DEUXIÈME TABLE RONDE : CHANGEMENT GLOBAL ET BIODIVERSITÉ POLAIRE

Pr Édouard BARD

Nous allons débuter la deuxième partie de cette seconde journée de clôture de l'année polaire internationale avec cet après-midi consacré à la biodiversité et son évolution en zone polaire. Les deux présidents de séance vont venir me rejoindre : M. le Préfet Rollon Mouchel-Blaisot et le biologiste Yvon Le Maho.

A. M. ROLLON MOUCHEL-BLAISOT, PRÉFET, ADMINISTRATEUR SUPÉRIEUR DES TERRES AUSTRALES ET ANTARCTIQUES FRANÇAISES (TAAF)

M. le sénateur, M. le professeur au Collège de France, Mesdames, Messieurs les responsables des organisations scientifiques, c'est d'abord avec un très grand plaisir que je vais coprésider cette table ronde avec le professeur Yvon Le Maho. Je vais m'efforcer d'être à la hauteur de tous les débats scientifiques de très haut niveau qui se déroulent depuis hier.

Je tiens bien sûr à souligner et à remercier l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques ainsi que le Collège de France d'avoir pris l'initiative d'organiser ce colloque tout à fait exceptionnel. J'aurai aussi une pensée pour vous, M. le sénateur, qui êtes un des rares sénateurs de la République à bien connaître nos territoires, à s'y intéresser, à être allé en Terre Adélie mais aussi à Concordia (la base franco-italienne de la base du Dôme C). Non seulement d'y être allé mais d'en être revenu par le raid et d'avoir conduit vous-même pendant une huitaine de jours les grands engins logistiques mis au point par l'IPEV et qui amènent hommes et matériels sur cette base. Les personnes qui font ce raid et que j'ai rencontré à l'occasion de ma mission en terre Adélie en février dernier avec Yves Frenot, directeur adjoint de l'IPEV, se souviennent très bien de votre présence ; elles ne pensaient pas qu'un sénateur était capable de conduire un énorme bulldozer, de pouvoir mettre les mains dans le cambouis tous les soirs pour inspecter l'état de la machine !

C'est un petit peu ça aussi la recherche car, on l'oublie un peu trop souvent, il faut bien sûr des laboratoires et des scientifiques de renom et Dieu sait si notre pays en est régulièrement pourvu. Mais il faut assurer aussi derrière l'intendance, si j'ose dire, et la logistique. Merci M. le sénateur pour l'intérêt et l'implication personnelle que vous manifestez sur l'ensemble de ces questions.

Je me présente Rollon Mouchel-Blaisot. Je suis le Préfet, administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Je suis un « objet administratif » un peu atypique dans notre République puisque je suis à la fois le représentant de l'Etat dans ce territoire comme Préfet et le responsable exécutif de la collectivité d'outre-mer des TAAF puisqu'il n'y a ni habitants permanents, ni élus, ce qui est un handicap.

Le territoire des Terres australes et antarctiques françaises dont vous avez une image derrière vous offre un gradient exceptionnel pour la recherche de notre pays puisqu'il démarre des régions polaires de l'Antarctique, passe par nos îles subantarctiques de l'archipel de Crozet de l'archipel de Kerguelen (je précise simplement en passant que Kerguelen est grand comme la Corse), passe par les îles subtropicales de Saint-Paul et d'Amsterdam et aboutit dans les tropiques ; nous avons en effet recueilli en 2007 la pleine administration de ce qu'on appelle les îles éparses du canal de Mozambique ainsi que de l'île de Tromelin au nord de la Réunion.

Nous avons de cette manière un gradient exceptionnel pour la recherche ; dans certaines îles, il y a des décennies de recherche qui ont eu lieu, procurant des données inestimables aujourd'hui.

La recherche, qu'elle soit nationale ou liée à des coopérations internationales, implante parfois des laboratoires identiques dans ces différents territoires, ce qui permet de comparer et suivre l'évolution de leurs travaux dans des latitudes extrêmement différentes mais qui, toutes, présentent un intérêt exceptionnel.

Enfin, je souhaite évoquer deux caractéristiques des TAAF :

- La première, c'est que les îles sont des sanctuaires de la biodiversité mondiale. J'y reviendrai tout à l'heure.

- La deuxième caractéristique, c'est qu'elles constituent la deuxième zone maritime de France avec 2,400 millions de kilomètres carrés de ZEE (la France au total totalise environ11 millions). Nous sommes en deuxième position derrière la Polynésie qui en fait 5 et c'est pour cette raison que nous sommes très impliqués dans les travaux du Grenelle de la mer.

Voilà une présentation très rapide du territoire des Terres australes et antarctiques françaises qui, comme son nom ne l'indique pas expressément, comprend maintenant les îles éparses. Mais il y a vraiment un lien entre tous ces territoires puisque ce sont des territoires riches de leur biodiversité et voués à la recherche.

Permettez-moi de souligner des points que les scientifiques connaissent bien mais que parfois on ne met peut-être pas assez en valeur, c'est la logistique et l'accès de ces îles. Toutes ces îles, tous ces territoires et pour ceux qui ont eu la chance d'y aller le savent bien, sont très lointains, entre 3 000 et 6 000 kilomètres, ne peuvent s'accéder pour la plupart qu'en navires. Pour certains d'entre eux, je pense à la Terre Adélie, la traversée n'est pas vraiment une « croisière » extrêmement agréable. Comme quoi, la Terre Adélie se mérite aussi en quelque sorte ! Toute la logistique qu'il faut mettre en oeuvre, qu'elle soit celle des TAAF ou celle de l'IPEV dont je salue son directeur M. Gérard Jugie, est extrêmement compliquée ; ce sont en effet des mers extrêmes, des terres extrêmes, ce qui a nécessité un effort considérable de la puissance publique pour organiser l'accès à ces territoires. Pour y mener de la recherche, il faut d'abord pouvoir y accéder. Les moyens à mettre en place sont les navires ou autres moyens de transport, les bases elles-mêmes, les transmissions, le soutien médical, etc. Et ce n'est pas de la petite intendance !

Je suis heureux de prendre quelques exemples :

Nous allons soutenir le projet de l'IPEV de rénovation de la base Dumont d'Urville construite dans les années 60. Même si le climat de l'Antarctique « conserve » parfaitement les choses, elle méritait d'être mise aux normes environnementales d'aujourd'hui et aussi d'apporter de meilleures conditions de travail et de confort pour ceux qui hivernent ou ceux qui y séjournent.

Les TAAF, avec le soutien du gouvernement dans le cadre du plan de relance vont soutenir ce projet pluriannuel de rénovation de la base de DDU que l'IPEV va entreprendre dès cette année.

Autre exemple, les bateaux : beaucoup de personnes dans la salle savent très bien que la gestion des bateaux est un exercice très compliqué, et les coûts ne sont pas très bon marché, il faut dire les choses comme elles sont. C'est le cas du Marion Dufresne qui fait la tournée des îles australes et qui, le reste de l'année, est utilisé par l'Institut Polaire pour faire des campagnes océanographiques dans le monde entier. C'est également l'Astrolabe que nous co-affrétons (TAAF-IPEV) pour desservir la Terre Adélie et ceux qui ont eu la chance de prendre ce bateau en conservent, je suppose, une très forte mémoire. C'est aussi, et c'est une bonne nouvelle pour la communauté scientifique, que les efforts conjugués de l'IPEV et des TAAF ont permis de remettre à flots le navire La Curieuse qui était auparavant basé à Kerguelen. Parce qu'une fois que vous êtes dans notre base principale à Kerguelen, c'est grand comme la Corse, vous ne pouvez rien faire si vous n'avez pas de moyens pour vous déplacer. Il n'y a bien sûr pas de pistes d'avions ni de pistes pour les autos et le bateau est le seul moyen d'emmener les équipes scientifiques pour aller ici ou là faire des prélèvements, mener des recherches, organiser des campements, etc. Depuis quelques années, pour des raisons financières, ce bateau avait été désarmé. Nous avons pu trouver un accord avec un repreneur pour qu'il soit réarmé et réaffecté pour la saison d'été australe à Kerguelen pendant 5 ans. Je crois que cela sera de nature à relancer un certain nombre de programmes scientifiques qui, faute de moyens nautiques, avaient dû s'interrompre ou être suspendus.

Ces quelques mots sur les contraintes logistiques avaient pour but d'appeler l'attention sur le fait que l'accès à ces territoires ne va pas de soi. Il ne suffit pas de claquer dans les doigts. C'est tous les jours un défi que nous devons relever, y compris parfois en situation risquée. Je ne veux pas dramatiser à l'excès mais il n'y a pas de ports. Les débarquements se passent soit par hélicoptères, soit par des moyens nautiques dans des mers qui ne sont pas toujours très accueillantes. C'est à chaque fois une petite expédition, même si les moyens d'aujourd'hui ne sont pas aussi inconfortables que ceux qui existaient auparavant. C'est un défi qu'avec nos collègues de l'IPEV, nous essayons de résoudre chaque jour au profit de la communauté scientifique.

Le troisième et dernier point, c'est que les TAAF sont très engagées pour maintenir et restaurer la biodiversité sur ces îles qui sont, je me permets de les appeler comme cela, des sentinelles de la biodiversité mondiale, quelle que soit leur latitude. Le Ministère de l'Ecologie et M. le ministre d'Etat Jean-Louis Borloo, qui nous fera l'honneur de conclure cette table ronde cet après-midi, y sont particulièrement sensibles.

Nous ne gérons plus les bases comme on les gérait il y a cinquante ans. Aujourd'hui, par exemple, on rapatrie tous nos déchets. Mais rapatrier des déchets de l'Antarctique via l'Australie ou la métropole, rapatrier des déchets des îles éparses ou des îles australes vers la Réunion, voire la métropole parce qu'on n'a pas toujours les exutoires adéquats, c'est quelque chose d'extrêmement exigeant. Nous venons par exemple de terminer une rotation exceptionnelle du Marion Dufresne dans les îles éparses, nous avons ramené près de 600 tonnes de métaux ferreux, 14 tonnes de piles, des tonnes de bidons d'hydrocarbure qui avaient été entassés au fil des décennies sur ces îles qui restent malgré tout des joyaux, je vous rassure !...

Au-delà de l'aspect nettoyage et gestion de nos déchets, c'est naturellement toutes les actions proactives que nous menons avec le fort soutien du MEEDDAT d'ailleurs, pour maintenir la biodiversité, restaurer les espèces menacées comme l'albatros d'Amsterdam ou des plantes comme le bois de Phylica, à Amsterdam aussi, lutter contre les espèces invasives amenées volontairement ou involontairement par l'homme. Tout ceci constitue vraiment une stratégie globale car notre objectif, au-delà de l'aspect écologique, est de permettre aux chercheurs qui ont besoin d'une nature préservée, d'animaux protégés de l'Homme, etc., de trouver sur nos îles quelle que soit leur latitude, les meilleures conditions naturelles possibles pour continuer leurs recherches. C'est donc un effort très important que nous menons avec le soutien des Pouvoirs Publics au profit de la science.

En conclusion, j'évoquerai d'abord, pour m'en féliciter, les excellentes relations que les TAAF et l'IPEV entretiennent, que ce soit à titre personnel comme à titre professionnel. Nous avons vraiment une détermination commune pour gérer au mieux ces territoires et que notre pays puisse continuer à y investir pour l'écologie comme pour la recherche. Je me félicite aussi du soutien très important que l'IPEV nous a apporté pour l'organisation de la campagne de recherche dans les îles éparses à l'occasion de la rotation exceptionnelle du Marion Dufresne.

J'interromps mon propos pour vous indiquer que nous avons maintenant le plaisir de saluer Monseigneur le Prince Albert II de Monaco qui nous fait l'honneur d'assister aux travaux de cet après-midi. Monseigneur, je vous souhaite officiellement la bienvenue en vous remerciant de votre présence et de l'honneur que vous nous faites ; je m'engage auprès de vous à ce que nous respections bien l'horaire puisque votre intervention est prévue à 17 heures. Ensuite, le ministre d'Etat doit intervenir également.

