amendement avait été proposé qui allait très loin dans la détermination de ce que serait ce fichier. Je l'ai refusé, mais je ne suis pas opposée au principe de l'existence d'un fichier mentionné dans le projet de loi, tout en précisant que ce fichier devra être élaboré après consultation de la Commission nationale Informatique et Liberté.

Où en sommes nous à ce propos ? D'abord, nous faisons évidemment un travail approfondi, car qui dit fichier dit aussi attention à la protection des libertés. On se pose immédiatement plusieurs questions. Qui mettre dans ce fichier ? Comment le contrôler et qui peut l'utiliser ? Qui peut l'utiliser ? Question fondamentale. Je n'ai pas d'a priori et d'idée arrêtée, mais j'aborde cette question avec beaucoup de prudence, et je crois que nous devons faire très attention.

Nous avons d'abord engagé un travail interministériel de consultation des ministères concernés : Intérieur, Défense et Justice. Quand j'aurai reçu la position de ces différents ministères, je saisirai alors officiellement la Commission nationale Informatique et Liberté.

C'est vrai que nous avons déjà réfléchi, en dehors de ces grandes questions, sur des problèmes très complexes. Par exemple, pourra-t-on inclure dans ce fichier des empreintes génétiques de personnes condamnées pour infraction sexuelle lorsque leur empreinte n'aura pas été établie au cours de la procédure d'information ? Question importante évidemment.

Lorsqu'on ne peut pas trouver de trace génétique - puisque c'est le terme employé dans le texte - sur la victime, comment fait-on ? C'est un exemple pour signaler le type de problème. En tout cas, ce seront les empreintes des condamnés qui seront retenues, et naturellement ce seront les juges qui pourront utiliser ce fichier. L'idée de ce fichier est destinée à permettre aux magistrats de pouvoir être plus efficaces dans leurs investigations.

Voilà ce que je peux dire pour l'instant. Nous allons considérablement approfondir ce sujet, et je ne me déterminerai pas sans avoir l'avis formel de la Commission nationale Informatique et Liberté.

Sur Internet, vous avez raison de dire, monsieur le rapporteur, que c'est un sujet important que nous commençons à peine à aborder. Les personnes, les serveurs qui abonnent au réseau Internet peuvent, d'ailleurs à leur insu, se trouver complices d'infractions pénales en diffusant sans le savoir des images pornographiques à caractère pédophile etc.

Comment arriver à contrôler ? En principe, selon le Code pénal, on ne peut pas être poursuivi quand on n'est pas directement responsable. Sauf qu'on ne peut pas s'en tenir là, s'agissant d'un réseau mondial.. Moralement, on ne peut pas en rester à l'idée que nous ne pouvons pas contrôler les infractions à nos lois qui seraient commises par le biais d'Internet.

Une réflexion est menée actuellement par le Gouvernement, en liaison avec les professionnels qui eux-mêmes s'inquiètent parce qu'ils ne veulent pas être complices d'infractions graves. C'est une question que je préférerais voir réglée à l'occasion d'un projet de loi spécifique que ma collègue, ministre de la Communication, devrait principalement présenter et auquel mon ministère devrait être étroitement associé.

J'en viens à la question de Michel Dreyfus-Schmidt sur les délits : pourquoi augmenter la durée de prescription ? Pour des délits très graves - qui ne sont pas des crimes - commis sur des mineurs de 15 ans par des ascendants : des attouchements sexuels effectués par un père sur son enfant, ou par un éducateur d'ailleurs, je pense que 21 ans, c'est court comme délai de prescription. On sait que les victimes de ces atteintes sexuelles sont justement dans la position particulière de se sentir coupables, en particulier lorsque leur agresseur est quelqu'un de leur famille, à plus forte raison quand c'est un parent : le père ou la mère, mais le plus souvent le père. C'est ce cas où les victimes se sentent coupables.

Il y a donc une difficulté particulièrement grande à en parler. Ce n'est pas nécessairement en repoussant le délai de prescription que l'on garantit quoi que ce soit. Mais enfin, en laissant le temps, quand les victimes deviennent adultes, qu'elles commencent à avoir une vie sexuelle, certaines choses se libèrent. Voilà le raisonnement. Je reconnais que d'un point de vue d'idéal juridique, ce n'est pas l'idéal. Mais je me suis déterminée sur la base du premier ordre de considération.

Monsieur Bonnet ainsi que M. Robert Badinter posent la question de l'utilisation de la vidéo, notamment à l'audience. Nous avons introduit cette disposition pour limiter le traumatisme de l'enfant, pour permettre qu'on en effectue un enregistrement, et qu'ensuite, on utilise cet enregistrement audio ou audiovisuel pour éviter la multiplication des auditions. Voilà le raisonnement de base.

