C. LA RESPONSABILITÉ DES ÉDITEURS

Selon l'expression de M. Francis Balle, la presse quotidienne française s'est elle-même installée dans le cercle vicieux du déclin à la suite d'une « succession de petites lâchetés » . Au total : deux fois moins de quotidiens par habitants qu'aux États-Unis et quatre fois moins que dans les pays scandinaves et au Japon ... qui nous ont tous ravi le record que nous détenions avant la première guerre mondiale.

Les éditeurs, victimes de coûts de production élevés et d'un manque évident de moyens, portent par conséquent une part de responsabilité non négligeable dans le déclin qui les frappe : manque de discernement en matière de diffusion, manque de courage en matière éditoriale, individualisme exacerbé et obsession du court terme ont précipité les titres de la presse quotidienne dans les difficultés.

1. Diffusion et distribution : un système généreux devenu pervers par manque de discernement

Pour des raisons historiques, géographiques et démographiques, la France s'est dotée d'un système de distribution caractérisé par un faible niveau de distribution adressée. Bien qu'il assure la fidélité du lecteur et garantisse la trésorerie des titres 17 ( * ) , l'abonnement n'a en effet jamais réussi à supplanter la vente au numéro.

Dans ces conditions, le réseau de distribution et de diffusion joue un rôle stratégique pour les éditeurs français : assurant le lien entre l'imprimerie et le lecteur, il lui appartient d'acheminer et d'exposer dans les meilleures conditions un produit éminemment périssable. Malheureusement, l'histoire et la profession en ont voulu autrement : les pratiques ont provoqué la déliquescence d'un réseau encombré qui peine à conserver son indispensable efficacité.

a) La Loi Bichet : un texte aux principes généreux...

La France est le seul pays à avoir inscrit la liberté de distribution dans un texte devenu célèbre : la loi du 2 avril 1947 autrement appelé « Loi Bichet ». Celle-ci édicte quatre principes cardinaux qui constituent, de nos jours encore, le socle du système de distribution français.

(1) La liberté de diffusion

Aux termes de l'article 1 er de la loi du 2 avril 1947, « la diffusion de la presse imprimée est libre. » Tout éditeur peut par conséquent organiser la distribution de ses publications par les moyens qu'il estime les plus appropriés : vente au numéro, abonnement postal, portage.

Il lui est également possible d'adhérer à une société de messageries ou de distribuer ses journaux et périodiques par ses propres moyens. La proximité du lectorat rendant le groupage superflu, la presse quotidienne régionale optera pour une distribution autonome.

(2) L'obligation de coopération

L'article 2 encadre toutefois cette liberté. Il précise en effet que les entreprises qui souhaitent regrouper leur distribution doivent adhérer à des sociétés coopératives dont la constitution et le fonctionnement sont précisés par le titre premier de la loi.

(3) L'égalité entre les éditeurs

Aux termes de la loi, l'égalité des éditeurs face au service de distribution est double.

Elle se manifeste tout d'abord par la possibilité pour chaque société éditrice d'accéder à la société coopérative de son choix. Ce principe coopératif dit de la « porte ouverte » s'applique sous réserve que l'éditeur postulant remplisse les conditions fixées par la loi et les statuts de la coopérative et qu'il accepte les barèmes votés en assemblée générale.

Elle se manifeste également par l'égalité entre les éditeurs au sein de la société, le statut coopératif attribuant à chacun d'entre eux une seule voix lors des assemblées générales. Quelle que soit sa taille, chaque éditeur bénéficie donc du même traitement.

(4) L'impartialité des coopératives

L'article 6 du texte garantit quant à lui l'impartialité de la distribution en interdisant à toute coopérative de refuser l'adhésion d'un éditeur, quel que soit le contenu de ses publications, à l'exception des titres ayant fait l'objet d'une condamnation pénale ou de deux interdictions au regard de la loi relative aux publications destinées à la jeunesse.

b) ... dévoyé par la pratique.

Ce texte fondateur, prétexte d'un large débat sur le sort réservé au groupe Hachette lors de sa discussion en séance publique à l'Assemblée nationale, est parvenu jusqu'à nous quasiment inchangé. Ses conséquences sur l'organisation de notre système de distribution de la presse n'ont malheureusement pas toutes été anticipées.

Certaines conséquences, liées à la lettre du texte, étaient prévisibles. En inscrivant la liberté de distribution dans la loi là où les autres pays font confiance au contrat commercial, le législateur a favorisé l'implantation massive des groupes de presse étrangers sur notre territoire. C'est le cas en particulier pour la presse magazine.

