EXAMEN EN DÉLÉGATION

La délégation s'est réunie le mardi 13 décembre 2005 pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation faite par les rapporteurs, MM. Robert Del Picchia et Hubert Haenel, le débat suivant s'est engagé :

M. Jacques Blanc :

Le groupe d'amitié France-Turquie, que je préside, s'est rendu en Turquie en novembre dernier ; au terme de cette mission, je partage totalement les analyses présentées dans le rapport d'information. Nos rencontres, utiles et agréables, nous ont permis d'avoir des entretiens avec de nombreux acteurs de la vie politique ou économique turque : notamment le Président de la Grande Assemblée nationale, du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel, des maires, mais aussi le délégué de la Commission européenne à Ankara, le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'économie, qui a été désigné comme négociateur en chef pour le processus de négociation avec l'Union européenne.

Je retiens tout d'abord deux éléments marquants. Premièrement, la grande amertume des Turcs par rapport aux comportements ou aux propos de certains Français. La France était vue comme un ami solide et sûr de la Turquie. Or, si les positions officielles de la France sont restées stables, certaines déclarations ont blessé et on ne mesure pas assez l'impact qu'elles ont eues. Ce climat de frustration souligne l'importance des manifestations de ceux qui veulent cultiver l'amitié entre nos deux pays. Deuxièmement, l'importance des réformes. La Turquie est certainement un des seuls pays au monde à avoir mené d'aussi importantes réformes en si peu de temps ; dans ce contexte, on comprend qu'il puisse y avoir un temps de latence entre la décision et sa mise en oeuvre complète. Ce temps est notamment indispensable pour former les magistrats aux nouvelles dispositions.

En tout cas, le pays est en marche et il a prouvé qu'il était capable d'aller de l'avant ; la perspective européenne a été un facteur déclenchant et constitue un moteur qui favorise cette évolution heureuse. Incontestablement, il y a un mouvement et une volonté, que le Gouvernement maîtrise pour le moment. La demande d'adhésion à l'Union européenne n'est pas contestée en Turquie, mais que deviendra cette volonté dans dix ou douze ans, si le processus est lent ? Naturellement, il reste des choses à faire et certaines attitudes sont difficiles à accepter. Nous étions en Turquie lors du match de football Turquie-Suisse et la violence qui a eu lieu est inadmissible. Par ailleurs, des interprétations diverses peuvent être données aux nouveaux événements qui se produisent dans la région du Sud-Est, où vit principalement la communauté kurde.

Chypre reste par ailleurs un sujet majeur, même si les autorités turques nous ont bien précisé qu'elles seraient favorables à l'ouverture des ports et aéroports turcs aux navires et avions chypriotes, sous condition de réciprocité pour Chypre-Nord. Ce problème est épineux, mais me semble pouvoir être maîtrisé.

En ce qui concerne les Arméniens, le mot génocide a blessé les Turcs et je suis d'accord avec le rapport d'information pour dire que c'est la perspective historique, certainement après un cheminement complexe, qui pourra nous faire sortir de cette situation difficile.

Au final, je souscris pleinement aux conclusions du rapport qui nous est soumis et je crois capital de renforcer les échanges entre la France et la Turquie, par exemple en créant un Office franco-turc pour la jeunesse. Le handicap le plus évident de ce dossier est en effet la méconnaissance de la réalité de la Turquie et de celle de l'Europe.

M. Yann Gaillard :

Il est évident que l'amertume turque est énorme et dramatique. Sur le plan bilatéral, nous devons améliorer nos relations culturelles et économiques. C'est une nécessité absolue.

Plus généralement, tant qu'on pouvait croire à une Europe-puissance, c'est-à-dire avant l'échec du référendum, la Turquie était un os bien difficile à avaler. D'ailleurs, ce n'est pas sans lien avec l'insistance des États-Unis et de la Grande-Bretagne à soutenir sa candidature. Or, l'idée d'une Europe-puissance est morte pour longtemps et nous devons maintenant organiser l'espace européen au mieux de nos intérêts. Dans cette hypothèse, il n'existe aucune raison de ne pas aller de l'avant dans nos rapports avec la Turquie.

M. Pierre Fauchon :

La candidature de la Turquie doit être appréciée par rapport à la situation dans laquelle est l'Europe aujourd'hui, c'est-à-dire une situation où le projet d'une Europe-puissance est reporté aux calendes grecques ! La Grande-Bretagne nuit davantage au concept de l'Europe-puissance que l'entrée éventuelle de la Turquie. Je suis en effet convaincu que ce pays rallierait le camp de ceux qui ont une ambition européenne. De plus, à la différence de la Grande-Bretagne, la Turquie n'a pas de plan B, de position de repli : on oublie trop souvent qu'elle s'entend plutôt mal avec le monde arabe. Comme il s'agit d'un peuple ambitieux, nombreux et dynamique, il ira nettement plus dans le sens d'une Europe-puissance que certains pays de l'Est de l'Europe.

