D. LES PAYS DU SUD AURONT DES GAINS INÉGAUX À LA LIBÉRALISATION : (1) LE DOSSIER AGRICOLE

La question du partage des gains de libéralisation se pose de façon très différente pour les produits agricoles et les produits industriels. Mais dans les deux cas, les pays en voie de développement peuvent se trouver dans des situations très contrastées en fonction des scénarios de libéralisation.

L'agriculture est l'un des sujets les plus controversés des négociations commerciales multilatérales qui se sont déroulées depuis 1999. Les discussions sur ce sujet ont retardé la conclusion des négociations du cycle dit « de Doha », initié par la déclaration ministérielle de 2001 et conduit sous les auspices de l'OMC. Au cours de ces négociations prolongées, les pays en développement se sont constitués en une force politique significative. Ils ont formé un front uni pour s'opposer à un accord au cours de la réunion ministérielle de Cancun en 2003. Depuis lors ils ont critiqué vivement les politiques de soutien à l'agriculture par les pays développés ainsi que les droits de douanes qu'ils appliquent aux produits agricoles. S'agissant des produits agricoles, la question centrale est celle de l'évolution des termes de l'échange en fonction de la situation d'importateur net ou d'exportateur net des pays considérés. L'érosion des préférences s'ajoute à l'effet précédent.

Plusieurs évaluations de l'effet d'un accord dans l'agriculture dans le cadre du cycle de Doha ont été publiées au cours des dernières années. La plupart des simulations à l'aide de MEGC ont conclu que les pays en développement tireraient un grand profit d'une libéralisation commerciale des produits agricoles.

Plusieurs raisons conduisent à penser que ces simulations en équilibre général sont trop optimistes :

- la protection commerciale n'est pas mesurée avec précision ; en général elle n'inclut pas les préférences commerciales, les accords régionaux, et l'écart entre les droits de douane appliqués et consolidés, à un niveau fin de désagrégation des produits ;

- les effets complexes des différents outils de soutien interne ne sont pas pris en compte ;

- les différents groupes de pays en développement ne sont pas distingués (les exportateurs nets de produits alimentaires par opposition aux importateurs nets, les PMA bénéficiant de préférences commerciales considérables, les PMA spécialisés à l'exportation dans des produits protégés par des pics tarifaires...).

Le modèle utilisé par le CEPII pour réexaminer ces questions est le modèle d'équilibre général multi-sectoriel et multirégional MIRAGE-Agri présenté plus haut. Comme on l'a vu, ses caractéristiques de base sont celles du modèle MIRAGE, mais il a été développé spécifiquement pour évaluer les conséquences d'une libéralisation commerciale dans l'agriculture.

Les données de protection utilisées, ainsi que les données de soutien interne agricole, reposent sur un travail original. La protection tarifaire utilisée est calculée à partir des droits appliqués, et prend en compte les préférences commerciales et les accords régionaux (informations tirées de MAcMap). Les formules tarifaires sont appliquées au niveau de chacun des 5 111 produits HS6 sur les droits consolidés (tels qu'ils sont reportés auprès de l'OMC), et les droits appliqués sont réduits seulement quand le nouveau droit consolidé devient inférieur au droit appliqué initial.

Tableau 3 : Droits de douane bilatéraux dans le secteur agricole (2001)

Source : MAcMap_HS6, CEPII [3]

De même, les données agricoles pour les pays de l'OCDE ont été mobilisées à un niveau fin, pour disposer d'une représentation précise du soutien interne agricole de l'Union européenne et des États-Unis. Cette information à un niveau très détaillé est utilisée pour prendre en compte l'effet réel de chaque paiement.

Une simulation préliminaire permet de définir une situation de référence dans laquelle la politique agricole des États-Unis de 2003 et la réforme européenne agricole à l'horizon 2006 sont prises en compte, tout comme la mise en oeuvre complète des accords d'Uruguay, les nouvelles accessions ; l'AGOA est prolongé et les accords multifibres supprimés. Le choc commercial envisagé est la proposition de compromis de mars 2003 ("proposition Harbinson révisée"). Quatre scénarios sont envisagés, afin de décomposer les effets associés aux différents éléments du dossier agricole : réduction du soutien interne, réduction des subventions à l'exportation, libéralisation de l'accès au marché, ensemble des trois piliers. L'impact sur les prix mondiaux des différentes catégories de produits agricoles de ces trois éléments du paquet agricole est donné dans le tableau 4. On voit que le soutien interne a l'effet le plus fort sur les prix.

Tableau 4 : Impact de la libéralisation agricole sur les prix mondiaux

Source : MAcMap_HS6, CEPII [3]

Au contraire, les augmentations de quantités exportées sont essentiellement déterminées par la réduction de la protection aux frontières (Tableau 5), ce dont bénéficie très largement le groupe de Cairns. Les pays d'Afrique Subsaharienne sont plus touchés que ceux d'Afrique du Nord par l'érosion des préférences sur le marché européen, en raison des très faibles préférences accordées en ce domaine à ces derniers. D'une façon générale, ce sont les pays les plus pauvres qui tirent le moins parti de l'augmentation du commerce mondial de produits agricoles.

Tableau 5 : Impact de la libéralisation agricole sur les exportations de produits agricoles et alimentaires (%)

Source : CEPII [3]

L'application de cette proposition de libéralisation améliore finalement l'accès seulement à certains marchés et pour quelques groupes d'exportateurs. Elle dépend de la mesure dans laquelle les préférences commerciales ont été accordées, ainsi que du décalage entre taux appliqués et consolidés. Elle est également affectée par la structure du commerce bilatéral et par le Traitement Spécial et Différencié. Par exemple, en raison d'une grande différence entre les droits qu'elle applique à la Nation la Plus Favorisée (droits NPF) et les droits consolidés, la protection de l'AELE n'est pas fortement réduite. L'accès au marché européen est fortement amélioré pour le groupe de Cairns, les États-Unis et le Japon, mais nettement moins pour l'Afrique subsaharienne qui bénéficiaient initialement d'un accès préférentiel. Les variations d'exportations que cette proposition implique reflètent ces asymétries.

Le bien-être augmente pour les pays qui réduisent leur protection à la frontière, leurs subventions aux exportations et leur soutien interne, autrement dit pour l'Union européenne, le Japon et les États-Unis (Tableau 6). Le tableau est beaucoup plus contrasté dans le cas des pays en développement. Les pays méditerranéens et l'Afrique subsaharienne sont affectés négativement, en raison soit de la détérioration des termes de l'échange soit d'une érosion des marges préférentielles.

Tableau 6 : Impact de la libéralisation agricole sur le bien être (%)

Source : CEPII [3]

Finalement ces résultats suggèrent que les pays africains bénéficiant initialement d'un accès préférentiel aux marchés européens et américains vont faire face à une concurrence accrue de la part des pays du groupe de Cairns. Globalement, les pays d'Afrique Subsaharienne pourraient connaître une réduction de leur revenu réel, même sous notre hypothèse d'une réduction substantielle des subventions européennes et américaines aux secteurs du coton et du tabac.

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