Ce qui me donne l'occasion d'ailleurs d'inviter les orateurs successifs à tenir strictement leur temps de parole puisque l'après-midi est très minuté.

J'étais en train de dire que je me félicitais des excellentes relations entre les TAAF et l'IPEV qui est le bras armé de l'organisation de la recherche dans les îles australes et dans l'Antarctique et d'un partenariat que nous sommes en train de nouer avec le CNRS, et notamment son département écologie, pour les îles éparses. En tout cas, ce sont vraiment des relations de confiance au profit de la recherche. Je considère que c'est au coeur de la mission des terres australes et antarctique françaises. C'est en tout cas leur raison d'être ; s'il y avait une expression à retenir pour caractériser les Taaf, ce serait « un territoire au coeur des préoccupations de la planète ».

Je vous remercie d'y oeuvrer les uns et les autres pour le renom, non seulement de la recherche française mais aussi pour une meilleure connaissance des grands changements qui affectent l'avenir de notre planète.

Merci de votre attention et maintenant, j'ai le plaisir de donner la parole au professeur Yvon le Maho, on m'a dit pour 15 minutes.

B. DR YVON LE MAHO, ACADÉMIE DES SCIENCES

Monseigneur, Monsieur le sénateur, Monsieur le préfet, chers collègues, chers confrères, Mesdames et Messieurs, selon la volonté des organisateurs l'exposé de cet après-midi va porter sur l'interface entre la biodiversité et le changement climatique. Les régions polaires, avec les récifs coralliens, figurent parmi les milieux de notre planète les plus sensibles à ce changement climatique et en constituent ainsi de bons indicateurs. En quelque sorte, en étudiant ces régions, les scientifiques ont le privilège de pouvoir détecter les premiers signes de ces enjeux majeurs pour les générations futures. Je serai très bref, mais en introduction de la session de cette table ronde qui va essentiellement porter sur le bilan des recherches et en particulier les résultats obtenus dans le cadre de l'année polaire, je voudrais compléter en abordant quelques sujets qui, à mes yeux, sont essentiels et qui nécessitent un effort particulier. En tant que scientifique, je voudrais en effet d'abord rendre hommage à tous les ingénieurs, techniciens sans lesquels il n'y aurait pas ces avancées scientifiques dont nous allons parler. Pour commencer, je n'ai évidemment pas choisi au hasard cette photographie de Patrice Godon, qui est en charge de la logistique. Celle-ci conditionne évidemment le succès de nos opérations au-delà d'ailleurs, bien sûr, de l'année polaire et notamment les campagnes océanographiques. Cette deuxième image, je la trouve très intéressante parce que vous avez au deuxième plan Alain Pierre, qui fait partie des équipes de soutien de l'acteur majeur qu'est l'Institut Polaire aux scientifiques et au premier plan un volontaire civil qui vient d'hiverner. C'est un mécanicien de précision. Vous voyez que l'on peut donc passer de la mécanique de précision à une assistance technique de gros calibre et en l'occurrence il s'agit de la campagne ICOTA.

Mais les ingénieurs ne jouent pas seulement un rôle dans l'assistance technique et logistique. Ils participent également directement aux avancées scientifiques. Ainsi, l'une des particularités des sujets de recherche menés dans le cadre de l'Institut Polaire et qui constitue vraiment une particularité française au niveau international, c'est que nous abordons à travers la biodiversité des sujets qui touchent directement des questions biomédicales. C'est le cas des travaux de l'équipe de Lyon qui portent sur le métabolisme des graisses en faisant appel aux outils de la biologie moléculaire. Lors de ma présentation initiale d'introduction de l'année polaire au Sénat, j'avais oublié d'en parler car j'avais centré mon exposé sur l'écologie et ce fut une erreur. Une erreur parce que l'écologie de demain sera une écologie des mécanismes. Car comment pourrait-on anticiper les conséquences du changement climatique sur la biodiversité si l'on ignore quelles sont les limites d'adaptation des organismes vivants aux changements ? Pour cela, on a besoin des outils de la biologie moléculaire et cellulaire, si importants dans le domaine biomédical. En même temps, on l'a vu avec la protéine associée à la conservation des poissons par les manchots dans leur estomac, on peut valoriser cette approche de la biodiversité en faisant des découvertes d'intérêt biomédical ou biotechnologique. Ainsi, c'est dans ce contexte biomédical que se situent les recherches de Mireille Raccurt, qui vient d'être récompensée par le « Cristal du CNRS ». Ce n'est d'ailleurs pas le premier « Cristal du CNRS » obtenu dans le cadre de la communauté polaire mais c'est aussi le moyen pour moi de citer au passage le rôle majeur que joue le CNRS parallèlement à l'IPEV.

Je terminerai en considérant les travaux de deux autres ingénieurs dans un domaine qui est celui de l'approche de la biodiversité à travers les nouveaux outils. Vous êtes tous témoins dans la vie de tous les jours des développements extraordinaires de la microélectronique et de la micro-informatique. Je me trouvais en Terre Adélie en 1972, j'hivernais alors, quand ont été posées les premières balises Argos qui ont permis de suivre la dérive des icebergs au large de Terre Adélie. C'était une première. C'était un aussi un rêve. Celui que de dire un jour : on pourra suivre les déplacements des animaux. Le laboratoire de Chizé a été le premier - je crois que Françoise Gaill y reviendra - en réalisant la première étude sur des grands albatros en utilisant ces technologies spatiales associées à une microélectronique de miniaturisation. Mais, ce sujet s'est considérablement développé. Je présente ici Benjamin Friess parce que ce n'est ni un chercheur ni un ingénieur, c'est un ingénieur qui n'est pas statutaire. Il est sur un contrat à durée déterminée et il vient, dans le cadre d'une collaboration entre les équipes françaises et Monaco, de faire une réalisation importante dans le cadre de l'année polaire. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de suivre tous les individus d'une population et cela sans introduire évidemment un biais en les perturbant, ce qui me permet aussi d'aborder la question éthique.

Cette colonie de manchots Adélie que je vous montre ici, je l'ai découverte pour la première fois en fin d'année 1971 en arrivant en Terre Adélie. On m'a dit : « C'est la colonie d'étude de manchots Adélie ». Elle était quasiment vide du fait du stress, de la capture des oiseaux et de l'effet du baguage. Cet effet du baguage, on ne l'a découvert que depuis. Depuis, il y a en effet eu une avancée majeure pour suivre des individus dans le milieu naturel, c'est celle de l'identification par RFID (par radiofréquence). Vous connaissez tous les codes-barres. Pour une identification par code-barre, il faut une fraction de seconde. Par radiofréquence, un animal est identifié en seulement quelques millisecondes, grâce à une étiquette électronique implantée sous la peau. C'est un transpondeur passif. En effet, lorsque l'animal passe au voisinage d'une antenne, l'antenne fournit le champ électromagnétique nécessaire à l'activation de cette étiquette électronique qui va renvoyer un message à l'antenne qui est également réceptrice, un message correspondant à l'identité. Ce transpondeur pèse moins d'un gramme. Evidemment, l'image grossit le transpondeur pour vous le montrer. Grâce à cette technologie on a pu tester l'impact du marquage classique avec des bagues. En haut, vous avez des individus non bagués qui ont seulement un transpondeur de fin 98 à août 2005. En cercle blanc ou vert, vous avez les oiseaux bagués. Il s'agit en l'occurrence de manchots royaux. Leur temps de présence dans la colonie au départ, vous le voyez, n'est pas quasiment différent en période estivale, c'est à dire lorsque les ressources alimentaires sont importantes. Mais du fait de la gêne hydrodynamique apportée à la marque qui est portée par l'aileron, les oiseaux bagués sont moins présents dans la colonie en hiver, c'est-à-dire quand les proies sont moins faciles à capturer. En hiver, au lieu de partir seulement 30 ou 40 jours en mer comme le font les oiseaux non bagués, les oiseaux bagués vont partir 15 jours de plus. Au bout d'un certain temps, on a même un effet cumulé sur l'été, les oiseaux bagués arrivant en retard pour ce reproduire. Ce retard et cette moindre présence hivernale se traduisent par un succès reproducteur réduit de moitié. Au bout du compte, sur 7 ou 8 ans, la partie de la colonie qui était suivie par baguage a diminué.

En utilisant l'identification par radiofréquence, on peut ainsi aborder sans ce biais lié aux bagues des questions qui font le lien avec ce dont il est question ce matin, comme par exemple déterminer la probabilité de survie des oiseaux en fonction de la température de surface de la mer. Vous voyez ici l'échelle : 0,3 degré de température de surface de la mer. Il y a une diminution de 10 % de la probabilité de survie pour les températures les plus élevées sans que ces données soient biaisées par le baguage. En effet, comme nous venons de le mettre en évidence, le fait d'utiliser des oiseaux bagués réduit leur succès reproducteur et leur probabilité de survie. Or, comme nous l'avons fait dans le cadre de notre collaboration franco-monégasque, en identifiant électroniquement les oiseaux par RFID on peut même les peser électroniquement. Ils sont identifiés au moment où ils passent sur une balance électronique située sur une passerelle placée à l'entrée/sortie de la colonie.

Mais en fait ce n'est pas si simple. En effet, pour avoir une bonne précision de pesée, on aimerait avoir un plateau de pesée aussi long que possible. Cependant, si l'on a un plateau très long, on se retrouve inévitablement avec plusieurs individus simultanément sur la balance. Or on veut évidemment en peser un seul à la fois... Car ce qui est intéressant c'est de le peser entre son départ de la colonie et son retour pour savoir quelle est son augmentation de poids en fonction de la durée de son séjour en mer par rapport aux conditions climatiques qui y prévalent. L'astuce de Benjamin Friess, c'est d'utiliser trois plateaux. Et puis, il y a un autre problème. Comment faire en sorte qu'au niveau des passerelles, des individus ne se retrouvent pas face à face ? La solution, c'est deux « entonnoirs », c'est-à-dire que les animaux qui sont en bas de la colonie vont avoir tendance à aller vers la passerelle du fond grâce à un tel entonnoir. C'est l'opposé pour les animaux qui arrivent dans la colonie.

Voilà donc le dispositif qui a été installé dans le cadre de cette collaboration franco-monégasque. Si cela fonctionne, je vous montrerai quelques vidéos pour terminer mon exposé.

Mais avant cela, regardons des pesées. Ici, chacun des trois plateaux successifs sur une passerelle a une couleur. Vous avez un passage lent avec ce mouvement de dandinement tout à fait caractéristique des manchots, qui induit une assez grande oscillation du plateau de pesée sur 3,5 secondes et puis, voilà un passage beaucoup plus lent sans oscillation. Le dernier passage est très long sur le dernier plateau alors que les premiers passages avaient été extrêmement rapides sur les premiers plateaux. On peut ainsi arriver à peser les manchots avec une grande précision. Et puis, pour conclure, il y a ce développement extraordinaire, cette révolution dans notre discipline que j'avais annoncé tout à l'heure grâce à la microélectronique qui est-ce que l'on appelle le Biologging. Ce mot a été inventé par Yan Ropert-Coudert, maintenant à Strasbourg, alors qu'il travaillait encore au Japon. Vous savez que les Japonais ont une expertise majeure dans en microélectronique. Vous voyez ici un petit manchot bleu pygmée australien. Je vous invite d'ailleurs, si vous avez l'occasion de visiter l'Australie, à aller à Phillip Island car l'espace où ils sortent de l'eau a été aménagé pour que les touristes puissent les voir sortir de l'eau à la tombée de la nuit. Ce logger est l'équivalent d'un micro-ordinateur portable. C'est un appareil bien sûr très coûteux, mais avec les capteurs adéquats, il permet de faire toutes sortes de mesures. Cette approche se développe de façon extraordinaire à l'heure actuelle. Comme on le fait dans les terres australes, un tel appareil nous permet par exemple d'avoir à son retour des informations sur le fait que tel jour le manchot était à 500 kilomètres de sa colonie, qu'il évoluait à 300 mètres de profondeur, et avec telle ou telle vitesse, avec des changements d'accélération pour attraper les proies... . C'est ce qui se fait aussi sur d'autres oiseaux, sur les grands albatros par exemple par l'équipe de Chizé.