D'autres conséquences, plus problématiques, sont le fruit d'une interprétation laxiste du texte par les coopératives et donc par les éditeurs de presse. Elles sont au nombre de trois.

(1) L'encombrement des linéaires

La première conséquence des pratiques actuelles est l'encombrement des linéaires des diffuseurs de presse lié à l'absence de véritable régulation des flux. En interprétant de manière extensive les dispositions d'une loi destinée, à l'origine, à garantir le pluralisme de la presse d'opinion, les éditeurs ont ainsi contribué à favoriser les abus de toutes sortes et à « noyer » le produit presse.

M. Gérard Proust, président de l'Union nationale des diffuseurs de presse, rappelait ainsi aux membres du groupe de travail que les coopératives de presse injectaient dans le réseau près de 4 500 références de presse soit 60 000 parutions à l'année. Il observait : « Si on ajoute les produits annexes qui profitent de l'exceptionnelle performance du système de distribution, ce sont 8 000 références qui sont distribuées par les diffuseurs pour un total de 100 000 parutions à l'année. »

Rappelons que les éditeurs étant propriétaires de leurs titres jusqu'à l'acte de vente, aucun diffuseur de presse n'a les moyens de refuser la présentation d'une référence livrée par l'une des deux sociétés de messagerie de presse. M. Jean-Pierre Niochau, président du premier dépôt de presse indépendant, a ainsi indiqué : « Chaque éditeur se croit unique. Propriétaire du papier jusqu'à l'acte final de vente, il peut inonder le réseau pour exister. Petit à petit, dépositaires et diffuseurs de presse deviennent de simples manutentionnaires de papier dont les rayons s'engorgent pour devenir totalement illisibles. Cela conduit à la mévente des titres. »

(2) La multiplication des invendus

La multiplication des invendus est un autre signe évident du dysfonctionnement du système actuel. Loin de garantir le pluralisme, les pratiques actuelles favorisent plutôt les comportements opportunistes et les « coups » ponctuels en ouvrant le réseau de distribution au « tout venant ».

Ce phénomène concerne bien entendu les titres anciens. Distinguant entre magasines et quotidiens, M. Jean-Pierre Niochau expliquait ainsi ce phénomène : « L'objectif de l'éditeur de magazine consiste à éviter à tout prix de rater une vente. Il préfère donc distribuer trois exemplaires même s'il n'en vend qu'un. La problématique des quotidiens n'est pas la même dans la mesure où les invendus leur coûtent excessivement cher. Les quotidiens viennent par conséquent lisser ce taux de vente très faible. »

Mais la problématique des invendus concerne aussi et surtout les nouveautés. Dans son rapport moral du 4 juillet 2006, le président du Conseil supérieur des messageries de Presse soulignait ainsi qu' « un nombre très significatif de titres nouveaux cessent leur parution avant même le numéro 4 (les MLP le constatent à 64 % en 2005 et aux NMPP, seules 45 % des nouveautés 2004 sont toujours actives fin 2005) ».

(3) La disparition des points de vente

Les pratiques actuelles participent enfin à la disparition des points de vente.

Associée aux problèmes de rémunération des diffuseurs et à la flambée du prix des baux commerciaux, la pénibilité engendrée par l'afflux quotidien de centaines de titres a sans doute accéléré le mouvement de fermeture des points de vente. S'agissant des conditions de travail, M. Gérard Proust déclarait d'ailleurs : « Les commerçants qui sont intéressés par cette activité découvrent rapidement un métier de manutentionnaire, de logisticien, de stockeur. Personne n'a envie de faire un métier pareil ! ».

Il est inutile de rappeler l'ampleur de la réduction du réseau de distribution de la presse. Au moment où la presse gratuite cherche à se rapprocher du lecteur, la presse payante s'en éloigne progressivement en laissant le maillage du territoire se dégrader progressivement. Notre pays ne compte plus que 28 000 points de vente en 2007, alors qu'il y en avait 33 000 en 1995 et 36 000 en 1985. Même si on ajoute à ce chiffre les 20 000 points de vente exclusifs de la presse quotidienne régionale, nous sommes loin des 120 000 points de vente recensés en Allemagne.

* 17 Ces avantages faisaient dire à Honoré de Balzac, dans sa Monographie de la presse parisienne que « Tout journal qui n'augmente pas sa masse d'abonnés, quelle qu'elle soit, est en décroissance. »

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