En ce qui concerne l'utilisation de cet enregistrement durant le procès, ce n'est pas une obligation, c'est une faculté qui est ouverte. Je reconnais que la puissance de l'image est quelque chose à laquelle il faut faire très attention. A deux points de vue : soit, comme le disait M. Bonnet, parce qu'il peut y avoir une curiosité malsaine de toutes les personnes présentes dans un procès vis-à-vis de ce type d'images terribles. Et puis, il peut y avoir aussi une utilisation excessive.

On peut imaginer les problèmes que peuvent créer pour la défense la puissance de l'image, l'émotion qu'elle dégage. C'est vrai mais c'est facultatif. J'ai plutôt tendance à faire confiance à la sagesse des magistrats, des avocats présents. Je pense qu'il y aura dialogue pour éviter ce type de mauvaise utilisation dont je ne nie pas la possibilité au moment du procès. En tout cas, au cours de l'instruction, l'utilisation de ce type d'instrument me paraît important.

Sur la question du bizutage, quelles infractions; quelles violences justifient cette nouvelle incrimination ? Je suis très attentive à votre remarque sur le fait de ne pas légiférer à tout va. Je crois également qu'il y a une prolifération, une tendance à pénalisation qui n'est pas bonne dans son principe, elle encombre. Surtout, elle rend difficile une recherche précise de certains faits.

Ce qui a emporté ma décision, c'est l'exemple qui m'a été cité des formes de pression collective qu'on ne peut pas qualifier de viol ou de violence caractérisée. Quand un groupe force un jeune homme ou une jeune fille à masturber des animaux, cela n'entre pas nécessairement dans les qualifications actuelles du Code pénal. Il n'y a pas viol, il n'y a pas violence caractérisée. Et pourtant, on ne peut pas nier que ce sont des atteintes très graves à la dignité des personnes. Voilà le genre de choses qui se produisent quelquefois malheureusement dans certaine bizutages. Il y en a d'autres que Mme Ségolène Royal, si elle était là, pourrait vous citer, tant la liste est longue. Pour ma part, c'est cet exemple-là qui m'a frappée.

M. le président - Excusez-moi, mais un juge novateur peut très bien dire que c'est une violence.

M. Pierre Fauchon - On irait en cour de Cassation.

M. le PRÉSIDENT - A la suite d'un procès portant sur l'hypothèse que vous avez évoquée, avec tous les qualifications qui s'ensuivraient, et si on allait en jugement en cour de Cassation, on pourrait fort bien dire qu'il s'agit d'une violence.

M. Pierre FAUCHON - Il faut bien reconnaître qu'avec un texte, c'est plus court.

M. le PRÉSIDENT - On ne peut pas faire un texte que pour des hypothèses de ce genre. Ce n'est pas bien, certes, mais enfin !

Mme Ségolène ROYAL
Ministre délégué auprès du Ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargé de l'Enseignement scolaire.

M. le PRÉSIDENT - La séance est reprise. Madame la ministre, nous avons examiné l'ensemble des problèmes posés par ce texte. Mme le Garde des Sceaux nous a apportés certains éclairages et a répondu à certaines de nos objections. Nous savons le rôle que vous avez joué dans la partie de ce texte qui concerne ce que l'on appelle aujourd'hui la répression du bizutage.

Je ne vous cache pas qu'à première vue, et de manière un peu rapide sans doute, la réaction de la commission a été de se demander - question que nous approfondirons - si l'ensemble de ce que comporte le Code pénal nouveau ne permet pas de réprimer ce qu'il peut y avoir d'abusif dans le maintien et l'exagération de traditions que nous avons tous subies.

La parole est à Mme la ministre.

Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire - Monsieur le président, Mme le Garde des Sceaux a du déjà répondre à cet aspect des choses.

La question que vous posez est tout à fait fondée parce qu'on observe que les différents sévices subis lors des opérations de bizutage trouvent, la plupart du temps, une traduction dans l'actuel Code pénal. Toutefois, la nature même de ces sévices fait que les victimes ne portent pas plainte parce qu'elles ont peur des mesures de rétorsion, qu'elles veulent absolument poursuivre leurs études, et que la première sanction des engagements de plaintes serait que des victimes se trouveraient ainsi mises au ban des établissements d'éducation qu'elles fréquentent.

