B. UN BILAN DES RÉFORMES EN DEMI-TEINTE

Dans son document de stratégie pour l'élargissement consacré aux défis pour la période 2007-2008 (COM (2007) 663), adopté le 6 novembre 2007, la Commission européenne reconnaît que la Turquie a réalisé des progrès considérables depuis 1999. Elle observe toutefois que le processus de réformes a eu tendance à marquer le pas depuis 2005 et appelle donc la Turquie à accélérer le rythme des réformes, notamment dans le domaine politique.

1. Le respect des critères politiques de Copenhague

Quelques réformes importantes ont été adoptées par la Turquie ces dernières années dans le domaine politique de manière à satisfaire aux critères politiques de Copenhague.

Pour autant, la Turquie doit encore fournir des efforts afin de garantir un fonctionnement pleinement démocratique de ses institutions . A cet égard, le recours formé devant la Cour constitutionnelle à l'encontre de l'AKP est assez préoccupant. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a adopté le 24 juin 2008 une résolution consacrée aux développements récents dans le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie, a fait part de son inquiétude à ce sujet. Elle estime ainsi que « l'action judiciaire engagée contre le parti au pouvoir en Turquie [...] nuit sérieusement à la stabilité politique ainsi qu'au fonctionnement démocratique des institutions de l'État, et retarde l'adoption de réformes économiques et politiques pourtant urgentes ». Dans ces conditions, elle n'exclut pas la possibilité de rouvrir la procédure de suivi de la Turquie, pourtant close le 22 juin 2004 du fait des importantes réformes politiques mises en oeuvre. De son côté, l'Union européenne ne s'est pas encore prononcée sur les conséquences que pourrait avoir la décision de la Cour, si celle-ci interdisait l'AKP, mais il est à craindre qu'elle n'ait des répercussions négatives sur le processus d'adhésion.

De manière générale, des améliorations restent donc attendues dans de nombreux domaines , qu'il s'agisse de la lutte contre la corruption, du contrôle civil des forces armées, de la réforme du système judiciaire ou bien encore de la défense des droits économiques, sociaux et culturels.

a) Le rôle de l'armée

Il nous a malheureusement été une nouvelle fois impossible de rencontrer un dignitaire de l'armée au cours de notre déplacement, bien que nous en eussions exprimé le souhait. Nous avons toutefois abordé cette question avec certains de nos interlocuteurs, qui nous ont confirmé que l'armée continuait de jouer un rôle important au sein de la société turque. Comme nous l'avions indiqué dans notre premier rapport, l'armée turque reste une armée populaire : elle joue un rôle social dans les provinces, où elle peut apporter une aide médicale et suppléer une administration défaillante ; elle est aussi un important vecteur de promotion sociale pour les familles modestes.

Mais, l'armée turque est surtout un garant de la stabilité du pays depuis qu'Atatürk lui a confié un rôle de gardien de la Constitution et de la laïcité. C'est toutefois ce dernier rôle qui tend à poser problème au regard de la candidature de la Turquie à l'Union européenne. La Commission européenne relève ainsi, dans son rapport de suivi de la Turquie pour l'année 2007, que l'armée continue d'exercer une forte influence politique et que « les militaires ont de plus en plus tendance à réagir publiquement dans les dossiers qui échappent à leurs compétences, notamment le programme des réformes ». L'influence qu'exerce l'armée dans la vie politique du pays, même si elle vise à faire respecter la Constitution et la laïcité, est en effet susceptible de soulever des difficultés d'un point de vue démocratique. Ainsi, le rôle qu'a joué l'armée au cours de la crise du printemps 2007 a été l'objet de nombreuses critiques et le mémorandum qu'elle a publié dans la nuit du 27 avril 2007 sur son site Internet a d'ailleurs été parfois désigné sous le terme de « e-coup d'État ». Toutefois, selon certains de nos interlocuteurs en Turquie, l'issue de la crise, qui a vu la victoire de l'AKP aux élections législatives et l'élection d'Abdullah Gül à la présidence de la République, contrairement aux voeux des militaires, pourrait, à terme, conduire l'armée à se placer en retrait de la vie politique.

