III. LES CAUSES DU DÉFICIT DE TRANSPOSITION EN FRANCE

Lorsque l'on relit les débats qui se sont déroulés au Sénat et à l'Assemblée nationale lors de l'examen du projet de loi d'habilitation, on constate que les développements qui ont été consacrés au retard français en matière de transposition se sont concentrés sur la phase parlementaire du processus. Dans l'esprit du Gouvernement notamment, il semblerait que le problème résidât essentiellement dans l'encombrement chronique et irrémédiable de l'ordre du jour des assemblées.

Or cette analyse néglige deux points importants qui relativisent considérablement la responsabilité de l'agenda parlementaire. D'une part, le fait que le problème n'est que rarement d'ordre parlementaire et qu'il est essentiellement d'ordre administratif. D'autre part, le constat que, lorsqu'il est parlementaire, il révèle plutôt un embarras politique du Gouvernement que les effets de la surcharge des assemblées.

1. Un dysfonctionnement administratif

Il est important de noter que, dans la masse des directives en retard de transposition, la part de celles appelant une transposition par voie législative est très minoritaire .

Ainsi que le disait le ministre des Relations avec le Parlement lors du débat devant le Sénat :

" Au 30 septembre 2000, notre pays comptait " un stock " de 176 directives à transposer, dont 136 étaient, à cette date, à proprement parler " en retard " de transposition. Parmi celles-ci, reconnaissons-le, plusieurs ont un caractère réglementaire et imposent au Gouvernement une vigilance renouvelée, mais un bon tiers de ces textes présentent un caractère principalement législatif, selon nos règles constitutionnelles. "

Certes, la présentation du ministre est habile : " plusieurs ont un caractère réglementaire (...) mais un bon tiers de ces textes présentent un caractère principalement législatif " . En fait, cela signifie que deux-tiers des textes pour lesquels il y a un retard de transposition ont un caractère réglementaire . Cela n'a d'ailleurs rien de surprenant car l'on sait que 35 à 40 % seulement des directives comportent des dispositions de nature législative. Mais cela montre que le retard dans les transpositions a avant tout une cause administrative et non une cause parlementaire et l'on ne peut que regretter que cela n'ait pas été davantage souligné lors des débats du trimestre dernier.

Encore convient-il de déterminer les causes de ce dysfonctionnement administratif . A cet égard, un retour en arrière n'est pas inutile car le problème n'est pas nouveau.

Jusqu'en 1986, chaque ministère était responsable, dans son domaine de compétence, de la transposition des directives. Constatant que les délais fixés par les directives pour les transpositions étaient de plus en plus souvent dépassés et que la Commission commençait d'engager des procédures contentieuses, le Premier ministre, par une circulaire du 5 mai 1986, mit en place une procédure centralisée reposant sur le secrétariat général du Gouvernement et le SGCI, c'est-à-dire sur deux organes dépendant directement de lui.

Cette première tentative de réforme se révélant très vite insuffisante, le Gouvernement saisit la section du Rapport et des Etudes du Conseil d'Etat qui rendit en décembre 1989 son verdict sur les " problèmes posés par la transcription en droit interne des directives communautaires " .

L'analyse du Conseil d'Etat

Parmi les causes de dysfonctionnement diverses qu'il relevait alors (après avoir pris garde de mentionner que " ces dysfonctionnements ne sont pas dus à une mauvaise volonté délibérée qui caractériserait l'administration française dans l'application de la norme communautaire " ), le Conseil d'Etat distinguait des causes permanentes et structurelles :

- insuffisante formation des fonctionnaires sur la question de droit communautaire,

- insuffisance des moyens matériels et humains affectés à la mise en oeuvre des directives,

- contraintes des procédures consultatives de droit interne,

- insuffisante participation de l'ensemble des administrations concernées à la négociation même de la norme communautaire,

avant d'énumérer les causes liées à un mauvais déroulement de la procédure de transcription elle-même :

- la tendance à " trop en faire ". " Il arrive que certaines administrations cherchent à saisir l'occasion que présente la transcription d'une directive pour réformer ou réaménager l'ensemble des règles de droit applicables dans le secteur considéré, bien au-delà des dispositions auxquelles il est strictement nécessaire de toucher pour se mettre en conformité avec la directive. "

- le retard mis à résoudre certaines questions juridiques. " Il a pu arriver que les difficultés juridiques liées au choix à opérer ne soient aperçues qu'à un stade avancé de l'élaboration des textes. "

- les faiblesses du dispositif mis en place en 1986. On peut se demander " si le procédé de transmission par lettre avec demande d'échéancier est suffisamment incitatif, et si le suivi de l'élaboration des textes par les organes de coordination interministérielle est assuré avec une rigueur suffisante " .

