TEMPS DE TRAVAIL ET TEMPS DE VIE : DEUX CONCEPTIONS POUR LES HOMMES ET LES FEMMES - Mme Béatrice Majnoni d'Intignano, professeure agrégée à l'université de Paris XII-Créteil, membre du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes

Merci de ces propos flatteurs et merci de m'avoir invitée à m'exprimer devant vous. Je serai très honorée d'entendre tout à l'heure vos débats et d'en tirer les leçons.

J'ai rédigé, en particulier au Conseil d'analyse économique, un rapport sur le travail des femmes, qui a assez profondément modifié le regard porté sur l'entrée des femmes dans la vie active.

Passons très vite au coeur du sujet.

Au fond, jusqu'en 1946 avec le droit de vote, puis jusqu'en 1970 avec l'entrée massive des femmes dans le monde du travail, puis jusqu'en 2001, avec la loi sur la parité, notre vie a été organisée selon la théorie des deux sphères de Jean-Jacques Rousseau : les hommes dans la sphère publique, les femmes dans la sphère privée, ainsi que par le concept de l'être social de Saint-Simon. L'être social, c'est « l'homme plus la femme » . L'homme vote et la représente. Ces deux théories résument assez bien le regard que portaient les hommes dont vous citiez les phrases tout à l'heure.

Aujourd'hui, nous avons acquis l'égalité des droits mais il n'y a pas de similitude entre les aspirations et les fonctions des hommes et des femmes dans nos sociétés. En effet, nos sociétés sont organisées selon quatre dimensions qui apparaissent sur le graphique sur le graphique ci-après : l'argent, le pouvoir, le temps et l'intérêt au sens « exercer des fonctions intéressantes ». Ces quatre aspects constituent quatre pôles vis-à-vis desquels les hommes et les femmes ont des attitudes extrêmement différentes.

Ces dimensions s'excluent parfois. Le pouvoir ne s'exerce pas à temps partiel. C'est clair. C'est vrai dans les entreprises internationales comme en politique. L'argent n'est pas toujours lié à l'intérêt. Je n'aimerais pas vendre des savonnettes. L'intérêt n'est pas forcément rémunérateur. Un professeur d'université et un philosophe sont mal rémunérés. Il faut donc arbitrer entre ces différentes fonctions. Les hommes et les femmes arbitrent différemment. Ils donnent à chaque dimension un rôle qui peut être stratégique pour les uns ou bien une contrainte ou bien un rôle défensif.

Dans un premier temps, je prendrai le rôle de l'argent et du pouvoir qui sont les mieux connus. Quatre points me paraissent importants. Le monde masculin en a une conception stratégique. C'est un objectif. C'est ce que l'homme recherche. L'argent est instrument de pouvoir, de transmission du patrimoine dans la famille, vis-à-vis de la descendance. Il reste déterminant dans la construction de la hiérarchie sociale. Ce caractère se trouve renforcé par les contraintes économiques et par la mondialisation. Les hommes sacrifient alors souvent l'intérêt et souvent surtout le temps libre. S'ils veulent l'argent et le pouvoir, ils doivent donner des gages en temps disponible. C'est un impératif pour accéder au pouvoir. C'est très vrai dans les grandes entreprises comme au niveau international où c'est un impératif absolu. L'homme qui, entre 20 et 30 ans, ne démontre pas qu'il est capable de sacrifier son temps, en particulier en France où le temps de travail est organisé de manière à terminer tard dans tous les lieux de pouvoir - ce qui n'est pas vrai dans tous les pays - doit renoncer au pouvoir et souvent à l'argent. Il renonce en même temps à une stratégie familiale, mais l'homme a une plage de temps beaucoup plus longue pour élaborer cette famille. Il peut avoir des enfants entre 25 et 50 ans, voire plus. C'est donc une très large plage de vie. La plupart des hommes de pouvoir ont une femme à la maison, d'une manière ou d'une autre, soit la leur soit une autre. Il y a clairement pour les hommes un objectif et un renoncement.

Deuxième point. Le monde masculin aujourd'hui verrouille encore ces deux dimensions. Le plafond de verre existe encore et subsiste dans ces domaines-là. J'ai fait partie de deux conseils d'administrations de sociétés du CAC 40. Je n'étais pas très entourée et j'ai constaté les difficultés à y faire entrer des femmes. Nous étions toujours l'exception. C'est aussi vrai en politique. La seule sortie possible est l'association quota, scrutin de listes, proportionnelle. Il y a par exemple des quotas pour les conseils d'administration dans les pays du Nord, pour les élections et avec le scrutin de listes. C'est très clair pour les municipalités. Les quotas et les scrutins de listes ont fait entrer des femmes dans des proportions importantes.

