II. LA RECHERCHE D'UNE NOUVELLE COHÉRENCE

Sans souscrire pour autant aux propos de Renaud Camus tirés de son « Journal romain », selon lesquels, « Tout respire la survie, la difficile survie, d'une institution jadis éclatante, et qui se prolonge tant bien que mal, sur le merveilleux théâtre usé de sa splendeur passée » , votre rapporteur spécial a jugé la situation suffisamment préoccupante et les enjeux symboliques suffisamment importants pour que l'on évite de laisser perdurer un processus conduisant à la désagrégation d'une institution qui a fait la gloire de notre culture.

La France a hérité d'un palais. Il en résulte des charges pour l'État, qui peut, en contrepartie, octroyer à ceux qu'il désigne la possibilité de jouir des avantages que celui-ci procure. La situation de la Villa est exceptionnelle, la rente de ceux qui en profitent également, qu'il s'agisse des pensionnaires ou des gestionnaires. Toute la question est de savoir quelles sont les contreparties d'un tel privilège et comment le redistribuer au mieux, en assurant, pour des procédures de même nature, à la fois égalité de traitement des individus et égalité de rendement des fonds publics .

Le moment paraît venu de remettre à plat l'institution dans la mesure où la « fermeture pour travaux » que l'on vient d'annoncer à votre rapporteur spécial, est l'occasion de réfléchir à un nouveau mode de fonctionnement de l'institution.

Les propositions de votre rapporteur se fondent sur deux convictions :

•  il convient de donner, au moment où l'Europe est de plus en plus menacée par le modèle culturel américain, une nouvelle impulsion à la mission dite « Malraux » en donnant une vocation délibérément grand public à la Villa sur le modèle de l'institution, dont le président de la République a évoqué la création, pour l'Allemagne, dans son discours de Berlin de juin 2000 ;

•  il faut assurer la cohérence de l'institution par des moyens multiples, alternatifs ou complémentaires selon la stratégie choisie, ayant pour objet de parvenir, soit à une plus grande homogénéité des pensionnaires grâce à une réforme des procédures de sélection, soit à une meilleure articulation avec les actions culturelles entreprises dans le cadre national.

Les réformes entreprises par l'actuel directeur, Bruno Racine, constituent un préalable nécessaire mais pas suffisant, dans la mesure où elles assurent à l'institution une cohésion plus administrative que culturelle.

A. CHOISIR UNE LOGIQUE POUR LA VILLA MÉDICIS

Si elle constitue bien l'archétype des académies, la Villa n'est pas la seule institution à recevoir des hôtes quels que soient leur appellation ou leur statut. Bien au contraire, on a vu, avec le temps, fleurir les organismes à l'étranger mais aussi en France, accueillant des hôtes en résidence, tandis que se sont multipliées les bourses d'études ou de voyage, retrouvant ainsi une tradition que l'on peut, en ce qui concerne les artistes, faire remonter à l'Ancien Régime.

Votre rapporteur s'est intéressé au fonctionnement de certaines institutions ou procédures, qui lui ont paru pouvoir constituer des modèles dont on pouvait utilement s'inspirer pour redonner sa cohésion à l'Académie de France à Rome. L'on trouvera en annexe des informations sur le mode de fonctionnement de ces modèles de référence.

Il est important, dans l'hypothèse où, à l'occasion des travaux qui viennent d'être annoncés, on envisagerait une réforme d'envergure, de ne pas s`enfermer dans une perspective franco-française.

Des expériences étrangères réussies existent, il faut s'en inspirer sans a priori à l'encontre des procédures souples et informelles d'inspiration anglo-saxonnes et sans préjugé en faveur des méthodes nationales multipliant les textes réglementaires au nom d'une égalité plus formelle que réelle.

Plusieurs logiques sont possibles, qui dépendent des moyens financiers et, surtout, des personnes que l'on pourrait mobiliser pour revitaliser l'Académie de France à Rome, notamment, en en faisant un pôle d'attraction accru pour la création internationale.

Cela fait des années que l'on parle d'ouvrir la Villa. Il convient, avant d'examiner les logiques d'une possible réforme, de comprendre pourquoi l'on n'y est jusqu'à présent pas pleinement parvenu.