L'actualité récente nous démontre d'ailleurs la grande utilité de ce texte. J'ai mis en place, au ministère de l'Education nationale, un numéro SOS Violence sur lequel arrivent tous les jours une quarantaine d'appels. La plupart de ces appels sont anonymes. Mais quand nous engageons des enquêtes dans les établissements sur lesquelles portent ces signalements, nous observons qu'ils sont réels. Ce sont les parents qui appellent la plupart du temps parce qu'ils sont inquiets de l'état physique de leurs enfants. Cela a d'ailleurs conduit à la fermeture de deux centres ensam de Lille, à la suite des appels de détresse lancés par les parents ou par les proches des étudiants dans ces établissements.

De même, ce qui s'est passé au lycée Thiers à Marseille vient directement d'un appel de la famille d'une jeune fille qui avait subi des violences à connotation sexuelle dans le cadre d'une classe préparatoire.

Lorsque les interlocuteurs sont au téléphone, on conseille aux familles de déposer une plainte, ce qui leur faciliterait les choses et permettrait d'éradiquer définitivement ce type d'affaire. Or, nous n'avons eu aucun dépôt de plainte.

Le dispositif législatif envisagé permet de poursuivre ces faits, même lorsqu'il n'y a pas plainte. C'est la raison pour laquelle il est indispensable, dans le contexte actuel où nous avons beaucoup de mal à lever la loi du silence, de combattre certaines traditions. D'autant qu'aucune tradition ne justifie certaines pratiques de brimades dont sont d'ailleurs, en majorité, victimes les jeunes filles. Par conséquent, un message de la représentation nationale est nécessaire pour dire qu'il n'y a plus de comportement de tolérance à l'égard de ces pratiques.

Les ministres successifs de l'Education ne sont pas restés inertes ; tous ont rédigé des circulaires sur la base de l'actuel Code pénal. Ces circulaires sont restées sans effet, précisément parce qu'il n'y a pas de plainte des victimes.

Par conséquent, le dispositif législatif paraît d'autant plus important que certains faits ne sont actuellement pas incriminés dans le Code pénal, par exemple, lorsque les élèves s'exercent sur eux-mêmes des violences sous la pression psychologique. Pour vous donner un exemple, je me suis rendue récemment au lycée Pothier d'Orléans, suite à l'appel d'un proviseur qui a parfaitement bien réagi. Des élèves de seconde dans une section sports-études judo avaient été contraints par leurs camarades de première de se raser les organes sexuels chez eux avant le retour de leur famille le lundi. Vous imaginez le traumatisme sur ces enfants en classe de seconde !

Ce sont donc des jeunes qui s'exerçaient sur eux-mêmes des violences. Ces faits ne sont pas incriminés par le Code pénal. Ou alors, il faut prouver la pression psychologique, mais comme la logique du bizutage veut que les victimes soient consentantes, volontaires pour s'infliger à elles-mêmes ce type de sanction, toutes les plaintes déposées ont été classées sans suite. C'est ainsi qu'un élève d'une école des Arts et Métiers qui avait maigri de huit kilos au cours de son bizutage - les faits ont été constatés par un médecin - a eu le courage de déposer plainte. Cette plainte a été classée sans suite, et la société des anciens élèves a porté plainte à son tour contre lui pour diffamation puisque sa plainte n'avait pas été suivie de condamnation.

Il convient donc d'éradiquer certaines de ces pratiques dans la mesure où ce sont toujours les plus faibles qui en sont les victimes. Ceux qui ont une force psychologique arrivent à résister. Ceux qui sont timides, trop gros, trop maigres, qui ont des défauts physiques sont ceux qui sont en général les plus meurtris dans ces procédures, parce qu'on sait que l'instinct du groupe est particulièrement féroce et que la transgression des interdits se fait au nom du groupe, au nom des pseudo traditions, puis au nom d'une certaine passivité des adultes, malheureusement.

M. JOLIBOIS - Nous nous sommes déjà exprimés à ce sujet. L'un des arguments de ceux qui ne seraient pas prêts à faire du bizutage un délit spécial est que le nouveau Code pénal incluant le nouveau texte sur la mise en danger, permettrait d'atteindre toutes les hypothèses. Tout particulièrement, l'article 222-13 vise les violences qui n'ont entraîné aucune incapacité de travail. Il précise notamment que quand plusieurs personnes agissent en qualité d'auteurs ou de complices, et qu'il y a choc émotif, même quand il n'y a pas d'incapacité de travail, il y a forcément violence. Toute la jurisprudence de la Cour de Cassation sur le choc émotif le démontre.

Par conséquent, on peut penser que s'il y avait une volonté des gens qui détiennent le pouvoir disciplinaire et l'autorité dans les lieux où cela se passe de prendre leurs responsabilités, elles utiliseraient cet article à défaut des plaintes des victimes.