Le troisième point qui me paraît important est que les femmes ne mènent pas une lutte frontale dans ces domaines-là. Elles contournent l'obstacle. Celles qui aiment le pouvoir et l'argent créent leur propre entreprise. C'est très net. Je connais beaucoup de femmes qui ont créé leur entreprise. Elles ont gagné de l'argent. On en parle. Elles n'ont jamais créé de grandes entreprises internationales. Elles ne cherchent pas des postes de direction dans les entreprises internationales. Elles créent leur entreprise. Elles cherchent souvent à accéder au pouvoir par la voie détournée. C'est vrai aussi en politique. Les femmes ne suivent pas le cursus habituel des hommes : être élu, être maire, être député puis ministre. Elles sont souvent nommées directement ministres. Elles suivent donc une voie détournée. Elles sont peu candidates aux postes exécutifs. J'ai été frappée dans les deux entreprises où je suis allée de ce que la Direction cherchait vraiment à nommer des femmes au comité exécutif. Elle ne les trouve jamais que pour la direction des ressources humaines et pour la communication. Pour le reste, il n'y a pas de candidates. J'en ai été très surprise quand j'y ai été confrontée.

Dernier point. Dans ce domaine-là, le monde des femmes a une conception plutôt défensive. C'est une condition de survie. Gagner soi-même ses ressources est une condition pour échapper à la pauvreté, en particulier avec la multiplication des divorces. C'est une condition d'indépendance vis-à-vis des hommes. C'est une condition pour acquérir des droits sociaux propres. C'est aussi une condition pour avoir assez de temps libre, c'est-à-dire avoir une nounou pour pouvoir être maire, ce que vous devez vivre de manière permanente. L'argent et le pouvoir sont donc ressentis par les femmes plutôt comme une contrainte que comme un objectif. A cet égard, le monde masculin et le monde féminin ont une position très différente.

Venons-en aux notions d'intérêt et de temps libre. C'est dans ces domaines-là que les femmes ont une conception stratégique. D'abord, le temps constitue pour nous une contrainte absolue. Les jeunes femmes - et je le vois avec mes petites-filles et mes belles-filles - intègrent leur rôle de mère dans leur stratégie professionnelle. Elles sont mères avant d'être. Elles subissent entre 20 et 25 ans un dilemme absolu : soit constituer d'abord une famille et avoir des enfants, soit poursuivre une carrière. A 20 ans, elles ne peuvent pas faire les deux. Elles doivent sacrifier l'un ou l'autre. Les femmes ont aujourd'hui des enfants, en moyenne, à 30 ans, ce qui reflète bien ce dilemme. Celles qui ont préféré les enfants ne feront pas d'études supérieures. Statistiquement parlant, elles se trouvent exclues d'une grande partie des carrières. Celles qui ont choisi la carrière n'auront pas forcément d'enfants. Nous le constatons aux États-Unis ou en Allemagne, où une partie appréciable des femmes qui ont poursuivi des carrières importantes et qui sont très qualifiées, n'ont pas du tout d'enfants. Cela concerne un quart des femmes allemandes. A ce niveau-là, c'est considérable. Nous voyons bien que pour elles, le train ne passe pas deux fois. Les jeunes femmes le savent. Du coup, elles choisissent une filière professionnelle qui n'impose pas le sacrifice du temps, qui permette d'avoir les vacances en même temps que les enfants, qui n'exige pas de partir régulièrement passer huit jours décidés au dernier moment aux Etats-Unis ou en Chine et qui n'exige pas un déplacement ou une délocalisation définitive au mois de février au moment où se terminent les vacances scolaires. Ce sont des choses auxquelles les femmes sont très attentives, comme on peut le constater.

Leur pourcentage - et c'est très inquiétant - diminue dans les grandes écoles scientifiques comme l'X ou Normale Sup Sciences. Ce sont des domaines dans lesquels nous avons des manques d'hommes et de femmes et où le vivier des hommes étant déjà utilisé, il serait nécessaire de puiser dans le vivier des femmes. Les femmes n'y vont pas parce qu'elles savent qu'elles ne surmonteront pas ce dilemme. Elles s'orientent donc plus vers la littérature, dans les domaines juridiques ou dans les domaines sociétaux. Elles choisissent des métiers dans lesquels les interruptions temporaires de carrière ou les temps partiels sont les moins pénalisants et dans lesquels elles pourront donc « rentabiliser » leurs études. Si elles font des études scientifiques, elles ne les « rentabiliseront » pas bien parce qu'elles devront donner le gage du temps et qu'elles n'y sont pas prêtes. Si elles font des études littéraires, juridiques ou de biologie, elles pourront rentabiliser leurs études. Quand elles ont fait des études, nous les retrouvons médiatrices dans les domaines de l'éducation, de la santé, de la magistrature, des ressources humaines, de la communication des entreprises, ou dans les médias. Nous les rencontrons également expertes dans des domaines où l'intérêt est clair : juristes, techniciennes, laborantines, chercheurs. Nous les trouvons en politique, là où elles peuvent aller, c'est-à-dire quand les scrutins sont des scrutins de listes, et/ou quand elles bénéficient de quotas. Nous le constatons dans les pays du Nord, ou lors des élections européennes, ou encore dans les élections municipales.

