Débat

M. Christian GAUDIN

Nous allons maintenant poser des questions en rapport avec les sujets qui ont été évoqués, avant d'en venir aux conclusions. M. Duplessy, en tant que membre du GIEC, êtes-vous satisfait des données qui vous ont été fournies ?

M. Jean-Claude DUPLESSY

Il semble important, en relation avec les processus du GIEC, que tout résultat soit préalablement validé de manière épistémologique préalablement à toute publication. Avant toute remise de rapport aux différents gouvernements, le GIEC doit recueillir l'aval de la communauté scientifique. Il n'y aucun chercheur en état de se passer des nouvelles informations sur l'Arctique. Un Observatoire s'avèrera donc d'une grande importance, le GIEC reprendra pour ses rapports toutes les données qu'une telle structure sera en mesure de fournir.

M. Christian GAUDIN

Je passe la parole à Monsieur Jugie pour qu'il aborde de la coopération avec la Russie et les autres pays déjà évoqués. Et notamment les Etats-Unis.

M. Gérard JUGIE

Sur la question posée, je dois dire qu'il n'existe pas à mon sens une réponse simple. Il faut garder présent à l'esprit qu'à l'origine, il y a eu un travail de réflexion de l'Académie des sciences américaines, qui a réellement formulé l'idée de la notion d'un observatoire. Derrière ce concept, rappelons qu'existent depuis dix ans des groupes chercheurs qui se penchent sur ces considérations scientifiques et sociétales. Lorsqu'à l'époque, nous avions demandé aux opérateurs polaires européens de reprendre cette idée, nous avons reçu un accueil assez fort. Ces derniers ont le sentiment que le travail sur l'Arctique ne pourra être fait qu'en étroite collaboration. La valeur d'un réseau repose sur de nombreux paramètres tels que sa dimension ou la taille de sa maille. Un fait encourageant - suite au travail de Paul Egerton - a été de disposer, pour la première fois, d'un inventaire physique, y compris d'un inventaire de la part des collègues russes. Ceci constitue un encouragement très fort de la part de deux pays majeurs du pourtour arctique, et peut fournir la première partie de la réponse.

Un fait évident est qu'il existe une volonté au niveau européen, qui se place à deux niveaux. Nous ne devons pas oublier qu'en Europe collaborent les pays scandinaves, qui ont un lien direct avec l'Arctique, et des pays comme l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne. Ceux-ci ont une activité forte en Arctique, et opèrent au deuxième niveau. Le fait que nous puissions bénéficier d'un mouvement européen complet est secondé par la volonté d'autres pays européens d'agir dans le bon sens. Par ailleurs, la valeur de nos missions scientifiques, qu'elles soient transposées au niveau politique ou au niveau sociétal, doit être amplifiée ou portée par les politiques. Sans cela, nous n'aboutirons qu'à collecter des données certes intéressantes au niveau scientifique, mais insuffisantes pour passer au niveau des actions.

M. Paul EGERTON

L'accueil qui nous a été réservé par les Américains a été très fort, notamment au niveau de la NSF (National Science Foundation). Ils sont intéressés par l'idée de développer une plateforme commune pour l'Arctique. Ils ont également proposé d'organiser une nouvelle session de recherche afin d'organiser l'utilisation du réseau de plateformes européennes. En raison de l'arrière-plan politique, la relation avec la Russie est un peu plus compliquée. Nous avons eu des réponses positives de la communauté scientifique russe. Mais le gouvernement russe conçoit l'Arctique en termes de ressources naturelles et le voit comme une région stratégique militairement. Le problème est donc ici beaucoup plus compliqué, puisqu'il est érigé en problème de sécurité nationale.

M. Christian GAUDIN

Je m'adresse à Jean-Claude Gascard : quelle a été la durée du programme Damoclès ? Prévoyez-vous d'y donner une suite ?

M. Jean-Claude GASCARD

La vocation de DAMOCLES figure dans son titre et dans son acronyme. Il est conçu pour le long terme. Nous devons à l'issue de ce premier exercice remettre nos conclusions à la Commission européenne et à tous les groupes qui y participent dans le cadre de la coopération internationale. Nous allons alors voir ce que nous sommes capables de faire sur le long terme pour répondre aux questions posées. Tout ceci n'aurait pas de sens si nous n'y donnons pas de suite. Nous en sommes pour l'instant à mi-chemin, le programme durant quatre ans. Les conclusions seront rendues à Bruxelles au plus tard au début de 2010. Nous remettons chaque année un rapport d'activité, ceux-ci étant expertisés par Bruxelles. Les experts soulignent effectivement le fait que, Damoclès et l'année polaire s'arrêtant, la question de la suite à leur donner est posée. Il existe déjà des projets qui découlent de l'exercice de Damoclès.