Et le Conseil d'Etat concluait par quatre suggestions susceptibles d'apporter " des améliorations possibles " :

- prévenir les difficultés dès le stade de la négociation de la directive communautaire,

- abréger les circuits de transmission,

- renforcer le rôle de coordination du SGCI et du secrétariat général du Gouvernement,

- améliorer les moyens dont disposent les administrations qui doivent faire face à des tâches importantes de transcription.

A la suite de ces recommandations, le Gouvernement prit une nouvelle circulaire en janvier 1990 " relative à la procédure de suivi de la transposition des directives communautaires en droit interne " .

Cette circulaire, complétée entre-temps par une autre circulaire en mars 1994, a été remplacée par une nouvelle circulaire du 9 novembre 1998, qui définit donc aujourd'hui la doctrine et la règle de conduite de l'administration française.

Que dit cette circulaire ?

Elle pose d'abord, pour la négociation des directives, un principe fondamental selon lequel " il est essentiel de prendre en considération, dès le stade de l'élaboration et de la négociation des projets de directive, les effets sur le droit interne des dispositions envisagées et les contraintes ou difficultés qui pourront en résulter " .

A cet effet, elle rappelle :

- " que l'activité normative de la Communauté doit être gouvernée par les principes de subsidiarité et la proportionnalité " ;

- qu'il est souhaitable " que les fonctionnaires chargés de suivre la préparation d'un projet de directive soient ceux à qui il reviendra d'assurer la transposition en droit interne de la directive adoptée " ;

- qu'il est " nécessaire en particulier de s'assurer, dès le début de la négociation, que les formulations ou définitions envisagées ne risquent pas de soulever des difficultés d'interprétation ou de créer des incohérences au regard des dispositions existantes en droit interne " .

Afin de permettre le respect de ces règles générales, la circulaire prévoit que chaque proposition de directive devra faire l'objet d'une étude d'impact juridique comprenant :

• la liste des textes de droit interne dont l'élaboration ou la modification seront nécessaires en cas d'adoption de la directive,

• un avis sur le principe du texte, sous l'angle juridique et celui de la subsidiarité,

• un tableau comparatif des dispositions communautaires et nationales,

• si les informations nécessaires sont disponibles, une note de droit comparé.

Et la circulaire ajoute que cette étude d'impact juridique " s'efforcera également d'identifier les difficultés que pourrait soulever la transposition en droit interne des dispositions de cette proposition de directive " . Et de conclure " l'étude d'impact devra être adaptée au vu des évolutions qu'est susceptible de connaître la proposition de directive. Elle permettra d'éclairer la négociation elle-même et facilitera, ultérieurement, la transposition en droit interne. "

Enfin, la même circulaire prévoit que la transposition " préparée, ainsi qu'il a été dit, dès le stade de la négociation, doit être entreprise aussitôt que la directive a été adoptée " . Et elle souligne que " les difficultés de nature juridique et administrative traditionnellement rencontrées dans cet exercice sont principalement dues à des interrogations sur le choix du niveau de texte adéquat dans la hiérarchie des normes internes ainsi qu'à des hésitations ou des désaccords sur le rôle qui incombe à chaque ministère " .

Et de prévoir que, dans le délai de trois mois, chaque ministère participant à la transposition élaborera " un échéancier d'adoption des textes relevant de ses attributions accompagné, pour chacun de ces textes, d'un avant-projet de rédaction et d'un tableau de concordance permettant d'identifier clairement les dispositions transposées " . Le rédacteur de la circulaire, rompu aux habitudes administratives, a même pris le soin de préciser que l' " on s'attachera à déterminer avec réalisme les délais requis pour l'élaboration des textes " !

Qu'ajouter à cela ? Rien, à l'évidence. Tout est gravé dans le marbre et publié au Journal officiel. Une première fois en 1990, puis, sous une forme améliorée, en 1998.

Alors, pourquoi un mécanisme aussi subtil et détaillé aboutit-il à une situation aussi désastreuse au tableau d'affichage des transpositions ?

Tout simplement parce que cette circulaire, qui recense toutes les recommandations que l'on pourrait être tenté de faire pour remédier à notre triste situation, est purement et simplement inappliquée !

On serait ainsi tenté de dire : " que le premier qui a vu une étude d'impact juridique sur une proposition de directive lève le doigt " . Car, depuis dix ans, cette disposition est restée lettre morte !