b) Le système judiciaire

Le système judiciaire gagne peu à peu en efficacité , notamment grâce à l'augmentation du budget alloué à la justice et à l'introduction de diverses dispositions dans le code pénal et dans le code de procédure pénale, telle la désignation obligatoire d'un avocat de la défense, qui ont permis d'améliorer les droits de la défense. En matière de lutte contre la corruption, quelques progrès ont également pu être observés, même s'il demeure encore indispensable d'améliorer le cadre juridique et surtout le dispositif institutionnel de lutte contre la corruption.

En fin de compte, les difficultés que soulève désormais le fonctionnement de la justice sont moins liées à l'absence de dispositions législatives qu'à des problèmes de formation et de culture . Nous avions déjà dressé le même constat lors de notre précédent rapport, mais il ne semble pas que des progrès réels soient intervenus en ce domaine au cours des deux dernières années.

En outre, c'est surtout sur l'indépendance et l'impartialité de la justice que les inquiétudes se portent . En ce qui concerne l'indépendance de l'appareil judiciaire, il convient de regretter les interventions récurrentes du pouvoir exécutif dans la sphère judiciaire. Ainsi, le refus du ministre de la justice ou de son sous-secrétaire d'État de participer aux réunions du Haut Conseil des juges et procureurs aura-t-il retardé l'an dernier l'élection de juges aux postes vacants de la Cour de cassation et du Conseil d'État.

En ce qui concerne l'impartialité de l'appareil judiciaire, il convient de s'interroger sur le rôle que joue la Cour constitutionnelle dans la vie politique du pays . La Cour est en effet connue pour son attachement à l'héritage kémaliste, en particulier à la laïcité et à l'unité de la République ; trois décisions récentes prises par la Cour peuvent laisser douter de son impartialité. En ce qui concerne la décision prise en avril 2007 au sujet de l'élection présidentielle, la Commission européenne relève ainsi que la Cour « a jugé à une majorité de sept contre quatre qu'un quorum des deux tiers était nécessaire au Parlement lors des premier et deuxième tours des élections présidentielles et a annulé le premier tour du scrutin » et que « cette décision a provoqué de vives réactions politiques ». De même, une partie de la classe politique en Turquie estime que la Cour constitutionnelle a outrepassé ses prérogatives en invalidant les amendements constitutionnels visant à autoriser le port du voile à l'université, car son argumentation portait sur le fond du texte et non sur des questions de procédure. Enfin, si la Cour constitutionnelle venait à interdire l'AKP, cette décision serait, à l'évidence, l'objet de vives critiques, y compris de la part de certains États membres de l'Union européenne. Elle pourrait être interprétée par certains comme une manifestation de la volonté de la Cour constitutionnelle d'interférer dans le processus politique en dissolvant un parti en faveur duquel près de la majorité des citoyens turcs ont pourtant voté. Elle s'avèrerait de surcroît en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dès aujourd'hui, d'aucuns estiment que le seul fait que la Cour ait accepté, le 31 mars dernier, d'examiner le recours déposé par le procureur général de la Cour de Cassation peut être le signe qu'elle a désormais pris la succession de l'armée dans le combat qui oppose le camp laïc au parti au pouvoir . Certains de nos interlocuteurs en Turquie ont expliqué le rôle que jouent l'armée et la Cour constitutionnelle en invoquant le fait que l'opposition était très faible au Parlement et dans la vie politique turque.

c) La liberté d'expression

La modification de l'article 301 du code pénal turc , intervenue le 30 avril dernier, devrait garantir à l'avenir un meilleur respect de la liberté d'expression. Jusqu'ici, l'article 301 permettait d'engager des poursuites judiciaires en cas de dénigrement public de l'identité turque. Il a été invoqué à de multiples reprises pour poursuivre des intellectuels, des journalistes ou des écrivains qui abordaient certaines questions taboues en Turquie, à l'image du génocide arménien. C'est en effet sur la base de cet article que les professeurs Ibrahim Kaboðlu et Baskin Orhan, responsables du Conseil consultatif des droits de l'homme, le journaliste Hrant Dink ou le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk ont fait l'objet de poursuites judiciaires. Depuis son introduction dans le code pénal en 2005, le nombre de personnes poursuivies a ainsi presque doublé ; c'est pourquoi l'Union européenne demandait sa suppression.

