C. LES RÉTICENCES DES ADMINISTRATIONS ET DES ORGANISMES PUBLICS

Rares sont les projets d'infrastructures qui ont encouru autant de critiques de la part des services de l'Etat que la liaison Saône-Rhin. Les ministères, les corps d'inspections, et de grands établissements publics ont clairement fait connaître leur hostilité à son sujet.

Tout se passe d'ailleurs comme si le transport fluvial faisait l'objet d'une indifférence voire d'une méfiance de la part de certaines administrations françaises. Comme le souligne un géographe, on se heurte en la matière, au conservatisme des mentalités :

" Pour changer d'état d'esprit, il faudrait réformer de " nobles institutions ", changer la mentalité des hauts fonctionnaires plus ou moins acquis pour diverses raisons à d'autres intérêts, encourageant ainsi le transport routier et défendant, malgré ses contre-performances, le chemin de fer dont les structures demandent à être repensées, mais dont l'évolution semble paralysée comme celle des ports maritimes l'est et le fut par la toute-puissance d'un syndicalisme conservateur. Ils vivent encore à l'heure de la concurrence, alors que celle de la complémentarité, à travers l'intermodal, à déjà sonné depuis dix ans " 9( * ) .

Parmi les critiques, celles du Ministère des finances ne furent pas les moindres. Dans une note " confidentielle " rédigée en mai 1996 puis remise au comité de liaison anti-canal, -dix huit mois après l'arbitrage du Premier Ministre et un an après le vote des articles 35 et 36 de la loi d'orientation pour l'aménagement du territoire- le Ministère des finances critiquait l'étude CNR-NEA de 1993. Il estimait qu'elle reposait sur des hypothèses de trafic beaucoup trop favorables et sur un modèle statistique qui n'avait fait l'objet d'aucun calage à partir de données observées.

Après avoir contredit les éléments retenus par NEA pour mesurer les avantages économiques du projet (surestimation du gain de temps des chargeurs, majoration de l'effet de décongestion de la voie routière, de l'incidence positive sur le port de Marseille et des avantages en termes d'économie d'énergie), la note révisait les prévisions de rentabilité interne du projet de façon drastique.

Elle évaluait la perte nette en valeur 1993 dans une fourchette de - 8,3 à - 11,1 milliards de francs soit, en valeur actualisée 2011 (date prévue pour la mise en service de l'ouvrage) - 33,2 à - 44,4 milliards de francs .

Quelles qu'aient été les imprécisions de l'étude NEA il est loisible de s'interroger sur les raisons qui poussaient les services du Ministère des finances à critiquer un projet dont la mise en oeuvre, décidée vingt ans plus tôt, venait d'être confirmée par le Premier Ministre en fonction et dont le législateur avait récemment déterminé les modalités de financement au moyen de la " rente du Rhône ". Peut être cette manne financière suscitait-elle certaines convoitises du côté du Quai de Bercy ?

Le doublement du prélèvement sur les ouvrages hydroélectriques immédiatement opéré au profit du FITTVN 10( * ) , par la loi de finances pour 1998, après l'abandon de " Rhin-Rhône ", tendrait à confirmer cette analyse, d'autant que d'autres grands projets dont le financement n'est pas assuré ont vu le jour.

Comme l'indiquait M. Raymond Barre devant votre Commission d'enquête : " Le TGV-Est, ce sont 38 milliards de financement et c'est parce que l'on en cherche le financement que la rente du Rhône est aujourd'hui en l'air [...] c'est la Direction du Budget qui veut mettre la main là-dessus. C'est clair. Je les comprends, ils ont suffisamment de problèmes. Mais la captation des rentes ne devrait pas se substituer à la vision des intérêts stratégiques d'un pays ".

S'agissant des critiques adressées à " Rhin-Rhône ", le Ministère de l'environnement n'était pas en reste !

Un rapport publié en juillet 1995 par sa cellule de prospective et de stratégie exprimait des réserves sur le projet. Ses auteurs estimaient que " la forte controverse économique sur la rentabilité du canal Rhin-Rhône sur de nombreux éléments du schéma autoroutier, sur certains tronçons du TGV montr[ait] l'existence d'incertitudes beaucoup trop importantes au regard de l'irréversibilité certaine des conséquences environnementales. [...] la percée difficile d'un canal de montagne en zone de forte valeur écologique n'ét[ait] pas forcément une solution correcte au plan de l'environnement, ni au plan du montant des fonds publics ainsi mobilisés au regard de l'intérêt économique global du projet. En ce qui concern[ait] plus précisément la liaison Rhin-Rhône, l'option ferroviaire sembler[ait] nettement préférable aux plans financiers (car l'usage permettrait dans ce cas de payer les travaux), économique global (éventail plus large des produits intéressés) et environnemental "

Le ministère se déclarait hostile à l'idée que les infrastructures favorisent le développement qu'il qualifiait de " mythe du développement socio-économique par les infrastructures " en estimant " qu'il n'était pas prouvé que la traversée d'un territoire par des services, a fortiori par des infrastructures de transport soit garante de son développement [...] " 11( * ) .