En veut-on quelques exemples criants ?

a) Les directives dans le domaine vétérinaire

A propos des " désaccords sur le rôle qui incombe à chaque ministère " , chacun sait que si plus de vingt directives relatives au renforcement de la sécurité pour l'alimentation animale n'ont pas été transcrites, c'est parce que deux administrations s'en disputent la responsabilité. Comme le relevait très justement Rafaële Rivais dans Le Monde du 15 octobre 1999 :

" Il s'agit d'une part de la direction générale de l'alimentation, qui relève du ministère de l'agriculture, et d'autre part de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, qui relève du ministère de l'économie. Sachant que l'administration qui transpose un texte est celle qui le fera appliquer, chacune a rédigé un projet prévoyant que ses propres fonctionnaires procéderont aux contrôles nécessaires. Elles attendent depuis plusieurs années un arbitrage de Matignon. "

b) La directive sur la brevetabilité du vivant

A propos de la nécessité " de s'assurer, dès le début de la négociation, que les formulations ou définitions retenues ne risquent pas de soulever des difficultés d'interprétation ou de créer des incohérences au regard des dispositions existantes en droit interne " , on ne peut que s'arrêter un instant sur le cas de la directive 98/44 sur la brevetabilité du vivant qui a été adoptée en juillet 1998 après dix ans de débats et qui aurait dû être transposée avant le 30 juillet 2000.

Interrogée le 7 juin 2000, dans le cadre des questions au Gouvernement, par le député André Aschieri, la garde des sceaux, Mme Elisabeth Guigou, faisait la réponse suivante :

" La directive européenne est, en effet, incompatible avec nos lois. Elle l'est avec les lois sur la bioéthique de 1994, avec le code de la propriété industrielle qui interdit la brevetabilité du génome humain, ainsi qu'avec les dispositions de l'article 16-5 du code civil qui prohibe la commercialisation du corps humain, de ses éléments ou de ses produits. Et cette interdiction, nous le savons, correspond à des impératifs éthiques et culturels qui sont profondément ancrés dans la conscience de nos concitoyens.

C'est pourquoi la transposition de la directive, dans le respect de ces principes essentiels de notre droit, rencontre des obstacles considérables et soulève de très gros problèmes. Il faut donc qu'un débat s'instaure dans notre pays sur ce sujet. Je vous indique que le Gouvernement a sollicité l'avis du comité consultatif national d'éthique sur cette question, que cet avis est attendu très prochainement, que l'Académie de médecine et l'Académie des sciences se sont également saisies de cette question et que nous disposons d'ores et déjà du rapport du Conseil d'Etat du 25 novembre 1999 sur la révision des lois de bioéthique qui exprime déjà de grandes réserves et constate l'incompatibilité de cette directive avec nos lois. "

Tout donne à penser, dans la réponse de la garde des Sceaux, que c'est un an après l'adoption de cette directive que l'on a pris conscience qu'elle était incompatible avec le droit français.

Là encore, on ne résistera pas à citer le journal Le Monde du 16 juin 2000 :

" Sans doute restera-t-il à saisir les véritables raisons qui ont pu conduire la France à soutenir l'adoption d'une directive que l'on savait incompatible avec notre droit. On fait valoir, dans l'entourage de Mme Guigou, que cette situation n'est pas unique, que le texte de la directive était complexe, accompagné de nombreux considérants, et qu'il existe un art de la transposition permettant de concilier les textes européens et le respect des grands principes éthiques ".

c) L'application aux mutuelles des directives sur l'assurance

Ce cas est-il isolé ? Hélas, non ! Un même constat peut être effectué pour l'application aux mutuelles des directives sur l'assurance. Le plus extraordinaire (mais, là encore, il ne s'agit pas d'un exemple unique) tient alors au fait que c'est la France qui, à la demande des mutuelles, a sollicité et obtenu que celles-ci soient incluses dans le champ d'application de ces directives. Or, ce n'est que plus d'un an après l'adoption de ces directives que le Gouvernement commande un rapport sur les difficultés soulevées par leur application aux mutuelles. Il s'ensuivra plus de sept ans de réflexion diverses ainsi qu'une procédure contentieuse !

Comment est-il concevable que, lorsque l'on a fait une démarche pour inclure les mutuelles dans le champ d'application de ces directives, on n'ait aucunement pris garde, par exemple, que " la gestion, au sein des mutuelles, d'activités d'assurance et d'oeuvres sociales contrevient à l'exigence communautaire de séparation des activités " ou que " leur système de réassurance n'est pas conforme au droit communautaire " ainsi que le ministre délégué chargé des affaires européennes le soulignait dans une réponse à une question écrite publiée au Journal officiel en avril 2000 ?

d) La directive sur la protection des données personnelles

Faut-il rappeler aussi l'exemple, non moins surprenant, de la directive 95/46 sur la protection des données personnelles ? L'initiative en revient à la France, à la suite d'un travail de lobbying intensif de la CNIL qui, voulant prôner et diffuser le modèle français, réussit à convaincre les autorités politiques de notre pays de la nécessité d'une directive à ce sujet. Mais, comme c'est souvent le cas, les négociations ont finalement conduit à une directive dont les dispositions sont non seulement incompatibles avec notre propre législation mais posent, là encore, de redoutables problèmes juridiques.