Les amendements d'origine parlementaire apportés à cet article revêtent donc une importance particulière dans le processus d'adhésion puisqu'ils assouplissent sensiblement les règles en matière de poursuites judiciaires. Cette réforme reste, à l'évidence, insuffisante pour garantir la pleine liberté d'expression, puisqu'elle maintient la possibilité, sous réserve de l'accord du ministre de la Justice, de sanctions pénales en cas d'atteinte à la « nation turque ». Elle constitue néanmoins un premier pas, très attendu, sur la voie des réformes politiques. Il convient donc d'espérer que les autres dispositions du code pénal qui menacent la liberté d'expression seront, à l'avenir, elles aussi amendées . Nous pensons, par exemple, à l'article 305 du code pénal, qui qualifie d'infractions les actes contraires à l'intérêt fondamental de la nation et a été invoqué pour sanctionner, par exemple, les signataires d'appels au retrait des soldats turcs de Chypre.

d) La liberté religieuse

La loi sur les fondations , promulguée par le Président de la République le 26 février dernier, a sensiblement permis d'améliorer la situation des communautés religieuses non musulmanes. Cette loi vise en effet à étendre les droits des communautés religieuses minoritaires en matière immobilière et à permettre aux fondations religieuses non musulmanes de récupérer certains de leurs biens saisis par l'État depuis 1974. Cette loi ne prévoit certes aucun mécanisme de compensation pour les biens immobiliers saisis puis cédés par l'État turc à des tiers en dépit de la jurisprudence de la CEDH et elle définit strictement les possibilités de restitution des biens immobiliers saisis. Il n'en reste pas moins qu'elle présente un certain nombre d'avancées de nature à permettre aux fondations d'exercer leurs activités dans des conditions moins précaires qu'aujourd'hui. Elle aligne notamment le régime immobilier applicable aux fondations minoritaires sur le régime général des fondations et apporte des améliorations au cadre législatif régissant les fondations minoritaires en autorisant, par exemple, les étrangers à créer des fondations en Turquie ou en levant les restrictions sur l'acquisition de biens immobiliers.

Malgré cette avancée significative, il n'en demeure pas moins que la liberté religieuse n'est toujours pas pleinement garantie en Turquie. Le patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos I er , que nous avons à nouveau rencontré au cours de ce déplacement, a estimé que la tolérance religieuse qui régnait sous l'Empire ottoman n'était plus aussi grande dans la Turquie d'aujourd'hui. Il nous a indiqué que les autorités turques n'accordaient pas un traitement identique aux différentes communautés religieuses et a déploré que la communauté orthodoxe se voie ainsi refuser le droit d'avoir une école de formation théologique, alors même que la communauté musulmane dispose, de son côté, de vingt-quatre écoles dans le pays.

Les délits isolés contre des citoyens non musulmans et leurs lieux de culte se sont multipliés ces dernières années ; l'assassinat d'un prêtre catholique à Trabzon en février 2006 ou celui de trois protestants à Malatya en avril 2007 en sont sans doute deux des exemples les plus criants. Il faut néanmoins reconnaître que le dialogue entre le gouvernement et les communautés non musulmanes se développe peu à peu. Une circulaire a ainsi été publiée en juin 2007 afin de demander aux gouverneurs des provinces de prendre les mesures nécessaires pour empêcher les actes de violence à l'égard des communautés non musulmanes. Il reste à espérer que cet acte administratif sera suivi d'effet.

e) La question kurde

La situation dans l'est et le sud-est du pays reste préoccupante . Même si les candidats kurdes indépendants élus aux élections législatives de juillet 2007 sont parvenus à former un groupe parlementaire à la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT), ce qui n'était pas le cas en 2002, le développement économique et social de la région reste faible et les droits et libertés accordés aux Kurdes encore insuffisants. En outre, le DTP, parti pro-kurde, est aujourd'hui menacé d'interdiction, suite à la formation d'un recours devant la Cour constitutionnelle en novembre 2007 pour collusion avec le PKK.