Alors, pour vous montrer ce qu'il est possible de faire avec ces loggers, et je vais terminer là-dessus mon exposé, j'ai pris ici l'exemple d'un oiseau plongeur, le Fou du Cap, parce que cela me permet d'illustrer tous les types d'activité possibles (décollage, vol plané ou battu, plongée...). C'est un travail qui a été fait en collaboration avec David Gremillet. Pour savoir quelle stratégie l'animal adopte pour faire face aux changements climatiques, il est en effet très utile de pouvoir reconstituer le temps qu'il consacre à chacune de ces activités. Avec un GPS associé au logger , on arrive à le localiser. . Avec un accéléromètre (j'ai laissé les termes anglais. Heaving and surging , qui sont l'équivalent de roulis et tangage) les mouvements d'accélération dans les trois dimensions sont mesurés. Selon les enregistrements réalisés, on peut savoir que l'animal était en train de décoller a un moment donné, qu'il était ensuite en train de battre des ailes ou en vol plané ou éventuellement en train de plonger jusqu'à telle profondeur, car on a aussi, bien sûr, la profondeur. En ayant des animaux qui eux ne sont pas équipés d'un logger, mais sont seulement suivis par RFID, on peut savoir si le logger crée un handicap et donc en tenir compte.

Comme vous le comprendrez aisément, le biologging est en plein essor et il va révolutionner notre capacité à comprendre comment les animaux peuvent ou non et dans quelles limites faire face aux changements climatiques.

Je terminerai par cette dernière image où l'on me voit en tenue de l'Institut Polaire, ce qui me permet de rendre hommage au rôle clé de l'IPEV à travers le soutien à nos recherches, en compagnie de Pascale Tremblay, la représentante de Monaco pour le premier engagement scientifique de la Principauté en Antarctique.

Pour terminer mon exposé, comme je vous l'ai annoncé, je ne résiste pas au plaisir de vous montrer des vidéos de manchots Adélie franchissant nos passerelles d'identification et de pesée électroniques à leur arrivée ou leur départ de la colonie.

Je vais maintenant passer la parole à Madame Françoise Gaill qui dirige l'Institut écologie environnement du CNRS. Eu égard au rôle majeur du CNRS dans les recherches sur la biodiversité, il lui revenait en effet tout naturellement de faire le bilan des résultats obtenus dans ce domaine dans le cadre de l'année polaire.

C. DR FRANÇOISE GAILL, DIRECTRICE DE L'INSTITUT ÉCOLOGIE ENVIRONNEMENT (INEE), CNRS

Monseigneur, Monsieur le sénateur, Monsieur le préfet, chers collègues, si nous visualisons ce que vous avez déjà pu observer au cours de ces deux jours, les cartes de l'Arctique et de l'Antarctique, les différences sautent aux yeux : l'Antarctique à droite, un continent entouré d'océans et l'Arctique à gauche, un océan entouré de continents. Ce qui a des conséquences fondamentales sur la biodiversité et les caractéristiques des écosystèmes de ces contrées. L'Arctique comme on le voit sur cette diapositive est peuplé d'environ 4 millions de personnes qui ont des histoires linguistiques différentes et dont la présence remonte à plus de 20 000 ans alors que le continent antarctique, que vous voyez représenté ici avec ses 37 stations permanentes, est « peuplé » uniquement de voyageurs transitoires, chercheurs, logisticiens et touristes, dont le nombre atteint aujourd'hui près de 50 000 personnes par an.

Si on s'appuie sur les données du GIEC de 2007, tout le monde s'accorde maintenant à reconnaître que, à l'échelle planétaire, on assiste à un accroissement significatif des températures. On constate également une accélération de l'élévation du niveau moyen des mers qui, dans les dernières cinquante années, est allé de pair avec la raréfaction de la couverture neigeuse dans l'hémisphère Nord. Si on compare ce qui s'est passé dans l'Arctique avec ce que l'on obtient au niveau global, on s'aperçoit que le réchauffement en Arctique est le double de celui qui existe à l'échelle du globe, et cela depuis la fin du XIXème siècle. Parmi les conséquences immédiates, la possibilité aux navires d'emprunter ces deux dernières années le passage du Nord-Ouest alors qu'auparavant, c'était quelque chose de très improbable. En Antarctique, on s'aperçoit que sur les cinquante dernières années, la température moyenne annuelle a augmenté de 3 à 4 degrés, notamment sur la péninsule antarctique, cette partie du continent qui fait face à l'Amérique du Sud. Ces régions polaires soumises à de tels changements climatiques voient leurs populations animales en particulier soumises à des situations qui sont extrêmement dangereuses pour leur avenir. L'exemple de l'ours polaire est à cet égard emblématique : il est évident que toute réduction de la surface de la banquise va entraîner une réduction de son territoire de chasse, rendre l'accès à ses ressources alimentaires difficiles, influer sur son comportement, tout cela pouvant avoir, à terme, des conséquences irréversibles pour cette espèce.

C'est vrai de l'ours polaire, mais c'est aussi vrai par exemple du manchot Adélie représenté à gauche sur cette carte. Les sept sites figurés en rouge comportent des populations en déclin, notamment en raison des conditions climatiques, alors que les sites en vert, moins touchés par les changements climatiques, accueillent des populations plus stables ou en progression.

Parmi les six thèmes retenus pour cette 4 ème année polaire internationale, une attention particulière est portée à ce qu'on appelle l'état des lieux, c'est-à-dire l'état actuel de ces régions, tant sur le plan quantitatif que d'un point de vue qualitatif : Quelles espèces présentes ? Où les trouve-t-on ? Le second thème est lié à la question du changement : qu'est-ce qui va se passer si, par exemple, nous avons un réchauffement climatique ? Que peut-on prédire pour la biodiversité de ces régions ? Quels sont les liens entre ces régions polaires et le reste de la planète ? Est-ce qu'on peut par exemple au niveau des pôles avoir une idée du cycle du carbone ou peut-on prédire ce qui va se passer sur la circulation océanique dans son ensemble si nous avons une diminution ou un accroissement de la température ? Un autre thème concerne les nouvelles frontières, à la marge de notre connaissance : qu'avons-nous dans les grandes profondeurs par exemple ? Quels écosystèmes abritent les calottes glaciaires ? Le thème suivant s'intéresse aux points singuliers que constituent ces régions, du fait de leur isolement, de leurs conditions extrêmes et de leur position particulière sur le globe terrestre. Alors que la plupart des milieux que l'on dit naturels sont en réalité déjà anthropisés, ces zones polaires constituent une fenêtre à travers laquelle nous pouvons nous faire une idée de l'évolution du vivant sur cette Terre. Enfin, cette API a souhaité prendre en considération la dimension humaine puisqu'en Arctique, on l'a vu, des populations ont une histoire, ont aussi un devenir qui dépend fortement de leur capacité à s'adapter à ce monde en changement.

J'ai repris cette figure rassemblant les différents programmes qui ont été soutenus à la fois dans l'Antarctique et dans l'Arctique au cours de cette API. Ils sont nombreux. Les projets figurant sur la gauche du graphique et en rouge, sont ceux qui concernent la biologie et la biodiversité. Deux remarques sur ces programmes : d'une part, ceux qui concernent l'océan sont majoritaires, ceux qui concernent la terre sont assez prépondérants également, mais ceux qui concernent l'espèce humaine sont très peu nombreux. D'autre part, on voit que ces programmes se distribuent de façon équivalente entre l'Arctique et l'Antarctique.

Il est important de savoir que la France a des résultats dans le domaine de la recherche polaire qui sont extrêmement visibles au niveau international. Si on s'intéresse, par le biais du « Web of Science », à la production scientifique réalisée sur les années 1992 à 2009 par les chercheurs français, toutes disciplines confondues, on s'aperçoit que notre pays occupe la 10 ème place pour l'Arctique. Si l'on regarde les thématiques dans ce domaine, on voit qu'il n'y a pas particulièrement de thématiques majoritaires exceptée l'identification dans le domaine de la météorologie et dans celle des géosciences d'une position importante.

Une analyse similaire des publications traitant de l'Antarctique montre cette fois que les équipes françaises figurent au 6 ème rang mondial, je dirais même presque 5 ème ex-æquo avec l'Italie avec laquelle nous avons de très fort liens, notamment à travers la mise en oeuvre de la base Concordia. Du point de vue thématique, ce sont les disciplines de l'Institut des Sciences de l'Univers qui sont majoritaires en Antarctique, les trois quarts de la production scientifique étant produites par la météorologie, les géosciences, l'astronomie, la géochimie ; seul le quart restant provient des équipes qui font de l'écologie.

Enfin, si on regarde les productions scientifiques qui émanent des études réalisées sur les îles subantarctiques, on s'aperçoit que la France est au 1 èr rang. Cette position de leader est due à des équipes qui oeuvrent dans le domaine de l'écologie et de l'environnement. Je pense que c'était extrêmement intéressant de noter cet aspect qui a été d'ailleurs relevé par M. le préfet et qui, dans l'avenir, va nous permettre sans aucun doute d'amplifier l'effort que nous avons fait jusque-là.

Si l'on s'intéresse cette fois aux publications françaises récentes, produites entre 1998 et 2007, par les programmes soutenus par l'Institut Polaire Français, on constate que 70 % d'entre elles émanent de recherches menées dans le subantarctique et en Terre Adélie. L'Arctique représente un peu moins de 20% de ces publications et Concordia, l'une des 3 seules stations à l'intérieur du continent antarctique, 14 %. Parmi ces publications figurent celles relatives au programme de forage glaciaire profond EPICA qui, en fournissant 800 000 années de reconstitution climatique et de changements de composition de l'atmosphère, joue un rôle fondamental dans les hypothèses portant sur les changements climatiques actuels.

Du point de vue maintenant de la répartition des travaux thématiques dans les îles subantarctiques, on constate que l'écologie terrestre est majoritaire et qu'elle concerne surtout l'étude des oiseaux et des mammifères. Il est également intéressant de souligner que les études concernant les espèces introduites, en particulier des mammifères introduits, sont en forte croissance. L'excellent positionnement de la recherche française dans le subantarctique repose sur la qualité des laboratoires qui ont su très tôt se mettre en position d'observer sur le long terme l'histoire de vie des animaux ou la dynamique des populations. C'est vrai pour les oiseaux avec, sur cette figure, l'illustration de l'évolution du nombre de couples reproducteurs de plusieurs espèces. Il y a peu de pays qui ont autant de données sur une cinquantaine d'années. Yvon le Maho en a parlé tout à l'heure, le développement de matériels électroniques embarqués et le travail interdisciplinaire qui s'est noué autour de ces problématiques, ont permis non seulement d'améliorer nos connaissances sur ce que faisaient ces animaux à terre, mais aussi de suivre leur exploration au niveau océanique. L'équipe CNRS de Chizé a joué un rôle important dans ce domaine puisque les premiers à avoir réalisé ces travaux de suivi en mer ont été Pierre Jouventin et Henri Weimerskirch. La miniaturisation de ces équipements électroniques comme Yvon l'a montré tout à l'heure a ouvert des voies de recherche nouvelles, renseignant non seulement sur ce que font ces animaux en mer, mais aussi comment ils le font. Ainsi, grâce à ce «  chapeau » tout à fait original, un peu japonais, il faut le dire, on peut suivre la plongée de cet éléphant de mer, et connaître la durée de cette plongée, sa profondeur, tout en informant sur les caractéristiques physiques et chimiques de la colonne d'eau traversée.

Voici une illustration des résultats obtenus par ce type d'études, réalisée à travers une collaboration internationale : partant de Kerguelen vers l'océan Antarctique, cet éléphant de mer a effectué des plongées à plus de 1 000 mètres de profondeur, ce qui est extrêmement spectaculaire. On a pu suivre son déplacement à la surface et l'on visualise les changements de température de l'eau, aux différentes profondeurs, au cours de son trajet vers la côte antarctique. L'ensemble de ces données océanographiques contribue aux bases de données internationales à travers l'Observatoire Mondial des Océans. Au final, ces animaux à eux seuls alimentent plus de 90 % des données de la base Coriolis pour les régions situées au sud du 60 ème parallèle sud.