À l'occasion du voyage du groupe d'amitié en Turquie, j'ai été frappé de l'ignorance en France des réalités turques et de l'histoire. Par exemple, si l'on compare Soliman le magnifique avec Charles Quint, Henri VIII ou François 1 er , on constate que le système politique ottoman était nettement plus évolué, que ce soit du point de vue administratif, culturel ou judiciaire. Ainsi, lorsqu'il créait une mosquée, il créait autour tout un quartier avec une école, un restaurant, un hôpital... Ce modèle de civilisation était très avancé pour le XVIe siècle. De plus, les évolutions de la Turquie ne datent pas seulement d'Atatürk : lorsque nous nous sommes rendus au Conseil d'État, nous avons vu la plaque commémorative de sa création, qui datait du milieu du XIXe siècle.

Il est vrai que l'État de droit n'est pas parfait en Turquie, mais que n'aurait-on dit si l'affaire d'Outreau s'était déroulée en Turquie ! Certains exemples montrent que l'organisation juridique y est forte : par exemple, un tribunal administratif peut décider de convoquer un nouveau jury pour réexaminer la copie d'un candidat, ce qui est inconcevable en France.

M. Roland Ries :

Le processus en cours est relativement pervers, car les Européens demandent aux Turcs de faire des progrès dans un certain nombre de domaines, sans pour autant les assurer du résultat. Cette situation, où des conditions dures leur sont imposées sans se prononcer sur l'issue, est difficile à gérer pour eux et peut expliquer leur amertume.

M. Yann Gaillard :

Ce fut le cas pour l'ensemble des pays candidats.

M. Roland Ries :

J'ai l'impression que les conditions posées à la Turquie sont plus sévères, plus dures, et, au final, le processus présente beaucoup d'inconvénients.

Sur le fond, mon opinion n'est pas arrêtée sur cette question. La construction d'une Europe politique - terme que je préfère à celui d'Europe-puissance - sera encore plus difficile si l'élargissement continue de manière inconsidérée, alors même que nous avons déjà des difficultés avec les dix nouveaux entrants. Si, comme moi, on ne renonce pas à la perspective d'une entité politique européenne, il est nécessaire de définir des frontières. Sinon, on fait une zone de libre-échange, comme le souhaitent les Britanniques. Je reste pour ma part sur l'idée d'une Europe politique avec des frontières définies. Enfin, il est incontestable que la Turquie pose des problèmes évidents en terme de géopolitique.

M. Louis de Broissia :

Les Français se sont exprimés le 29 mai lors du référendum et la question turque a joué un rôle dans ce scrutin. Quels que soient les progrès de la Turquie, il existe toujours un problème d'image : les images du film Midnight express , celles du match de football Turquie-Suisse ou celles montrant le sort fait aux femmes resteront inscrites longtemps dans les mémoires. La situation d'Istanbul me semble à cet égard différente de celle des régions plus continentales de Turquie. En tout cas, nous ne devons pas avoir à nous justifier auprès des Turcs, car c'est la Turquie qui demande à adhérer à l'Union européenne et qui doit montrer sa volonté d'intégration. L'Europe a déjà du mal à se construire et j'ai des réticences à croire que nous ayons une quelconque repentance à exprimer vis-à-vis des Turcs.

En ce qui concerne le génocide arménien, je me suis battu, lors de la discussion de la proposition de loi sur sa reconnaissance, pour que la France reconnaisse tous les génocides du XXe siècle : juif, tzigane, rwandais, cambodgien, tibétain... On a voulu faire du révisionnisme historique sur un génocide, alors qu'il y en a eu tant d'autres, et je peux de ce point de vue comprendre la réaction turque.

M. Robert Bret :

J'ai simplement deux questions à poser. Pouvez-vous compléter les éléments de votre rapport qui concernent la question kurde ? Par ailleurs, quelle est l'appréciation des autorités turques sur la situation en Irak ? J'ai interrogé à ce sujet le ministre des affaires étrangères irakien, qui est kurde ; il m'a répondu que les relations avec la Turquie étaient excellentes. Or, le Kurdistan irakien dispose maintenant d'une relative richesse grâce aux ressources pétrolières.

M. Robert Del Picchia :

Nous n'avons pas approfondi ces deux questions lors de notre mission, car elle se déroulait à quelques jours de l'ouverture programmée des négociations. Elle s'est donc concentrée naturellement sur les éléments d'actualité dans les relations entre l'Union européenne et la Turquie. Lors de notre prochaine mission, nous développerons ces deux sujets importants.

Le processus d'ouverture des négociations est une bonne chose en lui-même, car il favorise les investissements économiques en donnant un horizon stable à l'économie turque et il oblige au respect des critères politiques de Copenhague.

Ce processus ne conduit pas inéluctablement à l'adhésion et rien ne permet de dire que les Turcs eux-mêmes voudront l'adhésion à la fin des négociations.

M. Hubert Haenel :

Nous devons en tout état de cause rester prudents sur ce dossier, car la question de l'islamisme peut surgir assez facilement.

Je voudrais conclure, en rappelant l'importance de la tonalité et de la forme du débat, au-delà de l'opinion de chacun sur la candidature turque. On a l'habitude de dire que ce qui est excessif est insignifiant, mais c'est faux lorsqu'il s'agit de relations entre deux pays, deux peuples, car les excès de langage laissent des traces profondes et sont donc particulièrement dommageables.

*

À l'issue de ce débat, la délégation a autorisé la publication du rapport d'information.

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