La reprise des attaques de la part du PKK à l'automne 2007 a en effet largement contribué à détériorer la situation, pourtant déjà difficile, à laquelle se trouvent confrontés les habitants de cette région. Après le mitraillage d'un minibus civil et la mort de plusieurs dizaines de soldats turcs dans des embuscades, le gouvernement turc a décidé de renforcer les mesures de sécurité appliquées dans cette région, faisant ainsi obstacle aux déplacements de la population. Par ailleurs, le Parlement a autorisé l'armée à intervenir pendant un an dans le nord de l'Irak contre le PKK.

2. Les relations de la Turquie avec les pays voisins

a) La question chypriote

Cette question reste tout à fait déterminante pour l'adhésion de la Turquie ; c'est pourquoi l'on peut déplorer qu'aucun progrès significatif n'ait pu être enregistré sur ce dossier jusqu'à présent.

La normalisation des relations bilatérales entre la Turquie et la République de Chypre n'a pas évolué . Comme nous l'avons déjà souligné, la Turquie n'applique toujours pas l'union douanière à Chypre, alors même que l'application complète et non discriminatoire du protocole additionnel à l'accord d'Ankara constitue un préalable essentiel à l'adhésion. En outre, la Turquie oppose régulièrement son veto à l'adhésion de Chypre à différentes organisations internationales.

Aussi faut-il espérer que la reprise du dialogue entre les deux parties de l'île depuis l'arrivée au pouvoir de Dimitris Christofias permettra de débloquer la situation. En tout état de cause, le gouvernement turc continue à se déclarer favorable à un règlement global de la question chypriote sous l'égide des Nations Unies. Nos interlocuteurs turcs nous ont ainsi clairement et inlassablement réaffirmé leur attachement à la solution proposée par le plan Annan. Ils ont surtout tenu à nous rappeler que l'échec de ce plan relevait de la responsabilité de la partie grecque de l'île, qui l'avait rejeté par voie référendaire, alors que la partie turque l'avait approuvé.

b) La question arménienne

Cette question ne figure pas en tant que telle dans les critères de Copenhague et ne peut donc constituer un préalable à l'adhésion. Elle reste toutefois une question très importante lorsqu'on évoque la Turquie.

Il convient de souligner que le débat intellectuel et universitaire progresse sur cette question, comme nous l'avions déjà constaté lors de notre précédent rapport. Pour autant, les progrès vers la reconnaissance de cette période de l'histoire turque apparaissent encore difficiles , comme en témoigne l'assassinat du journaliste turc d'origine arménienne Hrant Dink, qui avait, à de multiples reprises, abordé ouvertement cette question.

Au cours de notre déplacement, nos interlocuteurs turcs nous ont annoncé avoir proposé à l'Arménie de constituer un comité composé d'historiens de nationalité arménienne, de nationalité turque et d'une nationalité tierce, de manière à faire la lumière sur les évènements de 1915. Nous ne disposons toutefois pas d'informations précises sur la mise en oeuvre concrète de ce comité. Par ailleurs, nos interlocuteurs nous ont indiqué que l'Arménie n'aurait, jusqu'alors, pas répondu à cette proposition.

Au total, les progrès qu'a accomplis la Turquie dans le domaine politique peuvent apparaître encourageants, même s'il reste encore beaucoup à faire. C'est finalement davantage en matière économique que les performances de la Turquie sont remarquables.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page