Je souhaitais également vous montrer les travaux réalisés par Yvon le Maho sur les manchots Adélie mais il l'a fait avant moi. Vous avez vu combien ces animaux sont particulièrement attachants et originaux.

Les travaux liées aux impacts des changements climatiques concernent également la végétation, qu'il s'agisse de l'étude des traits chez une vingtaine d'espèces subantarctiques dont dépend la plasticité des réponses des plantes, ou bien encore du suivi du couvert végétal où peuvent s'établir des espèces invasives. A une autre échelle, les chercheurs s'intéressent également à l'évolution des sols au moyen d'images satellitaires.

Les espèces invasives, que j'ai évoquées il y a un instant, sont malheureusement en forte croissance dans les îles subantarctiques françaises. Elles offrent toutefois des situations extrêmement intéressantes sur le plan scientifique car dans ces écosystèmes à faible diversité spécifique et aux conditions environnementales relativement stables jusqu'à une période récente, elles nous permettent de comprendre la manière dont une espèce devient proliférante ou non. C'est ce qui fait l'intérêt des programmes portant sur les chats, sur les lapins, et parmi les plantes invasives, sur le pissenlit.

Autre axe de recherche prometteur pour les années à venir : le rôle des interactions plantes/insectes qui permettent dans certains cas d'avoir une symbiose et peut-être aussi d'entraîner une adaptabilité particulière de certaines espèces végétales.

Le CNRS soutient plusieurs équipes travaillant en Antarctique et dans les îles subantarctiques. Il a eu le souci de rationaliser ses programmes et les a réunis dans ce qu'on a appelé la zone atelier de recherche sur l'environnement antarctique et subantarctique, animée par Marc Lebouvier. Cette zone atelier recouvre les travaux réalisés non seulement sur l'Archipel Crozet et les îles Kerguelen, mais aussi sur les îles Saint-Paul et Amsterdam, et en Terre Adélie. Ces travaux se répartissent selon trois grandes thématiques. La première concerne l'impact des changements climatiques et des espèces introduites sur les communautés et les écosystèmes terrestres. C'est Marc Lebouvier et Dominique Pontier qui coordonent ce volet-là. Le deuxième volet vient d'être présenté brièvement par Yvon le Maho. C'est le suivi à long terme s'intéressant notamment à la démographie, les traits d'histoire de vie, la microévolution et la plasticité phénotypique chez les oiseaux et mammifères. Le troisième volet, coordonné par Charles-André Bost et Philippe Koubbi, concerne les réseaux trophiques, la variabilité physique et la variabilité biologique de l'écosystème pélagique.

Les 7 laboratoires regroupés au sein de cette zone atelier figurent sur cette carte qui montre leur large distribution sur le territoire national. Ce réseau est particulièrement puissant du point de vue de la créativité scientifique puisqu'il bénéficie non seulement du soutien de l'ANR a travers de nombreux projets, mais il a également participé à plusieurs programmes labellisés « année polaire internationale ».

Je pense qu'il est également important de souligner le rôle que ces équipes et que les scientifiques jouent dans la diffusion des connaissances sur le polaire et vous voyez sur cette carte également les nombreuses manifestations qui se sont déroulées durant cette 4 ème API en France, qu'il s'agisse d'expositions longue durée ou d'autres manifestations plus ponctuelles. On réalise que, bien que les régions polaire soient assez éloignées du territoire national, elles demeurent un attrait pour le grand public, en particulier à travers les recherches qui y sont menées.

Pour finir, je pense que les deux dernières années ont déjà donné lieu à des résultats très significatifs. D'autres sont attendus dans les mois qui viennent, une fois que toutes les données et observations engrangées pendant cette 4 ème API seront exploitées. Mon voeu aujourd'hui est que nous puissions suivre encore longtemps ces animaux et en parler à la prochaine réunion de l'année polaire internationale, c'est-à-dire dans cinquante ans.

Merci.

Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Merci, Madame Françoise Gaill pour avoir illustré superbement l'importance écologique et de la recherche dans tous ces territoires. Je vais maintenant donner la parole successivement aux trois intervenants thématiques en leur demandant de bien respecter entre 20 et 25 minutes puisqu'il faudrait après laisser un temps aux questions et aux échanges avec la salle avant qu'à 17 heures, les discours de clôture puissent intervenir. J'ai le plaisir de donner la parole maintenant au Dr. Michael Stoddart qui est Chief scientist de l'Australian Antarctic Division et qui est coordinateur du programme Census Marine Life qui va parler en anglais, je présume.

D. DOCTEUR MICHAEL STODDART, DIRECTEUR SCIENTIFIQUE, AUSTRALIAN ANTARCTIC DIVISION, COORDINATEUR DU PROGRAMME « CENSUS OF ANTARCTIC MARINE LIFE »

Monseigneur, Monsieur le sénateur, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de m'avoir invité à prendre la parole à ce colloque. C'est un grand honneur de pouvoir présenter mon intervention dans cette institution très célèbre dans l'histoire des sciences ici en France et en Europe. Mais je suis désolé que mon français ne soit pas assez bon pour pouvoir m'exprimer dans cette langue. J'espère que vous comprendrez quand je parlerai en anglais.

Je voudrais parler du recensement des organismes marins dans l'Antarctique. Ce fut l'une des activités les plus importantes menées à bien dans le cadre de l'année polaire internationale. Sa grande envergure a été rendue possible grâce au comité scientifique sur la recherche antarctique (SCAR), à la fondation Alfred P. Sloan à New York, qui a financé substantiellement la coordination scientifique, et l'année polaire internationale.

Ces trois structures se sont rassemblées et grâce à elles, nous allons être en mesure de faire un point d'étape concernant la biodiversité marine antarctique. Généralement, l'attitude du grand public concernant la recherche marine correspond à peu près à cela (dessin humoristique tiré du New York er) : les dames disent « je ne sais pas pourquoi je m'en fiche pas mal du fond de l'océan, mais voilà, je m'en fiche pas mal ». C'est une réponse qu'on rencontre assez souvent quand on parle de biodiversité marine. Généralement il s'agit de choses que les gens ne voient pas et donc qu'ils oublient.

Mais quand l'API a fourni l'occasion de travailler ensemble, au niveau international, afin d'aller à la rencontre de la vie dans le vaste océan austral, l'idée a pris, si je puis dire. Le concept de ce recensement, abrégé en CAML, repose sur l'exploration et la compréhension présente, passée et future de la biodiversité, la distribution et l'abondance des organismes marins dans l'océan qui entoure l'Antarctique. La fondation Alfred P. Sloan à New York en est le chef d'orchestre. Elle a apporté beaucoup de soutien. Nous avons pu faire 18 grands voyages, plus ou moins grands et ambitieux, s'échelonnant du type « Rolls-Royce » à celui plus modeste que l'on pourrait qualifier humoristiquement de « 2 CV ».

Mais je vous parlerai plus particulièrement d'un voyage qu'on a appelé CEAMARC ( Collaborative East Antarctic Marine Census ), recensement marin de l'antarctique de l'est, en collaboration avec la France, l'Australie et le Japon. Plus de 200 scientifiques ont participé à ce recensement en mer et ont traité les échantillons à terre. Nous avons pu récupérer de nombreuses données conservées dans de vieux carnets de voyage, ou bien encore dans des cartons où des scientifiques les avaient entassés en prenant leur retraite. Nous avons dépensé pas mal d'argent pour obtenir toute cette masse d'informations, et l'intégrer dans un réseau de bases de données, le SCAR Marine Biodiversity Information Network (SCAR-MarBIN). Cela a été la pierre angulaire de toute l'initiative CAML.

Pendant ces années 2006, 2007 et 2008, nous avons fait différents voyages en Antarctique, à bord de navires de recherche luxueux, disposant de beaucoup de temps et de bonnes conditions de travail (ce que nous pourrions qualifier de « Rolls-Royce »). Parfois nous ne pouvions bénéficier que d'un jour ou deux de temps bateau, au cours de petits voyages de type « 2CV ». Vous voyez ici les noms des navires, mais tous ne sont pas mentionnés.

Cela nous a permis d'échantillonner à peu près 350 sites. Au début de notre recensement des organismes marins antarctiques, nous ne disposions que de douze échantillons en mer profonde. Maintenant nous en disposons de plusieurs centaines, prélevés dans les abysses. Nous avons également déployé des enregistreurs continus de plancton lors de nos transits en mer. On a ainsi pu rapporter un nombre impressionnant de lots d'échantillons, environ 15 000 au total, sur lesquels nous avons entrepris des séquençages d'ADN. Ce sont 40 thésards qui ont participé à ces campagnes et il y en a d'autres qui attendent, de par le monde, pour participer à ce processus.

Je voudrais maintenant évoquer notre réseau SCAR-MarBIN. C'est un réseau qui a maintenant plus de 14 000 espèces marines antarctiques référencées dans le Register of Antarctic Marine Species (RAMS). Plus d'un million de données sont géoréférencées. Nous avons constitué cela en rassemblant plus de cent bases de données, parfois anciennes, concernant les informations sur la vie marine. Si vous vous intéressez plus particulièrement à un groupe d'animaux, vous pouvez interroger ces bases de données qui réunissent l'ensemble de nos connaissances sur la biodiversité marine antarctique.

Que ressort-il de tout cela ? Des analyses intéressantes, tout d'abord. On pensait auparavant que la région Antarctique était composée d'une série de différentes sous-régions. Nous avons montré qu'il n'y a aucune preuve tendant à démontrer un tel clivage Est-Ouest ou que la Géorgie du sud soit différente du reste de l'Antarctique. En revanche, les îles de la Nouvelle-Zélande sont bien différentes du reste de la région. Maintenant nous pouvons faire un schéma plus précis. Du point de vue de la biodiversité marine, il n'y a que trois zones, trois types d'habitat bien distincts : 1) le pourtour de l'Antarctique ; quand on va vers l'est, 2) la pointe extrême de l'Amérique du Sud, et 3) les abords de la Nouvelle-Zélande.

Dans le cadre de ce recensement, nous avons mis en oeuvre trois navires : l' Aurora-Australis pour l'Australie, l' Astrolabe pour la France et l' Umitakamaru pour le Japon. Vous voyez ici le Docteur Philippe Koubbi de Villefranche-sur-Mer, qui était l'écologiste pélagique sur l' Umitakamaru . Sur l' Aurora-Australis , nous avions aussi un groupe dynamique du Muséum national d'histoire naturelle de Paris (MNHN), mené par le Dr Catherine Ozouf.

Ce groupe a produit un site Internet très intéressant, très dynamique. Sophie Mouge s'en est occupée tous les jours. Les informations étaient transmises à des écoles au jour le jour, un peu partout en France. Ce travail a continué jusqu'à il y a quelques mois, quand un rassemblement des écoles a été organisé à Paris. Sophie et des personnes du MNHN ont participé à cette manifestation consacrée à la jeunesse. Nous avons eu beaucoup de chance en pouvant attirer les services et les talents d'organismes très compétents qui peuvent démultiplier les informations vers le grand public, notamment bien sûr la Fondation Cousteau. Nous avons bénéficié d'une couverture médiatique de plus de 800 articles dans la presse écrite. Voilà la photo qui montre l'un de nos collègues s'apprêtant à plonger depuis l' Aurora-Australis . Elle est tirée d'une affiche qui figurait dans le jardin des plantes de novembre l'année dernière à janvier cette année.

Maintenant je voudrais vous parler des nouvelles découvertes en ce qui concerne le changement climatique dans les mers du sud - et cela rejoint les propos précédents : il est difficile et même dangereux de travailler dans les mers du sud. Il est donc très difficile d'obtenir le genre d'informations que nous avons réussi à collecter au cours de cette Année Polaire Internationale.