Une convention cadre à caractère expérimental, signée en juin 2000 entre la Délégation aux arts plastiques et le directeur de la Villa, esquisse un certain nombre de réformes qui vont dans le sens des préoccupations exprimées par votre rapporteur spécial mais sans toutefois avoir d'autre valeur que celle de déclarations d'intention.

Il faut en fait se demander si les structures et les moyens humains actuels, même adaptés et renforcés, permettent de déboucher sur un accroissement effectif de l'intérêt d'un séjour romain pour les pensionnaires comme pour la nation.

1. L'impossible réforme

Le premier des obstacles à une vraie réforme du fonctionnement de la Villa résulte de ce que celle-ci n'est pas perçue comme nécessaire. La Villa est pour ainsi dire mise à l'abri des critiques, - telles les personnes que Jupiter voulait préserver -, par le halo protecteur de son rattachement à certains principes fondateurs comme la liberté de création et le mythe du concours.

Les autres freins à la réforme viennent tout simplement de ce qu'elle est difficile, ainsi qu'en témoigne le fait que tous les directeurs depuis quinze ans ont proclamé leur volonté d'ouvrir la Villa sans y être pleinement parvenus.

a) L'écran protecteur des principes de liberté de création et d'élitisme républicain

On aurait pu s'attendre à ce que la Villa concentre sur elle les critiques de tous ceux qui, en France, se méfient des institutions. C'est oublier deux facteurs qui l'ont jusqu'à présent protégée d'attaques frontales, laissant sans échos les débats, parfois houleux, des conseils d'administration.

(1) Le mythe du concours

L'institution reste préservée parce qu'elle se rattache au concours républicain.

En France, le concours est considéré comme une conquête de la démocratie et comme la procédure permettant de substituer le mérite à la fortune et à la naissance 14 ( * ) .

On est étonné aujourd'hui de la complexité qui présidait à l'organisation des concours des prix de Rome et tout le processus de sélection des artistes. La multiplicité et la diversité des épreuves, l'obsession de l'anonymat des candidats, le vote secret des membres du jury, la sanction, enfin, de l'opinion du public et de la presse, rendaient, selon Jacques Thuillier, tout passe droit difficile et neutralisaient les protections dont pouvaient se prévaloir les candidats en fonction de leur lien avec tel ou tel atelier ou professeur.

Ainsi, à l'image de l'École normale supérieure, la Villa Médicis se trouvait-elle au sommet d'un système d'enseignement pour constituer la clé de voûte d'une sélection profondément démocratique et républicaine.

Au 19 ème siècle, certes l'enseignement n'est pas gratuit, il faut payer un écot pour les frais de modèles, mais tout le système est organisé pour que l'État se substitue aux mécènes ou aux parents afin de permettre aux plus pauvres d'être repérés et de parvenir au sommet s'ils en ont le talent. Au niveau local, il existe des prix grâce auxquels les plus méritants peuvent espérer entrer dans un atelier parisien : les communes, les préfets, les conseils généraux, offrent des bourses aux jeunes artistes. Comme le souligne Jacques Thuillier dans l'ouvrage précité : « un Paul Baudry 15 ( * ) , Prix de Rome 1850, fils d'un sabotier chargé d'une nombreuse famille, obtient à 16 ans du Conseil municipal de la Roche sur Yon et du Conseil général, une pension pour lui permettre d'entrer dans l'atelier de Drölling... O n multiplierait à l'infini les cas de ces provinciaux aidés par leur province : les plus malchanceux, en fait, étaient parfois les Parisiens, lorsqu'ils n'étaient pas soutenus par leur famille . »

On peut citer aussi le cas d'un Jean-Paul Laurens 16 ( * ) , issu d'une famille non moins pauvre du Sud-Ouest, qui, s'il dût renoncer à concourir au prix de Rome, se sentira suffisamment lié à l'École des Beaux-Arts pour en devenir un des professeurs les plus admirés. C'est là qu'il faut faire intervenir un autre aspect du phénomène du concours, celui de l'émulation qui crée une dynamique dépassant largement le cercle des heureux élus.