Nous les trouvons aussi - et on le dit très peu - dans des secteurs où elles sont plus protégées, d'une certaine manière. Elles sont plus salariées, plus dans les services, plus dans les administrations. Il y en a 55 % dans l'administration contre 45 % dans le total de la population active. Ce sont des professions moins conjoncturelles. Nous voyons beaucoup aujourd'hui des disparitions d'emplois dans les grands magasins et dans les grandes surfaces, dans les petites entreprises où les femmes sont les premières licenciées. On ne dit pas qu'en revanche une grande partie de la population active féminine est actuellement protégée contre la crise. Elle est salariée dans des domaines dans lesquels il n'y a pas de réduction d'emplois, comme la santé, les professions juridiques ou l'administration. Elles ont, certes, des revenus plus bas mais elles ont aussi des revenus plus stables. Je porte un regard plus positif sur la position des femmes aujourd'hui. Elles ont acquis des emplois modernes. Les professions qui se sont féminisées sont des professions d'avenir : ingénieurs, techniciens, santé, employés. Les professions en implosion, agriculteurs, ouvriers non qualifiés, petits commerçants, se masculinisent au contraire. Les femmes n'y vont pas parce qu'elles n'offrent pas d'emplois. Les femmes, au fond, ont bien répondu aux offres d'emploi des entreprises.

Dans le domaine qui vous concerne, le rôle des femmes dans la politique locale est absolument prépondérant pour la situation actuelle et future des femmes. La politique locale détermine les paramètres qui conditionnent la vie des femmes, en particulier le rapport entre le temps libre et l'accès des femmes aux emplois. La politique locale fixe en partie les conditions de la vie familiale et professionnelle, l'organisation du temps par les infrastructures, l'organisation des écoles, les crèches, les horaires des commerces, les transports collectifs. En ces matières-là, les femmes des pays du Nord comme les femmes d'Italie, ont menacé de ne pas voter pour certains partis s'ils ne faisaient pas des progrès dans l'organisation sociale. Elles n'ont pas voulu être directement actrices, mais elles ont été menaçantes. Elles ont exercé leur 53 % de droits de vote. Les femmes en Italie, dans le mouvement du Tempo della Città , ont joué un rôle très important dans la réorganisation des temps de la vie locale. Le modèle nordique me paraît particulièrement intéressant. Les femmes y sont très impliquées en politique. Elles l'ont été très tôt grâce à Alva Myrdal, qui dès les années 1930 a montré que pour augmenter la croissance économique, il fallait intégrer les femmes et que pour intégrer les femmes, il fallait concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale, ce qui est très en avance par rapport à notre réflexion féministe. Simone de Beauvoir, dans les années 1950, affirmait au contraire que pour qu'une femme se réalise, il ne fallait pas qu'elle ait d'enfant. Elle-même représentait ce modèle, alors qu'Alva Myrdal présentait un modèle de femme qui est le modèle de la majorité, c'est-à-dire une femme conciliant ses deux vies. Dans les pays du Nord, les femmes sont très présentes en politique, à tous les échelons. Ces pays ont une dimension régionale. Leur expérience pourrait inspirer nos régions. Il faut bien voir que la Suède, c'est l'équivalent de l'Ile-de-France en termes de population, de problèmes de population et d'organisation. De plus, la Suède et le Danemark sont des pays décentralisés. Cela joue donc bien à des échelons inférieurs. Dans ces pays, les femmes sont très protégées par le droit. Elles ont un droit d'égal accès à l'emploi. Elles sont protégées par la prise en charge des enfants par la collectivité. Les pays du Nord ont nationalisé l'enfance. Ils considèrent que la collectivité doit payer pour les enfants et leur éducation. L'État Providence est très généreux.

J'ai été très rapide et un peu schématique. Vous pourrez retrouver ces réflexions dans un ouvrage que j'ai publié : L'iceberg féminin dont le texte complet est sur mon site (www.bmajnoni.fr.st). J'ai publié aussi de nombreux articles sur ces questions. Les femmes me semblent être, dans la société française, comme un iceberg. Elles présentent malheureusement d'elles-mêmes une vision pessimiste. Quand les femmes s'expriment, c'est toujours sur l'avortement, les inégalités, les maltraitances, etc. La société ne voit pas leur action et ne voit pas leur présence dans les domaines que j'ai évoqués. Il n'y a plus de vote féminin. Beaucoup de féministes s'en félicitent. Pour ma part, je trouve cela plutôt inquiétant. Nous disposons de 53 % des bulletins de vote. Nous pourrions exiger un certain nombre de choses. A cet égard, les femmes du Nord ont été particulièrement actives. Les femmes, au sens où l'entendait Hannah Arendt, sont dans le travail et dans l'oeuvre, mais peut-être pas assez dans l'action. Les jeunes femmes maires que vous êtes sont le vivier de demain. La crise menace bien sûr les femmes, en particulier celles qui ne sont pas qualifiées, mais ni plus ni moins que les hommes. La crise va peut-être aussi stimuler leur progression, parce que nous sommes à la recherche de gens qui n'ont pas été trop impliqués dans ces jeux d'argent et de pouvoir. Nous trouvons là des femmes. Le vivier de femmes compétentes, en formation depuis une quarantaine d'années, devient maintenant significatif.

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