C. LES PROPOSITIONS DE VOTRE COMMISSION DES LOIS : CONFIER À UNE AUTORITÉ INDÉPENDANTE LA MISSION DE GARANTIR LA COHÉRENCE DE L'EXERCICE DE L'ACTION PUBLIQUE

Au terme de l'examen de la nouvelle organisation du ministère public proposée par le projet de loi, une question reste donc posée. C'est celle de la cohérence de l'exercice de l'action publique sur l'ensemble du territoire national. En effet, faute de dispositions permettant d'assurer la coordination de l'action des 35 procureurs généraux, des distorsions dans l'application de la loi pénale risqueraient d'apparaître d'une région à l'autre, au risque de menacer l'unité de la politique pénale et l'égalité des citoyens devant la loi.

Ainsi, en l'absence d'autorité placée au sommet de la pyramide hiérarchique du ministère public et fondée à intervenir face à de telles distorsions, les mêmes infractions pourraient donner lieu à l'engagement de poursuites systématiques dans telle région et être tolérées dans d'autres.

D'éventuelles directives à caractère général ne peuvent suffire à remédier à cette situation car, dépourvues de valeur contraignante, elles laissent subsister l'appréciation d'opportunité du magistrat du parquet sur une affaire individuelle.

D'autre part, d'un point de vue purement technique et pratique, n'est-il pas souhaitable que les procureurs ou substituts isolés chacun dans leur ressort disposent d'une source commune d'information et d'échange particulièrement utile pour les infractions dépassant le cadre local ?

A l'évidence, le problème ainsi posé ne peut être éludé.

Or, un constat s'impose aujourd'hui : la justification d'une intervention du pouvoir exécutif dans les affaires judiciaires individuelles est, à tort ou à raison, contestée car cette intervention peut prêter au soupçon surtout si une ambiguïté apparaît quant à ses motivations.

La fonction de régulation de l'action publique qui apparaît indispensable pour assurer sa cohérence au niveau national ne pourrait plus être assumée efficacement par un garde des Sceaux privé du pouvoir général d'intervention dans les affaires individuelles.

Comment concilier l'indépendance à l'égard du pouvoir politique et la nécessaire coordination de l'action publique ?

La solution pourrait être qu'à défaut d'être exercée par le garde des Sceaux, la coordination soit confiée, comme dans certains Etats étrangers, à une autorité indépendante présentant toutes garanties d'impartialité.

Ces considérations conduisent votre commission à vous proposer l'institution d'un procureur général de la République placé au sommet de la hiérarchie du ministère public et chargé d'assurer la cohérence de l'exercice de l'action publique.

La mise en place de cette autorité indépendante pourrait s'inspirer des exemples étrangers constitués notamment par le Directeur des poursuites publiques anglais, le " Fiscal general " espagnol ou encore le procureur général de la République portugais.

Cependant, votre commission estime que les prérogatives actuelles du ministre de la justice doivent être maintenues pour les affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat, qui lui apparaissent relever de la responsabilité du Gouvernement. La mission du procureur général de la République ne s'exercerait donc que pour l'ensemble des autres affaires.

Ce système se rapprocherait à certains égards de celui en vigueur en Grande-Bretagne où l' " Attorney general ", ministre de la justice, assure la conduite de l'action publique pour ce qui concerne certaines infractions graves mettant en jeu les intérêts de l'Etat, comme les actes de terrorisme, alors que le " Director of public prosecutions " veille à la cohérence de l'action publique pour les autres affaires.

Par ailleurs, le garde des Sceaux resterait bien entendu responsable de la définition des orientations générales de la politique pénale.

1. Un garde des Sceaux qui resterait responsable de la définition des orientations générales de la politique pénale mais qui ne pourrait intervenir que dans les seules affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat

La mise en place du procureur général de la République proposée par votre commission s'accompagnerait logiquement d'une meilleure clarification du rôle du garde des Sceaux. Celui-ci resterait responsable de la définition des orientations générales de la politique pénale, mais ne conserverait la possibilité de donner des instructions individuelles que dans les seules affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat.

a) La définition des orientations générales de la politique pénale dans le respect des compétences du législateur

Ainsi que le prévoyait le projet de loi, le garde des Sceaux serait chargé de définir les orientations générales de la politique pénale afin notamment d'en fixer les priorités car c'est bien au Gouvernement qu'il appartient, aux termes de l'article 20 de la Constitution, de déterminer et de conduire la politique de la Nation.

Cependant, ces orientations ne sauraient empiéter sur la compétence du législateur en matière de droit pénal et seraient donc dépourvues de valeur normative.

C'est pourquoi votre commission préfère rétablir le terme initial d' " orientations " plutôt que celui de " directives " retenu par l'Assemblée nationale et vous propose d'adopter une série d'amendements rédigés en ce sens et tendant à modifier les articles 1 er , 2 et 3 du projet de loi.

b) Une possibilité d'intervention du ministre de la justice dans les affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat

Votre commission considère que lorsque la sécurité de l'Etat est en jeu, le garde des Sceaux doit conserver la responsabilité de la cohérence de l'action publique.

C'est pourquoi elle vous propose de prévoir la possibilité pour le ministre de la justice de donner des instructions individuelles aux procureurs généraux dans les seules affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat, c'est-à-dire pour ce qui concerne les infractions relatives aux atteintes aux intérêts fondamentaux de l'Etat et au terrorisme , visées aux titres I et II du livre IV du code pénal, consacré aux crimes et délits contre la Nation, l'Etat et la paix publique.