Nous pouvons par exemple évoquer l'un d'entre eux, dénommé Acobar. Celui-ci vient de débuter, à l'issue de négociations qui viennent de se terminer. Acobar est un programme planifié sur trois ans, destiné avant tout à soutenir les développements en haute technologie. Un autre programme existant est conduit par des biologistes norvégiens, appelé Artic Typic Points, portant sur le caractère irréversible des dégâts subis par les écosystèmes. Je ne peux avancer ici qu'il sera financé.

Pour donner des suites aux différents projets engagés dans la perspective de l'utilisation de Damoclès, un programme Damoclès 2 n'est pour l'instant pas en projet. Il pourrait certes être envisagé de manière un peu différente, mais il y a aura en tout cas très certainement des suites. Notamment parce que l'Europe prendra l'initiative, et aussi parce qu'il y aura une prise en charge à un autre niveau. Nous en sommes avec nos collègues à une phase critique, au sommet de la vague. Il nous reste encore deux ans ; nous sommes déjà capables de répondre aux questions clefs. Quant à la définition des composantes optimum, nous en sommes à une phase de travail expérimental qui aboutira l'année prochaine. Celle-ci sera essentielle pour définir le cadre dans lequel ces études sur l'Arctique vont se poursuivre.

M. Jean-Louis ETIENNE

Merci Monsieur le Sénateur de m'avoir invité à ce colloque, réunissant d'éminents scientifiques français spécialistes de l'Arctique. Je ne reviendrai pas sur la nécessité de créer un observatoire que je trouve extrêmement pertinent. Il faut cependant replacer cette notion d'observatoire dans le contexte politique actuel.

Il faut souligner deux choses importantes. D'une part, il est urgent d'enrayer l'érosion de la banquise arctique : depuis dix ans, nous n'arrêtons pas de la voir se rétrécir à une vitesse impressionnante. Ceci est bien sûr lié au réchauffement climatique.

D'autre part, le développement économique de l'Arctique va s'amplifier. Je voudrais faire une remarque sur ce point. On dit que le développement de l'exploitation du gaz et du pétrole sur les plateaux continentaux est favorisé par le réchauffement climatique. C'est faux, la glace résidera toujours au moins dix mois sur douze sur l'océan Arctique et restera un obstacle. C'est le cours du pétrole qui justifie les gros investissements en Arctique, comme celui de Shtokman, le grand gisement gazier russe de la mer de Barents. Le début de la production est prévu pour 2014. Il est évident que l'avenir de l'Arctique est lié au coût des matières premières et à celui du pétrole. Il est dit ensuite que la navigation va se développer sur les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est. Mais ces voies navigables seront toujours encombrées de glace huit mois sur douze. De plus ce sont des zones côtières difficiles, très découpées, mal cartographiées. Elles sont isolées, et en cas de problème technique il n'y a aucune assistance possible. Actuellement, rien ne justifie que les armateurs construisent des bateaux à coques renforcées, proches des brise-glace, pour gagner seulement quelques journées de navigation. Les armateurs sont intéressés par la voie la plus courte, la route la plus directe, celle qui va du Spitzberg au détroit de Behring en passant pas le pôle Nord. Elle permet de s'affranchir des côtes du Canada et de la Russie, et à part la glace, il n'y a aucun obstacle à la navigation. La navigation avec des coques renforcées deviendra alors intéressante quand, dans quelques décennies, la glace pluriannuelle aura disparu.

Je voulais aussi repositionner ce projet d'observatoire dans le calendrier actuel. Nous avons aujourd'hui deux opportunités intéressantes. D'une part, l'Année Polaire Internationale est une opportunité forte. La précédente s'était conclue par la signature du Traité sur l'Antarctique, l'aboutissement d'une magnifique coopération internationale. Aujourd'hui la communauté scientifique s'accorde sur le degré d'urgence face à la situation en Arctique, et cette API est l'occasion de mettre en place des mesures de protection. La deuxième opportunité calendaire est la présidence française de l'Union européenne. Elle est pour les scientifiques et les parlementaires français l'occasion d'inciter le gouvernement à soutenir des actions à l'échelle de l'Europe. Lors de la reconduction du Traité de l'Antarctique en 1989, la France s'était illustrée par une décision audacieuse, en ne ratifiant pas la Convention de Wellington, ce qui a conduit au moratoire qui protège l'Antarctique jusqu'en 2048. Nous avons à nouveau une opportunité à saisir pour l'Arctique. Le témoignage des gens qui vivent dans ces régions montre que nous devons agir vite. Nous étions il y a peu sur la côte ouest du Groenland : un pêcheur nous a affirmé que cela faisait huit ans qu'il n'y avait plus de glace l'hiver. Les témoignages des autochtones sont au moins aussi forts - sinon plus - que les mesures que l'on peut y faire.