A-t-on réellement, là aussi, envisagé clairement, lors de la négociation, les difficultés de transposition ? Personne ne peut reprocher à nos diplomates de rechercher des compromis. Mais qu'au moins ils soient suffisamment informés que, sur tel ou tel point, une transposition risque de poser problème sans quoi ils risquent fort d'accepter des compromis qui, par la suite, se révéleront impraticables à l'échelon national.

2. Un manque de courage politique

Le second point qui me paraît avoir été quelque peu laissé dans l'ombre lors de ces débats réside dans la constatation que lorsque le Parlement effectue avec retard une transposition de directives, ce n'est pas en raison de l'encombrement de l'ordre du jour des assemblées.

Je passe sur le fait que, souvent, la transposition législative n'intervient tardivement que parce que le Gouvernement n'a déposé le projet de loi de transposition qu'avec retard. Le dépassement des délais ne tient pas à la durée de la phase parlementaire, mais au fait que, en raison de la négligence du Gouvernement, les assemblées n'ont pu intervenir plus tôt. Les causes en fait sont les mêmes que pour les retards affectant les directives dont la transposition se fait par voie réglementaire.

Mais surtout, pour les textes dont l'importance politique est notable, le retard provient essentiellement du manque de volonté et de courage du Gouvernement qui semble se dérober devant des arbitrages qui ne sont pourtant que la conséquence nécessaire des compromis qu'il a acceptés à Bruxelles.

Qui nous fera croire que c'est l'encombrement de l'ordre du jour des assemblées qui a empêché de transposer la directive " Natura 2000 ", alors que chacun sait que ce sont les protestations que suscitait le projet de créer un réseau européen écologique qui ont incité à geler l'application de cette directive ?

Qui nous fera croire que c'est la durée des débats parlementaires qui a empêché de transposer plus tôt la directive de 1976 sur l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes qui autorise celles-ci à travailler la nuit alors que chacun sait que c'est la peur de mécontenter la CGT et FO qui a fait reculer le Gouvernement ?

Qui nous fera croire que c'est la charge de travail du Parlement qui a retardé la transposition des directives ouvrant le marché de l'électricité ou du gaz à la concurrence ?

Dans chacun de ces cas, il paraît évident que le Gouvernement préférerait ne pas transposer ou, s'il fallait vraiment passer par là, le faire par la voie réglementaire et éviter un débat au Parlement. Mais la démocratie y gagnerait-elle ?

Je me garderai bien de dire que cette inclination à la " procrastination " est le fait du seul Gouvernement actuel. Il suffit de rappeler à cet égard le cas de la directive " fixant les modalités d'exercice du droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales pour les citoyens de l'Union résidant dans un Etat membre dont ils n'ont pas la nationalité " . Cette directive fut adoptée le 19 décembre 1994 et la date limite fixée pour sa transposition était le 1 er janvier 1996. Or, si le Gouvernement de l'époque a déposé le 2 août 1995 sur le bureau de l'Assemblée nationale le projet de loi organique tendant à transposer cette directive, jamais il n'a voulu l'inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale , en dépit des nombreuses questions écrites ou orales qui lui furent posées en ce sens. Ce n'est qu'après les élections législatives de 1997 que le nouveau Gouvernement, après avoir redéposé au Sénat un projet de loi identique au précédent, l'inscrivit à l'ordre du jour de notre Assemblée.

C'est donc près de trois ans après l'adoption de la directive et plus d'un an et demi après la date limite de transposition que le projet de loi a été examiné en première lecture.

Pourquoi ce retard ? Parce que le Gouvernement de 1994 avait, lors des négociations de cette directive à Bruxelles, délibérément ignoré les demandes figurant dans les résolutions adoptées à ce propos par l'Assemblée nationale et le Sénat et qu'il craignait un débat parlementaire difficile au cours duquel sa propre majorité lui aurait demandé des comptes.

En septembre 1997, il y avait une nouvelle majorité à l'Assemblée nationale et un nouveau Gouvernement qui n'avait pas à se justifier du comportement de son prédécesseur trois ans plus tôt. L'inscription à l'ordre du jour des assemblées ne posait plus problème.

Comme aurait dit Molière : " Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette ".

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