Vous nous dites que les victimes ne porteraient pas plainte. Nous avons entendu tout à l'heure le proviseur du lycée Pothier d'Orléans qui a fait parvenir une sorte de plainte au procureur de la République, qui lui-même, tout à fait sensibilisé par ce que vous dites, a comme mission de poursuivre dans ces cas-là. La question qui se pose est de savoir si le choc émotif, le choc psychologique ne seraient pas suffisants.

A cela s'ajouterait l'action des deux ministres : celui qui rappelle à l'autorité disciplinaire et celui qui poursuit, avec en même temps une circulaire, peut-être complétée par rapport à celle que vous avez faite plus récemment. Cette circulaire que l'on m'a remise vise un certain nombre de délits mais peut-être pas la totalité de ceux qui pourraient être visés, en rappelant : " Vous avez l'autorité disciplinaire, exercez-la parce que le texte est très difficile à faire. " D'autre part, c'est un texte " comportemental " ; il y a des comportements attentatoires à la dignité des autres et il est difficile de les traduire exactement et de manière très nuancée dans un texte pénal pour bien déterminer les faits répréhensibles par rapport à ceux qui ne le sont pas.

L'autorité disciplinaire ne pourrait-elle pas, si elle suivait avec beaucoup de fidélité votre circulaire, réprimer ce qu'en fait vous voulez réprimer ? Telle est la question que nous nous posons.

M. DREYFUS-SCHMIDT - Madame la ministre, j'ai quelque peu défendu le texte tout à l'heure dans la mesure où il peut y avoir, pour une fois au moins, un effet d'affiche. Cela a également été défendu par un chef d'établissement que nous avons entendu. On saura que le bizutage est quelque chose de sérieux qui ne doit pas dépasser certaines limites. Cela peut se soutenir si l'on trouvait dans le texte le mot " bizutage " par exemple. Après avoir parlé d'élèves ou d'étudiants, on en était arrivé à l'Assemblée nationale à parler de personnes, mais on a continué en disant : " lors de manifestations ou de réunions liées au milieu scolaire, éducatif, sportif ou associatif ". On doit le reconnaître.

Cela dit, il y a un problème : si ce que vous nous dites est vrai, à savoir qu'il y a des actes ou des comportements qui portent atteinte à la dignité de la personne humaine, et qui ne seraient pas visés par le Code pénal - ce dont je ne suis pas sûr - il faudrait les punir, même lorsque ce n'est pas lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaires etc. Il n'y a pas de raison.

M. JOLIBOIS - C'est toute la question.

M. DREYFUS-SCHMIDT - Cela pose la difficulté de ce texte. C'est surmontable, mais tel qu'il est là, il n'y a pas de raison de se limiter aux réunions ou aux manifestations sportives, scolaires etc.

M. le PRÉSIDENT - C'est un problème. Nous vous avons donné quelques informations ; ce sont de premières réactions. Nous avons le texte, nous allons l'étudier et en délibérer en commission. Notre état d'esprit est bien de partager nos sentiments réciproques, à savoir qu'il y a un problème et qu'il faut faire quelque chose. Mais quoi ?

M. JOLIBOIS - Il faut faire quelque chose, mais quoi ?

M. le PRÉSIDENT - A côté du bizutage que j'ai moi-même vécu et qui n'était pas bien méchant, il y a des choses vraiment atroces.

M. JOLIBOIS -..et dangereuses dans certains cas, qui débouchent sur de véritables accidents, ne l'oublions pas ! Les accidents ne sont pas fréquents mais il y en a.

Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire - Monsieur le président, en réponse à ces propos, ce qui m'interpelle, c'est qu'il y a eu très peu de plaintes et que le peu de plaintes qui ont été déposées ont été classées. Même pour ceux qui ont eu le courage de porter plainte, toutes ces plaintes ont été classées !

M. JOLIBOIS - La politique pénale est inspirée par Mme le Garde des Sceaux.

Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire - Oui, mais je pense que les procureurs se sont appuyés sur un vide juridique pour justifier cela. Je le précise par rapport à l'interrogation que vous posez sur la nécessité ou non de compléter la loi, et en particulier sur la notion de victime consentante.

M. BADINTER - Monsieur le président, ma préoccupation est d'un autre ordre. Ce qui me gêne - je suis partisan de la répression du bizutage et de la fermeté dans ce domaine - et me préoccupe, c'est que dans le nouveau Code pénal comme dans l'ancien, nous avons essayé de prendre garde, autant que faire se pouvait, à une hiérarchie des valeurs dans notre société.