Le phénomène majeur qui touche l'Arctique est la disparition progressive de la banquise pluriannuelle, ce qui aura des répercussions climatiques et écologiques à l'échelle planétaire. Le traitement qu'il faut apporter aujourd'hui passe par la réduction mondiale des émissions de gaz à effet de serre. La fonte de la banquise arctique n'est pas un problème qui concerne seulement les pays de la circonférence polaire, mais tous les pays du monde. La banquise joue un rôle majeur sur l'équilibre climatique de la planète, si bien qu'on devrait lui accorder un statut patrimonial, la déclarer «zone d'intérêt commun« pour la planète, en faire le témoin de notre capacité à juguler les émissions de gaz à effet de serre. C'est également un projet politique relativement neutre, universel, car il ne porte pas atteinte à la liberté des Etats d'exploiter leurs ZEE... bien que sur cette question, il conviendrait de mettre en place des contraintes de protection pour cet écosystème fragile. Il est inconcevable de ne pas agir ; ne passons pas à côté de l'opportunité offerte par l'Année Polaire Internationale.

M. Jean-Claude DUPLESSY

Monsieur le Sénateur. Je m'étonnais que nous ayons très peu entendu parler de satellites aujourd'hui. Jean-Claude Gascard y a fait référence en mentionnant toutes les informations que nous pouvions obtenir des diffusiomètres. Je me demandais les raisons pour lesquelles le CNES n'a pas été consulté. Je pensais qu'il était du rôle de la communauté scientifique d'approcher le CNES pour poser des questions spécifiques. Ou alors y a-t-il d'autres opportunités et hypothèses pouvant être faites en dehors de l'observation satellitaire ?

M. Christian GAUDIN

Je n'ai pas pour l'instant d'éléments de réponse mais vous soulevez là un point majeur.

M. Gérard JUGIE

Nous considérons que le CNES et l'Agence spatiale européenne appartiennent à la catégorie des grands opérateurs. Il est incontestable que les agences spatiales et océanographiques doivent être impliquées dans cette réflexion globale sur l'Arctique.

M. Paul EGERTON

Le système de financement de la recherche dans le domaine polaire est extrêmement fragmenté au niveau national. Les sources sont disparates et multiples. Nous pouvons donc imaginer de quoi il en ressort au niveau européen. L'enjeu doit être de suivre une règle commune. Une deuxième difficulté réside dans la pérennité des observatoires et dans les financements non-pérennes. Si un observatoire doit être créé, nous devons d'abord en définir l'objet et les missions, même si ces derniers ne doivent pas être figés dans le marbre.

Pour le moment, l'Union européenne ne dispose pas d'un cadre d'action. Nous constatons une fragmentation des stratégies concernant l'environnement polaire en Europe qui vaut aussi bien pour l'Antarctique que pour l'Arctique. Nous devons essayer de bâtir une stratégie de recherche en milieu polaire au niveau de l'Europe.

Mme Sylvie BEYRIES

Ceci pose aussi la question d'un archivage de la documentation polaire. Il faudrait une structure pour la regrouper, et la gérer.

M. Gérard JUGIE

L'IPEV a versé au Muséum national d'histoire naturelle ses archives polaires. Pendant une période, une partie était restée à IPEV et l'autre au Muséum, mais il faut reconnaître que leur localisation à Brest les rendait peu accessibles en termes de consultation. Nous avons donc décidé de tout concentrer, avec son accord, au Muséum national d'histoire naturelle.

Mme Sylvie BEYRIES

Pour les sciences de l'homme et de la société, seul un regroupement de la documentation permettrait qu'elle soit pleinement exploitée.

M. Yves FRENOT

Pour apporter une réponse à cette question très précise de l'archivage, nous devons également parler de ce qui se passe en amont. Avant la publication et la documentation se posent les problèmes de l'archivage et de la centralisation des données récoltées par ces observatoires. Mais aussi ceux de leur vérification, de leur mise à disposition, et surtout de leur sauvegarde en tant que patrimoine issu de la recherche. Ceci a effectivement un coût, problème qui n'est pas résolu dans tous les cas. Nous pouvons dire que, généralement, chaque communauté s'organise à travers les réseaux d'observatoires existants pour gérer elle-même ces données. Mais, malheureusement, ceci ne peut pas toujours être le cas. Prenons l'exemple de l'Antarctique qui illustre bien la situation. Un programme de l'Année Polaire Internationale a été mis en oeuvre pour répertorier la biodiversité marine dans cette région (projet CAML), et en parallèle un autre programme (SCAR MarBIN) a été associé pour centraliser toutes les données acquises par CAML d'une façon moderne et efficace afin d'en assurer la pérennité. Ce programme a été financé uniquement par la Belgique, à hauteur de trois millions d'euros. Mais malheureusement ce pays nous a informés qu'il ne pourra pas continuer à supporter seul ce financement. Lorsque l'on développe un observatoire, où que ce soit, il se pose fatalement la question de l'utilisation de ces données et de leur gestion à long terme.

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