Pour ceux d'entre vous qui travaillez en Antarctique, vous savez qu'il faut cinq ou dix fois plus de temps pour obtenir un point de donnée qu'ailleurs dans le monde. Notre objectif était de comprendre s'il y a aujourd'hui une réponse du plancton aux changements climatiques actuels. Nous pensons que oui. Vous avez ici une représentation d'une partie de la mer australe avant 2000-2001, où il y avait un certain nombre d'espèces dans la zone océanique ouverte de façon permanente (hors couverture de glace en hiver). Aujourd'hui, nous observons dans la zone recouverte saisonnièrement de glace certaines espèces qui proviennent de la zone ouverte et qui se dirigent vers le sud, dans la direction que suivent les manchots, comme nous l'a indiqué le Pr. Le Maho. On constate donc qu'aujourd'hui un certain nombre de changements ont eu lieu. Il y a au sud de plus en plus d'espèces qui étaient précédemment plus au nord. Nous pensons qu'il y a un transfert vers le sud d'espèces vivant dans l'océan austral. Dans la zone ouverte, en 2004-2005, la structure planctonique ressemblait à cela. On s'aperçoit que certains foraminifères sont de plus en plus abondants. Cela a évidemment un effet sur toute la chaîne alimentaire. Nous ne savons pas quelle en sera la conséquence à terme mais cette information ressort des programmes d'étude que nous devons poursuivre pour en savoir davantage.

Nous avons parlé d'acidification. Le dioxyde de carbone rend l'eau acide et par conséquent les plantes qui ont besoin de carbonate de calcium ont du mal à vivre, en raison de la présence excédentaire de dioxyde de carbone. Nous avons essayé de déterminer la profondeur maximale à laquelle la saturation de carbonate permet cet assemblage très dense d'organismes. Ces conditions optimales semblent être à 850 mètres de profondeur. Notre étude va nous permettre de préciser les conditions dans lesquelles ces organismes qui ont besoin de carbonate de calcium puisé dans l'eau pourront survivre. Nous pensons malheureusement que la concentration en CO 2 va continuer à croître et que l'océan deviendra en conséquence de plus en plus acide.

Nous avons étudié le fond de la mer. Il y a eu l'effondrement de la plateforme glaciaire Larsen A et de celle Larsen B en 2002. L'une de nos expéditions a pu aller dans la zone Larsen B. Très rapidement, on s'est aperçu que les grands prédateurs, comme les baleines et un certain nombre de grands poissons, avaient pu revenir sur ces sites libérés des glaces, mais la réaction des communautés benthiques est plus lente. On y observe un certain nombre de nouveaux colonisateurs, des espèces qui vivent en milieu relativement acide et, parmi elles, plusieurs espèces non encore décrites.

S'agissant toujours des grandes profondeurs, nous avons observé une biodiversité étonnamment élevée. A l'heure actuelle, il y a plus de 700 nouvelles espèces qui ne sont pas encore décrites. 52 % des espèces sont considérées comme rares. C'est une zoogéographie particulièrement complexe. La répartition est très irrégulière. L'échelle de diversité est particulièrement étonnante. Un numéro récent de la revue Deep Sea Research décrit cela et au milieu de l'année prochaine il y aura un autre numéro spécial qui décrira les études que nous avons menées sur ces espèces dans cette zone.

Nous avons également mené des études sur les courants, en nous servant d'un certain nombre de mollusques, notamment des pieuvres, dont on sait encore peu de choses. A l'aide de nouvelles techniques génétiques, nous avons étudié l'effet du courant qui tourne autour de l'Antarctique sur le transfert des espèces vers le nord. L'Antarctique est un endroit où il y a une spéciation particulièrement vive à l'oeuvre. Si vous avez lu l'état de la recherche polaire, vous avez vu que ces travaux sont particulièrement bien décrits comme étant un élément de recherche important dans les travaux biologiques menés au sein de l'IPY.

Les araignées de mer constituent des organismes particulièrement intéressants, c'est pourquoi on en a choisi une pour notre logo. On s'aperçoit qu'elles ne se déplacent pas rapidement mais elles sont réparties tout autour du pôle. Par ailleurs, elles se déplacent par les grandes voies marines vers le nord pour atteindre les grands bassins océaniques. Nous espérons que les travaux génétiques qui sont actuellement en cours nous permettront de mieux comprendre le rôle de la densité de l'eau, de la circulation des eaux froides au fond de l'océan, et de l'effet que tout cela a sur les espèces et leurs migrations. Les chercheurs français qui participaient au programme CEAMARC ont étudié des larves de poissons et des espèces rares de poissons ainsi que des très grandes espèces des profondeurs. Ici vous avez des étoiles de mer qui constituent les invertébrés les plus grands que l'on ait pu découvrir à ce jour.

Avec nos collègues de l'équipe Cousteau, qui travaillent avec Google Earth, nous avons pu créer des représentations imagées de l'histoire de l'évolution d'un certain nombre d'espèces. Voici deux exemples. Ici vous avez une espèce bipolaire, une étoile de mer. Là vous avez la pieuvre des profondeurs dont je vous ai parlé. Cette nouvelle technique de visualisation amène les océans du Sud aux yeux du public.

Les outils de la génétique nous sont particulièrement précieux pour aborder les grandes questions biologiques que pose la gestion de la biodiversité marine.

Nous avons d'ores et déjà vu des impacts de notre travail sur la société. La Convention pour la conservation des ressources marines de l'Antarctique (CCAMLR) tente d'identifier, à partir de nos informations, les écosystèmes marins vulnérables. Deux zones ont été déterminées à partir d'échantillons et de photos qui ont été prises l'été dernier dans le cadre du voyage CAML. Cela constitue à mes yeux un grand hommage qui est rendu à la puissance que procurent les outils de visualisation. Cette visualisation permettra en effet d'éveiller les consciences.

« Et l'avenir ? » me direz-vous. Il y a une forte volonté internationale pour poursuivre les travaux et nous ne pouvons pas nous permettre de nous arrêter. L'accord sur la bio-régionalisation nous dit que la biodiversité est vitale et qu'il faut continuer à l'étudier et à protéger de nouvelles zones. L'Assemblée générale des Nations Unies, dans sa déclaration 51 sur la durabilité des océans, dit que les travaux que nous avons menés sont d'une importance vitale. Le SCAR devrait pouvoir coordonner un autre programme comme CAML en 2018, donc dans dix ans. Etant donnée l'expérience que nous avons acquise et la quantité de données engrangées au cours de ces quatre ans et demi, je dirais qu'il faut effectivement attendre dix ans pour coordonner un nouveau programme.

Mais qu'en est-il de GEOBON (Group on Earth Observations Biodiversity Observation Network) Ce groupe sur l'observation de la biodiversité établit un nouveau partenariat mondial visant à rassembler, gérer, analyser des données dans le domaine de l'état de la biodiversité du monde. Des partenariats comme celui-là représentent l'avenir pour nous. Etant données les bonnes volontés internationales manifestées dans notre programme et étant donnés les résultats que nous avons obtenus, nous pensons avoir un avenir assez prometteur devant nous. Peut-être que CAML fera partie de GEOBON. Je vous remercie beaucoup de votre attention.

Dr Yvon LE MAHO

Le prochain exposé par le Pr. Nigel Yoccoz qui travaille à Tromsø et qui préside le conseil scientifique de l'IPEV.

E. PR NIGEL YOCCOZ, UNIVERSITÉ DE TROMSØ, PRÉSIDENT DU CONSEIL SCIENTIFIQUE DE L'IPEV

Merci. Monseigneur, Monsieur le Sénateur, Monsieur le préfet, chers collègues, travaillant sur les écosystèmes terrestres dans l'Arctique, nous avons deux inconvénients. Nous n'avons pas une espèce emblématique comme l'ours polaire. Souvent, quand on parle de l'Arctique, on prend l'ours polaire comme exemple. Alors, je dirais que les espèces comme le caribou ou le renne suivant le continent sur lequel nous travaillons sont sûrement plus importantes pour les gens dans l'Arctique. Aussi par rapport à l'année polaire internationale, en 1957-58, il n'y a pas eu d'effort de fait côté écosystème. Nous n'avons pas de recul souvent supérieur à dix ou quinze ans, ce qui limite souvent nos perspectives sur les changements que l'on voit aujourd'hui. Ensuite, cela a déjà été dit, l'Arctique est un océan entouré de continents. Ce qu'il faut voir aussi, c'est que la partie Arctique, si on la définit surtout en termes de végétation, constitue essentiellement une petite frange le long de ces continents. Sur cette figure, les différentes zones représentent ce que les gens travaillant sur la végétation arctique définissent en tant que types de végétation et elles dépendent essentiellement de la température en été. Les différentes zones en orange, en jaune et en vert représentent une différence de température au mois de juillet de l'ordre de 5 degrés. Si vous vous rappelez toutes les présentations sur les changements climatiques, les changements attendus sont au moins ou supérieurs à cette différence de 5 degrés. Si vous faites une translation de ces écosystèmes vers le nord de 5 degrés, pour l'essentiel ces écosystèmes disparaissent.

Les écosystèmes arctiques ne sont pas différents de ce que vous avez ailleurs. C'est-à-dire que vous avez d'abord des producteurs primaires, des plantes, ensuite, des herbivores comme les lemmings, les rennes ou les oies des neiges, ensuite, des prédateurs comme la chouette Harfang ou le renard polaire. Une des différences, c'est que certaines de ces espèces sont quand même relativement emblématiques même si elles ne le sont pas autant que l'ours polaire. La chouette Harfang est devenue relativement célèbre avec Harry Potter, même si le lien avec l'Arctique est relativement ténu. Mais, bien sûr, j'y reviendrai, la chouette Harfang pourrait vraiment jouer un rôle tout aussi important en tant que sentinelle des écosystèmes terrestres que l'ours polaire pour les écosystèmes marins. Ce qui différencie peut-être les écosystèmes arctiques terrestres, c'est que les lemmings qui sont un des herbivores essentiels dans ces écosystèmes ont des variations - j'y reviendrai - hélas peut-être avaient des variations cycliques, c'est-à-dire que ces populations de lemmings et il y a plusieurs espèces concernées - là, vous avez à gauche le lemming à collier qui est au Groenland, en Sibérie et au Canada ; à droite, le lemming de Norvège qui est restreint à la Scandinavie et Finlande - pullulent tous les trois, quatre ans, des fois cinq ans et ce sont des variations qui sont absolument énormes en termes de densité. Vous passez de densités qui peuvent monter d'un facteur 100 à 1 000 en l'espace de deux ou trois ans.

Ces fluctuations ont un impact sur le reste de l'écosystème. C'est pour ça qu'ils jouent un rôle clé. Il est difficile de comprendre la dynamique de ces écosystèmes si on n'a pas une bonne idée, si on ne comprend pas les fluctuations de ces petits herbivores (les lemmings). Vous avez sur cette figure à gauche en haut les fluctuations des renards polaires en Suède. Alors, ici, ce sont des individus reproducteurs parce que vous pouvez vous demander s'ils arrivent à zéro de temps en temps, d'où ressortent-ils. Là, il s'agit seulement des individus qui se reproduisent une année donnée. A gauche de la figure quand vous avez ces fluctuations assez dramatiques, c'est une période où les lemmings avaient une fluctuation cyclique et le moment où en fait les lemmings, au début des années 80 ont commencé à ne plus avoir ces fluctuations cycliques, les populations renards polaires en Suède ont lentement décliné jusque quasiment une extinction au début des années 2000. A droite, en haut, vous avez la fluctuation des nombres de chouettes Harfang se reproduisant sur l'île Bylot. Les barres indiquent le nombre de chouettes Harfang se reproduisant et vous avez la ligne noire avec les petits points, ce sont les fluctuations de lemmings. Les chouettes Harfang ne se reproduisent que les années où les lemmings sont abondants. En bas à droite, vous avez l'impact indirect sur les herbivores, ici l'oie des neiges. Ici, les choses sont un peu plus compliquées. C'est que les oies des neiges, en fait, ne se reproduisent bien que les années à lemmings et se reproduisent très mal ou un succès de reproduction très faible les années sans lemmings. Pourquoi ? Parce que les renards polaires qui sont un des prédateurs en particulier des oeufs d'oies des neiges ou les oisillons, quand il n'y a pas de lemmings, ils se rabattent sur les oies des neiges. Ce sont toujours des mauvaises années pour les autres.