L'opposition des ministères s'est également fondée sur les analyses techniques élaborées par les grands corps de l'Etat.

Selon de hautes personnalités entendues par votre commission d'enquête, certains grands corps de l'Etat se sont incontestablement montrés plus " réceptifs " au discours des promoteurs des transports routiers ou ferroviaires qu'à celui des transporteurs fluviaux.

Ceci explique peut-être, par exemple, qu'un rapport de l'IGF et du CGPC relève que " la réalisation de la liaison Saône-Rhin a fait l'objet d'une décision politique au regard des enjeux d'aménagement du territoire et d'organisation à long terme du système de transport " 12( * ) . Une telle formule n'est pas sans susciter d'interrogations. En effet, quelle décision relative à un grand projet d'infrastructure ne peut être qualifiée de politique ? On peut ici se demander si l'expression " décision politique " ne tend pas à opposer le " parti pris " supposé du " politique " au " détachement " présumé des grands corps de l'Etat.

Chacun appréciera la justesse de cette expression !

Outre l'Etat, d'autres personnes publiques ont également pris parti contre la liaison Saône-Rhin.

Le projet s'est notamment heurté à l'hostilité d' Électricité de France et de la Société nationale des Chemins de Fer Français .

Selon une haute personnalité entendue par votre commission d'enquête et qui livrait sa conviction personnelle : " on n'aurait jamais trouvé ce projet rentable si EDF ne devait pas tout payer ". Cette opinion était d'ailleurs partagée par les défenseurs des intérêts financiers d'EDF .

Comme l'ont montré les débats du Conseil supérieur de l'Électricité et du gaz (CSEG) du 25 juin 1995, les critiques des syndicats du personnel d'EDF portaient principalement sur l'article 36 de la loi n° 95-115 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, qui instituait un prélèvement sur le producteur d'électricité pour financer Rhin-Rhône.

Un intervenant estima devant le CSEG que l'article 36 précité " institutionnalisait un détournement de fonds publics produits par l'exploitation de l'énergie électrique à des fins étrangères à cet objet ". Pour les opposants au prélèvement sur EDF, celui-ci n'était pas justifié car le coût apparemment bas du kilowattheure produit sur le Rhône résultait de l'amortissement accéléré des barrages (en quinze ans environ) auquel EDF avait procédé antérieurement. Dès lors, les usagers avaient " payé d'avance " une partie du coût de l'électricité du Rhône en remboursant la construction des usines à un rythme accéléré.

De son côté, la SNCF voyait d'un mauvais oeil la construction d'un ouvrage dont elle aurait nécessairement subi la concurrence. Elle soulignait d'ailleurs, au début des années 1990, l'existence de réserves de capacité ferroviaires sur l'axe Rhin-Rhône. Elle estimait également que le rail constituait la solution la plus simple, la plus rapidement opérationnelle et la moins coûteuse pour lutter contre la saturation progressive du sillon rhodanien.

Comme l'observait une personnalité auditionnée par votre commission d'enquête " la SNCF expliqu[ait] qu'elle avait la capacité de réaliser ce que pouvait faire le canal sur Rhin-Rhône. D'ailleurs, quand il s'agissait de Rhin-Rhône, elle disait " parlez plutôt de Seine-Nord ", et alors que cette liaison devient d'actualité, son attitude est plutôt favorable à Seine-Est ".

Un tel comportement, consistant à considérer que le " bon " canal est celui que l'on ne réalise pas a d'ailleurs été observé chez plusieurs opposants au développement de la voie fluviale qui se sont exprimés devant votre Commission d'enquête.

Au total, et bien qu'il soit difficile d'en démonter tous les ressorts, le projet de liaison à grand gabarit a fait l'objet d'une opposition souvent feutrée mais générale des administrations. En dehors du soutien de quelques hautes personnalités il n'a reçu aucun appui des services de l'Etat qui se sont, au contraire, employés à en souligner les imperfections, alors même qu'il eût été souhaitable de s'employer à y remédier.

Encore aurait-il fallu pour cela que le projet élaboré de 1978 à 1995 fût exempt de tout reproche.

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