Il pourrait s'agir, comme dans le droit actuel, d'instructions tendant à faire engager des poursuites ou à saisir la juridiction compétente des réquisitions écrites que le ministre de la justice jugerait opportunes.

De même qu'à l'heure actuelle, les instructions du ministre devraient être écrites et versées au dossier ; votre commission a en outre souhaité préciser qu'elles devraient être motivées .

Pour l'ensemble des autres affaires, la mission de veiller à la cohérence de l'exercice de l'action publique serait désormais confiée à une autorité indépendante dotée à cette fin d'un pouvoir d'instruction strictement encadré dans les affaires individuelles. Le maintien d'une possibilité d'intervention du ministre en-dehors de ce " domaine réservé " n'aurait donc plus de justification.

En conséquence, votre commission vous propose :

- d'une part, de maintenir l'interdiction des instructions du ministre de la justice dans les affaires individuelles telle qu'elle est prévue par l' article 1 er du projet de loi , à l'exception toutefois des affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat (cf. art. 30, dernier alinéa nouveau du code de procédure pénale ) ;

- et, d'autre part, de supprimer par un amendement le droit d'action propre du ministre de la justice prévu par ce même article 1 er du projet de loi ( cf. art. 30-1 nouveau du code de procédure pénale ).

La création de ce droit de saisine directe d'une juridiction aux fins d'engagement de poursuites en cas de carence du parquet pouvait être justifiée par le souci de faire valoir des considérations d'intérêt général dans des affaires mettant en jeu les intérêts fondamentaux de l'Etat, par exemple en matière de lutte contre le terrorisme. Or, la faculté pour le ministre de donner des instructions dans de telles affaires répond justement à cette préoccupation.

Par ailleurs, dans les autres affaires, le procureur général de la République pourrait également faire valoir des considérations d'intérêt général en donnant le cas échéant des instructions.

Le droit d'action propre du ministre n'aurait donc plus de raison d'être. Sa suppression permettrait au surplus de régler les problèmes de principe qu'aurait posé l'institution d'une procédure permettant au garde des Sceaux, qui n'a pas la qualité de magistrat, d'intervenir directement dans une procédure judiciaire, sans même évoquer les probables difficultés d'application pratique.

2. Un procureur général de la République chargé d'assurer la cohérence de l'exercice de l'action publique dans les autres affaires et nommé dans des conditions garantissant son indépendance

Votre commission vous propose d'adopter un amendement tendant à insérer un article additionnel après l'article 1 er afin de préciser les attributions et les modalités de nomination de cette autorité indépendante.

a) Sa mission : assurer la cohérence de l'exercice de l'action publique au niveau national

Sans préjudice des prérogatives reconnues au garde des Sceaux, le procureur général de la République devrait veiller à la cohérence de l'exercice de l'action publique et au respect des orientations générales de la politique pénale définies par le ministre de la justice sur l'ensemble du territoire. Il serait chargé de coordonner l'action des procureurs généraux et la mise en oeuvre par ceux-ci de ces orientations, de la même façon que le procureur général près la cour d'appel est chargé par le projet de loi de coordonner l'action des procureurs de la République.

Afin d'exercer efficacement cette mission, il serait doté du pouvoir de donner le cas échéant des instructions aux procureurs généraux dans les affaires individuelles, dans les mêmes conditions de transparence que celles prévues par le projet de loi pour les instructions données par les procureurs généraux aux procureurs de la République, c'est-à-dire à condition que ces instructions soient écrites, motivées et versées au dossier . La faculté générale de donner des instructions actuellement reconnue au garde des Sceaux se trouverait ainsi transférée au procureur général de la République sans en modifier les modalités, sous réserve d'une exigence supplémentaire : la motivation des instructions.

Enfin, l' information du procureur général de la République sur les affaires individuelles serait organisée dans les mêmes conditions que celles prévues par le projet de loi pour la remontée d'information vers les procureurs généraux. De même que le ministre de la justice, le procureur général de la République pourrait ainsi demander à être informé de toute affaire individuelle traitée par le parquet et, en tant que de besoin, réagir à cette information en donnant une instruction justifiée par des considérations d'intérêt général. Par ailleurs, le ministre de la justice transmettrait les rapports annuels des procureurs généraux au procureur général de la République pour alimenter son information.

Le procureur général de la République devrait en outre rendre compte de l'exercice de sa mission au Président de la République et au ministre de la justice en établissant un rapport d'activité annuel .

b) Des modalités de nomination garantissant son indépendance

Les modalités de désignation du procureur général de la République devraient permettre de garantir sa légitimité et son impartialité.

Ces préoccupations conduisent votre commission à vous proposer la procédure suivante :

- le Président de la République , issu du suffrage universel et " garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire ", aux termes de l'article 64 de la Constitution, procéderait à la nomination du procureur général de la République ;

- toutefois, il serait tenu de choisir l'une des trois personnalités que lui proposerait le Conseil supérieur de la magistrature , chargé de l'assister dans sa mission constitutionnelle de garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire.

La personnalité ainsi désignée n'aurait pas nécessairement la qualité de magistrat. De manière à assurer son indépendance, son mandat devrait être d'une durée suffisante, qui pourrait être fixée à cinq ans , mais ne serait pas renouvelable.

En cas d' empêchement ou de manquement grave aux obligations de sa charge , il reviendrait au Président de la République de mettre fin à ses fonctions en prenant acte d'une décision du Conseil supérieur de la magistrature saisi par le ministre de la justice et statuant en formation plénière à la majorité absolue de ses membres.

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