Je vais essayer de donner quelques perspectives sur les projets année polaire internationale. Un sur lequel j'ai été partie prenante, mais surtout dans d'autres projets qui consistent en des approches différentes au niveau du fonctionnement de l'écosystème. Je parlerai d'abord de deux projets : Greening of the Arctic et ITEX qui mettent l'accent sur ce qui se passe en bas de l'écosystème, c'est-à-dire sur les plantes. Quel est l'impact de la température par exemple sur la productivité primaire, donc, sur les plantes ? En anglais, on dit bottom-up , c'est une approche de bas en haut. On commence par les plantes en se disant qu'on pourra déduire le reste de ce qui se passe en bas. Avec mes collègues québécois Gilles Gauthier et Dominique Berteaux, nous avons plutôt mis l'accent sur une approche de haut en bas. C'est-à-dire regarder ce qui se passe au niveau des prédateurs ou des herbivores et ensuite sur les plantes. Le projet CARMA - toujours ces acronymes pour ces différents projets - qui est un projet qui porte sur les caribous (Circum Arctic Rangifer Monitoring and Assessment Network). Rangifer étant le nom latin du caribou et du renne. C'est un projet qui s'intéresse exclusivement à un niveau de ces écosystèmes. D'abord, ce projet Greening of the Arctic dirigé par Skip Walker à l'université de Fairbanks en Alaska, c'est une approche qui était pour l'essentiel une approche satellitaire. Il s'agissait de regarder ce qui se passe à grande échelle avec les satellites et en particulier, on se basait sur ce qu'on appelle le NDVI. C'est un indice qui mesure en gros l'activité photosynthétique de la végétation.

Ici, la carte de droite est un peu compliquée parce qu'ils ont aussi vraiment regardé la variabilité dans l'Arctique et cela, je pense que c'est un point qui est important que l'on oublie souvent. Les choses ne se passent pas vraiment de façon homogène. Rapidement, si vous regardez en haut à gauche qui est la partie Alaska, Sibérie de l'Est, il y a une forte augmentation de la température. Ce sont les cercles rouges pleins. Il y a une forte diminution de la glace de mer. Ce sont les cercles ouverts bleus. Vous avez aussi une augmentation du NDVI, de la productivité primaire, de la biomasse des plantes. Vous avez ces cercles verts pleins. Par contre, si vous regardez ce qui se passe dans certaines parties de la Sibérie ou plus proche d'où je travaille de la Scandinavie, vous avez une forte diminution de la glace de mer. Ça, c'est la même chose. Vous avez une augmentation de la température estivale qui est moins claire, très faible en fait dans la partie médiane de la Sibérie et dans certains endroits, en fait, une diminution de la productivité primaire. Pas une augmentation que l'on pourrait aussi attendre vu l'augmentation de la température (hétérogénéité). Sur le terrain, ce projet a aussi essayé de valider ces mesures satellites à partir de deux transects, un en Sibérie sur la péninsule de Yamal et un à cheval sur l'Alaska et le Canada.

J'irai maintenant à l'opposé en termes d'échelle, le précédent projet mettant en avant l'accent sur l'approche satellitaire à très grande échelle. Un projet comme ITEX (International Tundra Experiment) regarde vraiment ce qui se passe, comme vous le voyez sur la photo ici en haut à gauche, à l'échelle en gros d'un demi-mètre carré. L'idée de ce projet qui dure depuis en fait vingt ans, que l'année polaire internationale a permis de renforcer, de relancer, c'est de regarder ce qui se passe si on met ce genre de petite chambre en plexiglas pour augmenter la température de façon locale. Très petite échelle et vraiment approche expérimentale à l'opposé de ce que faisait Greening of the Arctic. Alors, si ce projet a aussi un grand intérêt, c'est que bien sûr, il y a des contrôles. C'est une approche expérimentale où on ne fait pas que manipuler, on regarde aussi ce qui se passe quand on ne manipule pas. Et comme il y a vingt ans de recul, il permet aussi de voir sur ces zones contrôles quels ont été les changements au niveau de la végétation. Ces deux projets Greening of the Artic et le projet ITEX ont quand même, malgré l'hétérogénéité spatiale, comme conclusion majeure, c'est que l'Arctique verdit. Même s'il y a des hétérogénéités, nous observons une augmentation de la couverture de buissons. Ici, c'est une photo sur un des sites sur lequel je travaille qui est dans la partie Russie Arctique dans le Nenetskiy. Ce sont des buissons de saules. Vous avez la même chose sur Yamal. Si vous interrogez les éleveurs de rennes dans ces régions-là, ils vous diront qu'il y a trente ou quarante ans, ces buissons de saules ne faisaient pas plus de 20 ou 30 centimètres de haut. Maintenant, ils font 2 mètres de haut, soit un changement vraiment important au niveau de la structure de la végétation. Par contre, ce que l'on ne voit pas aujourd'hui, c'est une colonisation par des nouvelles plantes. Cette augmentation de la biomasse se fait essentiellement par une meilleure croissance. C'est une augmentation de la croissance d'espèces qui étaient déjà présentes. Par exemple comme ces buissons de saules qui faisaient 20 centimètres ou 30 centimètres, il y a trente ou quarante ans. Et maintenant, 1,50 mètre à 2 mètres.

Maintenant, je monte d'un niveau avec CARMA. C'est un projet vraiment d'état des lieux. Qu'est-ce qu'on sait des populations de rennes ? Le renne est le nom que l'on utilise en Eurasie et le caribou est le nom que l'on utilise en Amérique du Nord. Quel est l'état de ces populations sauvages de rennes ? Ici, ce projet se restreint aux populations sauvages et ne porte pas sur les populations semi-domestiques et en particulier, d'essayer de voir quelles sont les menaces sur ces autres populations en termes d'exploitation par exemple gazière ou pétrolière - cela devient un problème de plus en plus important dans l'Arctique - de changements climatiques évidemment, mais aussi par exemple de nouveaux parasites qui arrivent par le sud. Alors, dans ces évolutions d'effectifs, la plus dramatique - on peut m'accuser de biaiser un peu le débat puisque je prends l'évolution la plus dramatique ici - c'est une des populations de caribous la plus au Nord que l'on connaisse, celle du caribou de Peary qui est vers l'île d'Ellesmere et les îles autour. Cette population en gros est presque éteinte, elle est vraiment en voie d'extinction. Elle est passée d'environ 50 000 à maintenant de l'ordre de 1 000 individus et essentiellement à la suite d'hivers répétés avec des précipitations sous forme de pluies qui conduisent à un englacement de la végétation et à ce que ces individus ne puissent plus se nourrir. Là, il y a un problème sérieux en termes de biologie de la conservation.

Maintenant, je remonte encore un peu d'un niveau, un projet sur lequel je collabore avec des collègues du Québec : Gilles Gauthier Université de Laval et Dominique Berteaux à l'Université du Québec à Rimouski avec lesquels nous collaborons aussi avec des chercheurs russes : Artic Wolves. Ce projet n'a rien à voir avec les loups. Wolves veut dire Wildlife Observatories Linking Vulnerable EcoSystems. Un des sites central de ce projet est l'île de Bylot qui est au nord de la Terre de Baffin, mais ce qui caractérise ce projet et ce qui, je pense, le rend vraiment intéressant, c'est qu'il y a toute une série de sites, une série de sites au Canada qui sont les sites en jaune coordonnés par nos collègues du Québec et toute une série de sites en rouge en Russie et en Norvège que je coordonne. Un des résultats majeurs et qui a fait un peu les titres des médias en tout cas en Amérique du Nord, c'est d'avoir marqué des chouettes Harfang sur l'île de Bylot à l'été 2007. On savait déjà avant que ces chouettes Harfang pouvaient bouger sur de très grandes distances, mais même les gens connaissant la chouette Harfang ont quand même été étonnés de ces résultats. Là, je vous montre le retour des chouettes Harfang l'été d'après. Elles ont été marquées à l'été 2007. Là, elles reviennent de leur site d'hivernage et l'île de Bylot serait au nord de la Terre de Baffin. Celle qui est en jaune là-bas est à peu près revenue d'où elle était marquée l'année d'avant. Par contre, vous voyez qu'il y a des chouettes Harfang qui sont venues depuis Terre-Neuve ou qui pour celles qui étaient aux Etats-Unis étaient dans l'Etat du Dakota, soit une distance assez longue. En fait, celle qui était dans l'Etat du Dakota est allée jusqu'à Ellesmere. Elle ne s'est pas arrêtée vers Bylot et la raison pour laquelle très peu sont venues sur Bylot, c'est qu'il n'y avait pas de lemmings sur Bylot cette année-là. Elles se sont arrêtées pour l'essentiel sur la Terre de Baffin où il y avait une pullulation de lemmings cette année-là.

Un autre résultat majeur qui a été vraiment une surprise pour les gens travaillant sur la chouette Harfang, c'est qu'en hiver, la chouette Harfang devient en partie marine. Personne ne s'imaginait trouver des chouettes Harfang sur la banquise en plein hiver. Là, ce sont les résultats obtenus par ces collègues québécois : Therrien, Gauthier et Bêty. 6 individus sur 9 ont passé en moyenne 43 jours, soit un mois et demi sur la banquise. Alors, on ne sait pas très bien ce qu'elles font sur la banquise. On soupçonne qu'elles se nourrissent d'eiders et d'autres oiseaux de mer. Là, clairement, c'est quelque chose qui va être exploré dans les années à venir, mais cela a été vraiment une surprise. Apparemment, les Inuits n'observaient pas tellement de chouettes Harfang sur la banquise, peut-être parce que les zones fréquentées par les chouettes Harfang ne sont pas des zones propices ou trop dangereuses pour la chasse pour les Inuits. Pour vous convaincre ensuite de l'étendue des migrations des chouettes Harfang, voilà d'autres chouettes qui, elles, ont vraiment choisi de ne pas rester autour de Bylot ou de la Terre de Baffin. Ce sont toujours les mêmes individus qui ont été marqués sur Bylot en 2007. Ce printemps, il y a juste trois semaines, un certain nombre d'individus sont maintenant en Alaska et mes collègues canadiens attendent qu'ils aillent encore un petit peu plus loin, peut-être en Sibérie. Ce qui montre vraiment que les populations de chouettes Harfang sont des populations circumpolaires. Elles utilisent vraiment l'ensemble de l'Arctique. Alors, ce projet Arctic Wolves réunissant tout un ensemble de scientifiques en Sibérie, au Canada, en Norvège et aussi au Groenland a permis d'essayer d'en savoir plus clair sur quelque chose qu'on soupçonne depuis quelques années, c'est que les cycles de lemmings sont en train de disparaître. Il y a eu quelques articles l'année dernière en particulier qui ont essayé de rassembler cette information. Dans le cadre d'une réunion que nous avons eue au Québec en février, nous avons comparé les données que nous avons au Groenland, en Norvège et au Canada et tout semble bien, je dirais, concorder. C'est-à-dire qu'aussi bien au Groenland qu'au Canada et aussi dans certaines parties de la Russie, apparemment ces cycles de lemmings sont en train de disparaître.

Le gros problème, c'est que nous avons en général une perspective historique très courte. La plupart de ces séries temporelles ont dix ans, quinze ans, vingt ans. Celle sur les lemmings a fait l'objet d'un article dans Nature qui est en bas ici, mais c'est quelque chose d'assez exceptionnel. Ce que nous avons essayé de faire, c'est de revenir en arrière en utilisant des données indirectes. Ici, par exemple, avec des collègues à Tromso, nous avons regardé les données sur les renards qui sont des prédateurs de lemmings. Nous nous sommes aperçus qu'au début du XX e siècle, fin XIX e , début du XX e siècle, les renards avaient une dynamique vraiment cyclique avec des périodes de trois, quatre ans, soit un cycle classique. Mais que dans la période chaude qui a déjà été évoquée dans les années 1920-1930, ces cycles ont soit disparu, soit ont commencé à avoir des périodes un peu aberrantes par rapport à ce qu'on connaît d'habitude des cycles de lemmings avec des périodes qui étaient soit de trois ans, soit de cinq ans. On est revenu en fait ensuite dans la période relativement froide des années 50-60 de nouveau à une dynamique cyclique. C'est un indice en tout cas de l'importance du climat pour ces fluctuations de lemmings. Un autre problème qui se pose dans l'Arctique, c'est l'invasion par des espèces du Sud et le meilleur exemple, c'est la colonisation par le renard roux de nombreuses zones de l'Arctique. On soupçonne que c'est vraiment une des causes essentielles de la diminution et de la quasi-extinction du renard polaire en Scandinavie. En bas, vous avez la dynamique dans le Nord de la Finlande, en bleu foncé du renard polaire, en rose ou rouge du renard roux. Je n'ai pas tellement de commentaires à faire là-dessus, c'est assez clair.