Il n'y a plus, aujourd'hui, cette dynamique du concours avec la procédure de sélection sur dossier organisée pour la Villa Médicis, dès lors que sa préparation n'implique plus un effort spécifique mais dépend en réalité de facteurs beaucoup plus personnels. Votre rapporteur spécial reviendra sur ce point important en développant ses propositions.

(2) Un espace de liberté créatrice

Les multiples témoignages recueillis par votre rapporteur spécial insistent comme il a déjà été amené à le souligner sur la nécessité d'offrir aux pensionnaires un moment de liberté, qu'ils soient artistes ou chercheurs.

Le rapport déjà cité de Françoise-Claire Prodhon commandé en 1990 par la délégation aux Arts plastiques, reflète également un état d'esprit favorable à une totale liberté pour la plus longue durée possible : « le séjour à l'Académie de France à Rome est donc considéré et vécu comme étant une parenthèse, un moment extrêmement propice au travail, car hors de toutes contraintes temporelles ou matérielles. En cela, il donne à chaque pensionnaire l'occasion unique d'entamer une réflexion de fond sur ce qu'il fait de se ressourcer en ayant l'avantage énorme de disposer de tout le temps dont il a besoin pour cela. »

Plus loin, le même auteur résume bien la spécificité de la Villa dans des termes que l'on aurait mauvaise grâce au premier abord à contester : « l'Académie de France à Rome ne ressemble à aucun institut culturel, aucun centre d'art, c'est une institution généreuse dans laquelle entre l'idée de mécénat prise au plein sens du terme. »

La Villa a été conçue, sinon dès l'origine -en ce temps-là on insistait plutôt sur la notion d'apprentissage-, du moins dès le XIX ème comme un lieu de maturation et, de ce point de vue, une telle conception de la Villa comme un lieu de liberté absolue se trouve parfaitement dans le prolongement de la tradition de l'Académie de France à Rome.

Certains pourront être sensibles, en effet, à l'argument selon lequel il faut protéger les jeunes artistes des pressions et tentations du marché, de leur permettre de prendre du recul et de changer éventuellement leur pratique artistique ?

L'idée même de contrôle voire simplement de « réciprocité », comme en témoigne Renaud Camus, paraît antinomique avec la liberté que notre société estime devoir aux artistes et même dans une moindre mesure aux chercheurs.

Telle est la raison pour laquelle votre rapporteur, bien que reconnaissant avec la Cour des comptes le caractère peu satisfaisant de la situation actuelle, estime qu'il faut s'avancer avec beaucoup de prudence dans le sens d'un renforcement des obligations des pensionnaires.

* 14 Jacques Thuillier dans sa préface à l'ouvrage de Philippe Grunchec sur les concours de prix de Rome écrit : « sa généralisation en France dans l'enseignement et le recrutement des postes d'État est l'un des grands succès du 19 ème siècle, peut-être le seul qui n'ait pas remplacé l'injustice par l'injustice. Nul ne nie qu'il a pleinement joué son rôle dans l'ascension sociale ou le développement des sciences portant rapidement au premier plan des jeunes gens, qui au départ, n'avaient aucune autre recommandation que leur valeur personnelle. Certains le honnissent aujourd'hui, l'accusent d'effacer la notion de classe, tentent d'en limiter l'emploi et de multiplier les postes réservés. Le 19 ème siècle n'avait pas ces arrière- pensées et sur ce point, l'organisation de l'École des Beaux-Arts lui paraissait un modèle. Aussi bien, de nos jours, il faut souvent à l'historien une enquête précise pour distinguer si tel ou tel Prix de Rome sortait d'une famille fortunée, ou gagnait la Villa Médicis en quittant une misérable mansarde. »

* 15 Paul Baudry (1828-1886) décora notamment le foyer de l'Opéra Garnier.

* 16 Jean-Paul Laurens (1838-1921), auteur de tableaux qui figurèrent longtemps dans tous les livres d'histoire tels L'excommunication de Robert le Pieux et L'assassinat du duc d'Enghien , et exécuta aussi de nombreux décors parmi lesquels les plafonds du théâtre de l'Odéon.

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