C. LES INTERROGATIONS SUR LA BIOPROSPECTION

Même si elle débouche sur les biotechnologies industrielles, la démarche de bioprospection se situe en amont ; elle est aussi très antérieure au développement des biotechnologies.

Scientifiquement, on peut la dater de 1820, date à laquelle Pelletier et Caventou ont extrait la quinine de l'écorce du quinquina.

La bioprospection offre aujourd'hui des potentialités importantes, mais fait également problème, tant du fait d'une équation économique qui n'est pas toujours facile à valoriser, que du biopiratage des ressources auquel elle peut donner lieu.

1. Des potentialités partiellement exploitées

Il n'est pas du ressort de ce rapport d'établir un catalogue des réussites de la bioprospection.

Mais les produits qui en sont issus sont très nombreux dans des domaines industriels comme la cosmétique, l'agroalimentaire, les actions phytosanitaires. Dans le domaine phare de l'industrie pharmaceutique, on estime que 50 % de notre pharmacopée provient de la diversité du vivant (de la pervenche de Madagascar au taxol extrait originellement de l'if américain, les exemples abondent dans ce domaine précis). Mais ces potentialités ne sont encore que très insuffisamment exploitées, leur degré de mise en oeuvre reflétant, en négatif, notre faible connaissance de la biodiversité.

Cela est vrai de la biodiversité terrestre et, en particulier, des espèces tropicales. Cela l'est encore plus de la biodiversité marine.

Par exemple si l'on prend un bilan établi en 2004 par l' « US Committee on Ocean Policy », on observe qu'il y a peu de médicaments issus de la bioprospection océanique, mais qu'il y a beaucoup de projets en cours :

Médicaments liés à la mer

Application

Source originelle

État d'avancement

Pharmacopée

Médicaments antiviraux

Eponge

Disponible dans le commerce

Médicaments anticancéreux

Eponge

Disponible dans le commerce

Médicaments anticancéreux

Bryozoan

Essais cliniques en phase II

Médicaments anticancéreux

Lierre de mer

Essais cliniques en phase I

Médicaments anticancéreux

Tunïcie

Essais cliniques en phase III

Médicaments anticancéreux

Tunïcie

Essais précliniques avancés

Médicaments anticancéreux

Gastropode

Essais précliniques avancés

Médicaments anticancéreux

Eponge

Essais cliniques en phase I

Médicaments anticancéreux

Eponge

Essais précliniques avancés

Médicaments anticancéreux

Actinomycete

Essais précliniques avancés

Médicaments anticancéreux

Tunïcie

En cours

Médicaments anticancéreux

Eponge

En cours

Agent anti-inflammatoire

Champignon marin

En cours

Agent antifungique

Eponge

En cours

Agent anti-tuberculinique

Corail

En cours

Agent anti-HIV

Ascidie (tunïcie)

En cours

Agent antipaludique

Eponge

En cours

Agent anti-dingue

Échinoderme

En cours

(Matériaux biologiques issus d'organismes marins en cours de traitement ou déjà utilisés. Source : rapport. Comité sur la politique océanique des Etats-Unis.)

Cette poussée des actions de bioprospection dans le domaine océanique se reflète également dans les projets menés par l'IFREMER .

Cet institut travaille directement ou en liaison avec des PME technologiques sur :

- les exopolisaccharides produits par les bactéries océaniques qui ont des activités biologiques anticancéreuses, une action cardiovasculaire et de régénération tissulaire ;

- les enzymes extraits de micro-organismes marins qui sont à la fois thermostables et capables de résister à de fortes pressions et présentent donc des potentialités industrielles intéressantes.

Dans le domaine de l'exploitation de la biodiversité marine, l'entreprise Goëmar à Saint-Malo a produit une molécule tirée des algues qui est à la fois un biostimulant et un « vaccin » activant les résistances de certaines plantes cultivables aux pathogènes .

Le Muséum d'histoire naturelle a mis en évidence dans la baie de Concarneau un système symbiotique (éponge - micro-organisme) qui héberge une dizaine de bactéries très actives contre les staphylocoques.

Le Centre de valorisation des algues (CEVA) de Pleubian, en Bretagne, a produit un saccharide non sucrant qui est un additif pour des confitures produites à destination des diabétiques.

Le développement de la bioprospection marine concerne également d'autres domaines industriels. La chitine extraite de la carapace des crustacés peut être utilisée comme absorbant des matières organiques des eaux de piscine, diminuant autour de 80 % l'emploi des désinfectants.

2. Des interrogations nouvelles

a) Une équation économique incertaine

La valorisation de la biodiversité repose sur des retours d'investissement de plus en plus incertains, tout au moins dans le domaine pharmaceutique 61 ( * ) .

A cela, deux raisons.

L'industrie pharmaceutique a exploité les produits les plus immédiatement accessibles, en extrayant des molécules de plantes dont les vertus thérapeutiques étaient connues (c'est avec des moyens beaucoup plus importants la démarche d'extraction de la quinine au début du XIX ème siècle). Or, actuellement, la démarche de bioprospection, ouverte et aléatoire, s'oppose aux protocoles habituels de l'industrie pharmaceutique qui consistent à faire du ciblage moléculaire guidé à grande échelle.