Ce que l'on sait aussi, c'est que ce renard roux a colonisé l'Arctique depuis à peu près 70-80 ans. là, vous avez les dates de première observation de renard roux dans l'Arctique canadien. Cette colonisation n'est pas récente, la première date de 1878 et ça va, vous voyez, jusqu'en 1962. Ce sont les premières observations de renards roux jusque quasiment l'île Ellesmere. C'est vraiment une population qui va jusque dans le Haut-Arctique. La raison de cette colonisation n'est pas climatique. Là, cela devrait être clair à partir de ce que l'on voit sur le Canada puisque cela couvre à la fois des périodes chaudes et des périodes froides. C'est clairement aussi lié à l'homme qui lui fournit par exemple de la nourriture, indirectement via des dépôts d'ordures ou ce genre de chose. Dernière observation avant de conclure, c'est quelque chose que l'on a observé dans le cadre de l'année polaire internationale ici sur la péninsule de Yamal d'interaction entre le renard roux et le renard polaire. En haut, un terrier de renard polaire avec huit renardeaux observés en juillet 2007. Quelques jours plus tard, un renard roux s'installe sur le terrier. Les renardeaux polaires et le couple de renards polaires qui étaient là avaient disparu et n'ont plus été observés dans les environs. Alors, cette colonisation par le sud a amené un de mes collègues Dominique Berteaux a parler de ce qu'on appelle du paradoxe de la biodiversité en Arctique. C'est-à-dire que nous avons un problème d'extinction d'espèces endémiques, d'espèces emblématiques de l'Arctique comme le renard polaire ou la chouette Harfang, mais nous avons en fait une augmentation de la biodiversité parce que c'est plus que compensé par une colonisation d'espèces du Sud comme le renard roux, certains campagnols et ainsi de suite. En termes de biodiversité, la biodiversité augmente, mais c'est bien sûr d'un point de vue qualitatif que le changement se passe.

Finalement, le legs de l'API, c'est d'abord la possibilité d'études comparatives à l'échelle de l'Arctique. Ça, c'est quelque chose que l'année polaire internationale, pour nous, dans l'aspect écosystème a rendu vraiment possible et a favorisé. Je pense que cela, c'est une expérience qui a été unique de ce point de vue. Nous avons vraiment mis en place les mêmes protocoles dans tout l'Arctique, de façon circumpolaire. Les principaux résultats, je l'ai dit, c'est le verdissement de l'Arctique, ensuite le changement de dynamique des lemmings et cette colonisation par les espèces du Sud. Je dirais que ce sont un peu les trois points principaux à retenir par rapport à ces projets de l'année polaire internationale. Bien sûr, cela a permis un état des lieux et je dirais que si on se projette dans l'avenir, surtout de regarder ce qui manque. Où y a-t-il des trous ? Collaboration circumpolaire, on a insisté là-dessus, c'est très important. Je pense que nous avons des débuts de collaborations avec les Russes. Mes collègues américains ont fait pareil. Je pense que cela a été quelque chose de vraiment nouveau d'arriver à développer ces collaborations de façon internationale et nous espérons vraiment que cela pourra se poursuivre. Merci.

M. le Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Un grand merci Pr. Yoccoz pour ce très intéressant exposé et par la magie des interventions, on va maintenant revenir vers le sud, je crois. J'ai le plaisir de donner la parole maintenant à Yves Frenot, Directeur adjoint de l'IPEV, qui est aussi Vice-président du Comité de Protection de l'Environnement du Traité sur l'Antarctique. Je ne redis pas que l'on a eu le plaisir d'aller ensemble en Terre Adélie il y a quelque temps et nous avions pu constater que ce qu'on appelle la voie du Pr. Le Maho empruntée par les manchots fonctionnait bien. Elle n'était empruntée que par les manchots, en tout cas pendant la période où nous y étions. Yves, tu as la parole en te remerciant d'être aussi discipliné que les autres orateurs, ce dont je ne doute pas, ce qui permettra de laisser ensuite bien sûr un temps suffisant pour le débat avec la salle avant la clôture officielle.

F. DR YVES FRENOT, DIRECTEUR ADJOINT DE L'IPEV

Merci beaucoup. Monseigneur, M. le sénateur, M. le préfet, chers collègues, Mesdames et Messieurs, c'est un plaisir pour moi aujourd'hui d'essayer de tracer un descriptif de cette biodiversité antarctique et subantarctique et de décrire quelles sont les modifications qu'elle subit actuellement sous des pressions très diverses. Cette carte, que vous avez eu l'occasion de voir à plusieurs reprises au cours de ces deux journées, vous rappelle à nouveau que l'Antarctique est un vaste continent de 14 millions de kilomètres carrés entouré par un très vaste océan, l'océan Austral, qui joue un rôle considérable sur l'origine et la présence de la faune et la flore qui peuplent cette région. Ce continent, tel qu'il apparait sur ce diagramme emprunté à Frédérique Rémy, est recouvert à 98 % de glace, sur une très grande épaisseur. L'épaisseur moyenne de cette calotte est en effet de l'ordre de 2 000 mètres. Seulement 2 % de ce continent est libre de glace et c'est sur ces 2 % que se concentrent en majorité sa faune et la flore. Si l'on s'intéresse à nouveau à l'océan qui entoure l'Antarctique, vous voyez que j'ai fait figurer sur cette diapositive deux lignes bien marquées que l'on appelle respectivement la convergence subtropicale et le front polaire : ces deux discontinuités marines fondamentales vont, elles aussi, jouer un rôle dans la distribution de la faune et la flore, qu'elle soit marine ou terrestre. J'ai indiqué également ici un certain nombre d'îles qui sont distribuées entre ces deux discontinuités marines et qu'on appelle les îles subantarctiques, îles dont on a eu l'occasion d'entendre parler tout à l'heure, notamment par M. le préfet.

Alors, pourquoi ces discontinuités marines et pourquoi cet océan jouent-ils un rôle aussi important ? Tout d'abord, parce qu'il isole complètement ces îles et le continent. Le passage de Drake qui sépare l'Amérique du Sud et la péninsule antarctique s'est ouvert il y a entre 23 et 28 millions d'années. C'est uniquement à partir de cette période-là que le courant circumpolaire qui circule dans le sens des aiguilles d'une montre s'est mis en place et a contribué à isoler le continent. J'ai indiqué également que l'on retrouve des traces de vie importante, tels des fossiles d'arbres par exemple, sur le continent antarctique, et cela jusqu'il y a 8 ou 10 millions d'années. Après cela, il y a eu la période des glaces qui se sont installées en réduisant les possibilités de vie. Aujourd'hui, le front polaire constitue une barrière physique réelle pour la migration de la faune marine, mais aussi pour celle d'un certain nombre d'autres faunes ou flores vers les milieux terrestres situés plus au sud. Point important qu'il faut rappeler : la plupart de ces îles ont une origine entièrement volcanique ou océanique. Elles n'ont jamais eu de lien direct avec les continents et n'ont pas pu, a priori, conserver une trace de la vie qu'il y avait sur le continent antarctique autrefois. Deux mots sur le climat maintenant. Vous voyez que dans les îles subantarctiques, le climat est très océanique. Il ne fait jamais froid, jamais chaud. On peut dire que c'est un climat breton soutenu, très venté, très pluvieux, plus pluvieux que la Bretagne pour l'avoir testé. En revanche, si l'on va en Antarctique, le milieu devient beaucoup plus contraignant, avec des températures à l'intérieur du continent de l'ordre de -30°C en été et jusqu'à -80°C en hiver, ici sur la station Concordia. Sur la zone côtière ou sur la péninsule antarctique, les températures peuvent être positives quelques jours par an en été. D'une manière générale, le climat antarctique est très sec. Les précipitations y sont généralement sous forme de neige et très rarement sous forme de pluie, même si ces dernières années, des phénomènes pluvieux se produisent, que ce soit en Terre Adélie ou encore sur la péninsule antarctique comme nous avons pu le constater encore récemment. Hier, nous avons eu une question dans la salle sur les milieux extrêmes, quelle pouvait en être leur définition ? En fait, d'un point de vue biologique, on pourrait dire que les îles subantarctiques offrent des conditions limites pour le développement de la vie alors que le coeur du continent antarctique constitue réellement un milieu extrême.

En parlant de ce climat, comme cela a été souligné pendant ces deux jours, il évolue. Cette carte, que vous avez vue à plusieurs reprises, illustre effectivement que certains secteurs du continent antarctique se réchauffent très rapidement ces dernières années et en particulier, ici, la péninsule antarctique. Ceci est vrai également dans les îles subantarctiques. Cette figure illustre l'évolution des températures moyennes annuelles sur la base de Port-aux-Français enregistrées par Météo-France depuis que la station est ouverte (1951). Vous constatez qu'il y a eu une très forte augmentation des températures moyennes annuelles depuis le milieu des années 60 jusqu'au début des années 1980, de l'ordre de 1,3°C, puis une stabilisation à un niveau élevé de ces températures. Ce qui est peut-être est plus important encore que l'augmentation des températures pour la faune et la flore, c'est l'évolution de la disponibilité en eau. Vous voyez que ces dernières années sur Kerguelen, on a assisté à des phénomènes de sécheresse très importante, de déficits en eau en été, de déficits en neige en hiver qui ont conduit en particulier à un recul quasiment ininterrompu de l'ensemble des glaciers de l'archipel. Ces modifications climatiques récentes se traduisent également par l'assèchement de certaines zones humides ou le dépérissement de la végétation locale qui n'est pas habituée à ces phénomènes de sécheresse.

Une autre caractéristique de ces îles et de ce continent, c'est une histoire humaine très récente, à l'opposé de ce qu'on a vu en Arctique. Cette figure illustre les dates de découverte de ces différentes îles, à la fin du XVIII e siècle pour la plupart d'entre elles. Le continent antarctique pour sa part a été atteint par l'homme beaucoup plus récemment. Jules Dumont d'Urville, par exemple, n'est arrivé en Terre Adélie qu'en janvier 1840, c'est-à-dire, à l'échelle géologique ou même de l'histoire humaine, hier. Cette découverte a ensuite été suivie d'une activité relativement limitée, mais localement importante, notamment une activité économique liée à la chasse aux éléphants de mer et aux otaries dans le subantarctique qui s'est poursuivie jusqu'au milieu du XX e siècle. Ensuite, il y a eu la troisième année polaire internationale (1957-1958), on l'a déjà dit, qui a marqué un effort de recherche très important dans l'hémisphère sud, en Antarctique comme dans les îles subantarctiques. On a pu assister à cette époque à l'établissement d'un grand nombre d'observatoires, de stations météorologiques, de bases permanentes de recherche aussi bien sur le continent que sur les îles subantarctiques tout autour.

Si j'ai rappelé tout cela, c'est parce que l'ensemble de ces éléments, géographiques, physiques et humains, conditionne considérablement la biodiversité que l'on observe aujourd'hui dans cette région du monde. Le contexte géologique, océanographique, historique, est responsable d'un isolement très marqué. Les contraintes climatiques importantes imposent des conditions limites à extrêmes pour le développement de la vie, je l'ai dit. De cela découle une faible biodiversité, c'est-à-dire un faible nombre d'espèces présentes dans ces milieux. A titre d'exemple, seules 29 espèces de plantes à fleurs poussent à Kerguelen ; elles ne sont plus que 2 lorsqu'on passe en Antarctique même. Lorsqu'on va dans des milieux encore plus contraignants au coeur du continent, c'est-à-dire sur les nunataks au milieu de la glace, les plantes à fleurs ont complètement disparu et ce sont quelques rares organismes comme des mousses, des lichens, qui abondent sur les zones littorales, qui parviennent parfois à se maintenir..