A notre époque, l'atteinte à la dignité humaine me paraît relever d'incrimination, non pas mineure mais majeure. Ce qui me gêne c'est qu'ici, on pense bizutage, cour d'école etc., lié - comme l'a évoqué Michel Dreyfus-Schmidt - à certains cercles. Nous aboutissons à une incrimination qui contient, dans sa version de l'Assemblée nationale : " (tout).acte ou comportement portant atteinte à la dignité de la personne humaine est puni de six mois d'emprisonnement. ", sans autre précision !

Je demande que l'on s'interroge. Si nous allons vers une incrimination, il faut examiner bien attentivement au regard de l'équilibre du Code, de l'acte qui porte en soi atteinte à la dignité humaine. Je ne pense pas que l'on puisse s'en tenir à ce niveau-là. Vraiment, c'est au coeur des choses, et je n'ai pas besoin de dire quels partis politiques passent leur temps à s'attaquer à la dignité humaine.

C'est un problème qui n'est pas simple, et je souhaiterais que nous y réfléchissions tous. L'atteinte à la dignité humaine, si l'on regarde le Code pénal aujourd'hui, ce n'est pas grand-chose.

Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire - C'est vrai que nous nous sommes posé la question. La réponse que nous avons trouvée est la suivante : quand les actes sont déjà qualifiés dans le Code pénal : viol, violences sexuelles, absorptions de substances dangereuses etc., à ce moment-là, c'est le code pénal qui s'applique avec les sanctions prévues à ces actes nommément identifiés.

Mais nous avons observé qu'il y avait dans le bizutage une dégradation de la personne humaine, des atteintes portées à la personne humaine, des actes d'humiliation qui ne trouvaient pas de qualification dans le Code pénal. C'est la raison pour laquelle il nous a paru essentiel de trouver une nouvelle incrimination qui permette aussi, à ces actes-là, d'être poursuivis.

Lorsque, par exemple, dans un bizutage récent, on force une jeune fille à faire des fellations sur un vibromasseur, il n'y a pas de qualification dans le Code pénal. Néanmoins, je considère que c'est une atteinte intolérable. Cette jeune fille peut être marquée à vie par ces actes qui lui sont imposés.

M. BADINTER - Dans ce cas, il y a qualification.

Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire - Quelle est la qualification ?

M. JOLIBOIS - C'est une violence.

M. BADINTER - C'est une violence sexuelle à l'état pur.

M. le PRÉSIDENT - C'est une violence. La violence est un acte qui vous conduit, avec des procédés contestables à accomplir un certain nombre de choses que, normalement vous n'accompliriez pas. Cette jeune fille a été placée dans une situation intolérable ; c'est une violence.

Mme Ségolène ROYAL, ministre déléguée auprès du ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, chargée de l'Enseignement scolaire - Dans le cadre du bizutage, si une plainte était déposée, elle serait classée ; la jeune fille ne porterait donc pas plainte, et les bizuteurs diront qu'elle était consentante.

C'est pourquoi on se heurte systématiquement à ce problème, puisque, si la jeune fille portait plainte dans le cadre d'une violence qui lui est imposée, alors les choses sont claires. La difficulté, c'est que dans toutes les opérations de bizutage, la victime ne porte jamais plainte parce qu'elle veut continuer ses études. Le ressort même du bizutage est la menace sur la poursuite des études. Il y a sujétion de jeunes à ces pratiques parce qu'ils tiennent avant tout à la poursuite de leurs études. Il y a donc un contexte particulier par rapport à un délit particulier.

M. le PRÉSIDENT - Croyez-vous que la loi va les forcer à porter plainte ?

M. BADINTER - Le texte en tant que tel ne porte pas remède au problème que vous évoquez. Le problème que vous évoquez, qui est juste et qui est insupportable, c'est la complicité de la victime pour des raisons qui sont en réalité des contraintes - fausse complicité mais complicité de fait - avec les auteurs de l'infraction pour des raisons multiples : c'est la loi du silence. Il faut appeler les choses par leur nom. Cela relève d'autres problèmes, c'est la poursuite elle-même qui intervient, sans que l'on ait besoin à cet égard, qu'elle soit déclenchée par la victime etc.

Nous sommes la commission des Lois et il faut donc examiner le texte en tant que tel. Le texte ne règle pas le problème que vous évoquez, pas plus celui-là que les autres. Cependant, nous sommes à un degré d'incrimination concernant l'acte qui porte atteinte à la dignité de la personne humaine. Le problème est sérieux et il faut vraiment y réfléchir.

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