Par ailleurs, il existe un problème de coûts qui résulte des précautions dont sont légitimement entourées les autorisations de mise sur le marché de spécialités pharmaceutiques.

Pour fabriquer commercialement des molécules pharmaceutiques, il est nécessaire :

- d'en manipuler 100 000 en recherche initiale pour en obtenir 5 ;

- pour un coût qui peut atteindre un milliard d'euros ;

- et, sur des durées de l'ordre de 7 à 10 ans, auxquelles il faut ajouter de 2 à 4 ans lorsqu'il s'agit de molécules extraites de substances naturelles. Par exemple, dans le cas précis du taxol, entre la découverte des vertus anticancéreuses de l'écorce de l'if américain en 1962 et la production d'une molécule de synthèse en 1995, il s'est écoulé 33 ans.

Ce rapport avantage/coût rend compte en partie du retrait de certaines multinationales pharmaceutiques vis à vis des actes de bioprospection. Mais ce retrait est également commandé par l'insécurité juridique qui peut résulter des actes de défense de certains états contre le biopiratage.

b) La lutte contre le biopiratage

La convention sur la biodiversité conclue au sommet de Rio en 1992 et signée par 168 pays dès novembre 1993 a essayé d'établir un équilibre entre le droit à la bioprospection internationale assorti d'un droit à breveter et la souveraineté des états sur les ressources tirées de la biodiversité qu'ils hébergent .

Elle posait également le principe d'un droit à rétribution des communautés indigènes détentrices du savoir lié à l'exploitation de la biodiversité, ce droit restant toutefois à définir.

Sur cette base juridique qui demeure très générale 62 ( * ) , les nations concernées ont développé trois types d'attitudes :

- une attitude de laisser-aller par manque de gouvernance qui facilite le biopiratage ;

- une attitude d'interdiction stricte .

C'est le cas du Brésil qui, jusqu'il y a peu, interdisait même à ses chercheurs de publier sur certains aspects de la biodiversité brésilienne. L'attitude des autorités brésiliennes (justifié par des souvenirs anciens comme le pillage de l'hévéa ou des abus plus récents) s'est récemment assouplie vis-à-vis de ses propres chercheurs, mais pas vis-à-vis des chercheurs étrangers. Par exemple, les muséums européens d'histoire naturelle ont rapporté que les Brésiliens refusaient dorénavant les échanges d'herbiers qui sont pourtant une pratique courante entre botanistes.

- une démarche plus originale développée par le Costa-Rica qui a adopté au début des années 90 une loi sur la biodiversité reposant sur deux principes : il est légal d'utiliser les ressources de la biodiversité (et, en particulier, leurs propriétés biochimiques et génétiques) .

Mais cette exploitation doit donner lieu à une demande de prospection de ressource qui doit reposer sur un plan de répartition des bénéfices éventuels .

Les négociations ont été confiées à l'INBIO (ONG d'origine gouvernementale) et ont donné lieu à plusieurs accords dans des domaines aussi différents que l'agroalimentaire, la cosmétique, le parfum, les plantes ornementales ou la pharmacie. Le modèle de ces accords est celui qui a été passé avec la multinationale pharmaceutique Merck qui prévoyait :

- des recherches menées sur une aire et sur un nombre d'espèces délimitées ;

- un transfert des technologies de prospection à l'INBIO ;

- un financement des recherches menées par l'INBIO, dont 10 % préfinancées ;

- et, un partage des royalties résultant d'éventuelles utilisations des écosystèmes exploités.

On notera que l'INBIO ne passe des conventions qu'avec des entreprises implantées dans des pays où la situation juridique est assez nette pour lui permettre, le cas échéant, de faire valoir ses droits devant les tribunaux.

Le modèle costaricain paraît assez stable pour être donné en exemple, sur un sujet où l'absence de sécurité juridique - dans un sens comme dans l'autre - nuit à l'extension de la bioprospection et donc, indirectement, à la protection de la biodiversité que cette bioprospection peut financer.

Demeure un point de la convention de Rio qui n'est pas en application au Costa Rica où la population indienne représente moins de 1 % de la population totale : celui de la participation des communautés détentrices des traditions d'utilisation dans la biodiversité tropicale.

Mais cette rémunération des savoirs indigènes est du ressort des états. Par exemple, jusqu'ici la législation brésilienne n'a pas prévu de répartition des ressources financières qui seraient éventuellement fournies par l'utilisation de sa propre diversité.

* 61 Des secteurs comme la cosmétique ou la parapharmacie ne sont pas soumis aux mêmes contraintes.

* 62 Notamment en matière de brevets : si les statuts juridiques du produit et de la molécule extraite de ce produit sont clairs, le statut juridique d'un analogue de cette molécule préserve insuffisamment les états détenteurs de ressources en biodiversité.

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