Autre caractéristique de cette faune et de cette flore, c'est son adaptation à ces milieux fortement contraignants. Vous avez ici l'exemple d'une mouche. Pour les entomologistes, une mouche, c'est un diptère. C'est-à-dire que c'est un insecte qui a une paire d'ailes. Vous voyez sur cette photo que les ailes ont complètement disparu. C'est une adaptation très particulière à ces contraintes climatiques, mais aussi aux contraintes trophiques, c'est-à-dire aux difficultés que rencontre cette mouche pour trouver sa nourriture dans ces milieux. Ces contraintes ont agi sur la sélection naturelle et ont guidé l'évolution de cet insecte qui, aujourd'hui, constitue une espèce particulière. De telles espèces sont dites « endémiques », ce qui signifie que l'on ne les observe nulle part ailleurs au monde. Elles ont évolué localement sous la pression de leur environnement. On a également des exemples d'endémisme chez les plantes : ici, le Lyallia kerguelensis , une plante qui ne pousse qu'à Kerguelen. La faune et la flore se développant sur les nunataks antarctiques sont mal connues mais les micro-organismes présents sont vraisemblablement pour la plupart des éléments relictuels du continent de Gondwana.

Enfin, ce faible nombre d'espèces, ces adaptations et cet endémisme se combinent à ce qu'on appelle des chaînes trophiques simplifiées. Habituellement, les chaînes trophiques se résument très schématiquement aux relations entre production primaire, c'est-à-dire la végétation, herbivores qui mangent la végétation, carnivores qui mangent des herbivores, décomposeurs, qui se charge de transformer les cadavres et de les réintégrer au sol sous forme d'éléments nutritifs pour les plantes. Tous ces éléments appartiennent donc un cycle généralement bien rodé. Dans ces milieux insulaires et en Antarctique, les chaînes trophiques sont totalement déséquilibrées. On a bien un peu de végétation sur les zones côtières, mais très peu. On a peu d'herbivores stricts et pratiquement pas de prédateurs dans ces milieux-là ; on observe en revanche la dominance des décomposeurs qui décomposent quoi ? Le peu de matière organique végétale qu'il y a, mais surtout la matière organique animale qui provient d'un très grand nombre d'oiseaux et de mammifères marins. Avant de passer à la diapositive suivante, j'attire votre attention également sur un point important : il n'y a aucun vertébré terrestre dans ces milieux, que ce soit dans les milieux subantarctiques ou en Antarctique même. Les seuls vertébrés présents sont marins, et ne viennent à terre que le temps de leur reproduction. Cette vue illustre l'extrême richesse de la biodiversité en termes d'oiseaux et de mammifères marins avec ici une immense colonie de manchots royaux sur l'île aux Cochons, dans l'archipel Crozet, ou encore ici des pétrels, des albatros qui se reproduisent en bordure des îles subantarctiques.

Une faune on va dire très riche dans le milieu marin, mais finalement, une diversité spécifique réduite dans les milieux terrestres sont donc les caractéristiques de la biodiversité subantarctique et antarctique. Tout ça fait que ce sont des milieux que l'on dit simples. Les interactions entre un petit nombre d'espèces sont plus facilement qu'ailleurs interprétables par les scientifiques.

Si ces espèces sont parfaitement adaptées à leur environnement, elles sont aussi particulièrement fragiles et sensibles à toutes les perturbations de cet environnement. Aujourd'hui, trois pressions pèsent principalement sur cette biodiversité. Il s'agit tout d'abord des modifications climatiques, puis de l'introduction d'espèces étrangères, c'est-à-dire d'espèces qui viennent de régions plus tempérées, enfin de l'accroissement de la fréquentation humaine dans ces régions. Je prendrai quelques exemples pour illustrer ces trois pressions.

J'illustrerai l'impact des changements climatiques en m'appuyant sur les travaux réalisés par nos collègues du CNRS de Chizé sur les manchots royaux et leur distribution en mer lors de leurs voyages pour aller chercher de la nourriture. L'étude en question s'intéresse à une colonie des îles Crozet où les animaux descendent au sud de l'archipel pour aller se nourrir autour de ce fameux front polaire dont je vous ai parlé à l'instant. On peut suivre ces animaux grâce à des moyens satellitaires, balise Argos par exemple qui sont collés dans leur dos et qui permettent de suivre leurs déplacements. Voilà les résultats obtenus : certaines années, en particulier les années plus chaudes que la moyenne, on observe des anomalies de position du front polaire qui se situe très au sud de la colonie. Ainsi, en 1997 les manchots durent parcourir plus de 600 kilomètres pour aller sur le site de nourriture et autant pour revenir à la colonie nourrir les poussins. Par contraste, on peut citer l'année 1994, pendant laquelle le front polaire était proche de Crozet, à environ 300 kilomètres. C'est-à-dire qu'entre ces deux années, l'effort pour aller s'alimenter en mer et revenir à la colonie fut quatre fois plus important en 1997 que lors d'une année plus favorable comme 1994. Ces différences de dépense énergétique se traduisent par des différences du succès reproducteur des oiseaux. On peut constater qu'immédiatement après 1997, il y a eu - le mot effondrement serait peut-être très fort - une très forte décroissance du nombre de couples reproducteurs dans cette fameuse colonie à Crozet. Ceci est un exemple de l'impact du changement climatique et de la localisation de ce front polaire, lieu d'alimentation des oiseaux sur le succès reproducteur et donc la dynamique des populations de ces animaux.

On peut évoquer d'autres exemples. Ici, le cas du manchot Empereur en Terre Adélie qui, au milieu des années 1970, a subi une diminution très importante de ses effectifs, probablement liée là encore à une succession d'années chaudes défavorables qui ont conduit à un retrait important de la banquise en hiver et à un manque de nourriture pour ces animaux ; la population actuelle demeure stable et n'est jamais revenue à l'état qu'elle avait dans les années 50 et 60. A l'inverse, le manchot Adélie voit la taille de ses populations croître, du moins en Terre Adélie. Mais comme vous l'avez vu tout à l'heure dans l'exposé de Françoise Gaill, ceci est à relativiser à l'échelle du continent antarctique car sur la péninsule, là où le réchauffement est le plus important, on constate que les populations de manchots Adélie sont au contraire fragilisées et diminuent en taille.

Ensuite, deuxième pression affectant la biodiversité antarctique : les espèces introduites. J'ai indiqué sur cette carte le nombre de plantes introduites dans cette région. Elles sont nombreuses sur les îles subantarctiques, beaucoup moins sur la péninsule antarctique, où deux espèces sont toutefois présentes. Il est intéressant de noter qu'il y a un lien direct entre l'introduction de ces espèces et la fréquentation humaine. Vous avez sur cette figure le suivi du nombre de ces plantes introduites sur les îles Kerguelen ou Crozet. Les flèches indiquent la date de l'établissement des stations actuelles. A partir du moment où il y a une présence humaine permanente sur ces îles avec du transport de fret et de personnels, on a aussitôt une augmentation, une explosion même du nombre de ces espèces introduites.

On pourrait dire à peu près la même chose des insectes : nombreux sont les insectes introduits sur les îles subantarctiques, plus rares sont ceux qui commencent déjà à être introduits sur la péninsule. J'évoquais il y a un instant l'absence naturelle de vertébrés terrestres dans ces régions polaires sud. Mais certaines espèces y ont été introduites soit volontairement, soit accidentellement. Volontairement, c'est le cas des saumons ou des truites à Kerguelen, ou encore des moutons, des mouflons ou des chats. Egalement le cas du lapin qui a été introduit à la fin du XIX e siècle par les marins anglais sur ces îles. Accidentellement, c'est le cas du rat et de la souris, le lot commun de toutes les îles qui sont fréquentées par l'homme.

L'exemple du lapin permet d'illustrer mon propos sur les chaînes alimentaires. C'est une situation tout à fait anachronique que de trouver un lapin au milieu d'une colonie de manchots royaux. Dans les îles de l'archipel Kerguelen où il n'y a pas de lapins, la végétation est très luxuriante avec un nombre d'espèces réduit, certes - Je l'ai dit, 29 espèces maximums à Kerguelen - mais relativement diversifiées. Sur les îles où il y a du lapin, vous observez des paysages où pratiquement toutes les espèces locales ont disparu et où le couvert végétal se réduit à des prairies quasi mono spécifiques où seule une plante qu'on appelle l' Acaena magellanica subsiste à la pression du lapin. Lorsqu'un collègue du Muséum national d'histoire naturelle [Jean-Louis Chapuis] a tenté d'éradiquer le lapin de manière expérimentale sur quelques îles de l'archipel des Kerguelen, il souhaitait voir si l'on pouvait observer le rétablissement de la végétation d'origine, ou en tout cas la végétation que l'on observe aujourd'hui sur les îles sans lapin. Les résultats on été très étonnants : voilà l'allure d'une île en question où le lapin a été éradiqué, au début de l'expérimentation. Puis, je vous l'ai dit, les sécheresses actuelles sévissant, cette végétation a décliné elle-même de manière importante et aujourd'hui, elle a été remplacée par des espèces introduites et en particulier par du pissenlit, une espèce très banale. On est ainsi passé d'une communauté certes déjà très fragilisée par le lapin, mais qui était constituée par une espèce locale, à des communautés qui ne sont plus constituées que par des espèces introduites, cela en raison d'un contexte climatique défavorable aux espèces locales mais bénéfiques aux espèces originaires de régions plus tempérées.

Enfin, la dernière pression à laquelle je voudrais faire référence, c'est la pression humaine avec, dans certaines régions et en particulier sur la péninsule antarctique, le développement d'une activité touristique très importante. Voilà ici les chiffres fournis par l'Association internationales des Tour-opérateurs antarctiques (IAATO) du nombre de touristes ayant visité l'Antarctique chaque année jusqu'en 2006-2007 : en bleu le nombre de touristes qui étaient estimés à l'avance par les tours opérateurs et en rouge, le nombre de touristes qui ont effectivement visité ces régions-là. On constate que l'activité touristique a augmenté régulièrement depuis le début des années 1990 mais en 2006-2007, cette progression s'est brutalement accélérée, faisant un bon de 14 % par rapport à la saison précédente, avec plus de 37 000 touristes visitant la péninsule antarctique. A ces touristes-là, il faut rajouter les guides, les équipages des navires, les équipages des avions. Bref, c'est probablement aujourd'hui près de 50 000 touristes et personnels associés aux activités touristiques qui visitent chaque année le continent antarctique et en particulier la péninsule. Ce nombre est à mettre en regard de celui des chercheurs et logisticiens qui travaillent sur le continent en même temps, moins de 5 000 personnes : dix fois moins que de touristes. Cet afflux de visiteurs sur une région réduite de l'Antarctique déjà fragilisée par un réchauffement rapide constitue une véritable menace pour la biodiversité locale, notamment en raison du risque accru d'introduction d'espèces.

Un projet intitulé « Aliens in Antarctica » a été mis en oeuvre, dans le cadre de l'année polaire internationale, par une collègue de l'Australian Antarctic Division, le Dr Dana Bergstrom, avec notamment le concours d'une équipe française [Laboratoire ECOBIO CNRS-Université de Rennes 1]. L'objectif était d'estimer ce qui est réellement transporté par les visiteurs, qu'ils soient touristes, scientifiques, logisticiens, membres d'équipage, sur les navires et les avions se rendant en Antarctique ou dans les îles subantarctiques. L'étude a porté sur plus de 800 personnes, voyageant à bord de 21 bateaux et avions au cours de 55 voyages vers le « Grand Sud ». Les résultats très préliminaires montrent que 30 % des visiteurs transportaient des graines dans leurs poches, dans leurs sacs et je pense que c'est à peu près le pourcentage que l'on pourrait obtenir si l'on faisait la même étude parmi cette assemblée aujourd'hui. Sans le savoir, nous transportons tous dans nos poches des graines que nous sommes susceptibles de redéposer plus loin. Ces graines ont été identifiées, elles appartiennent à plus de 250 espèces. Les principaux vecteurs de ces transports sont les sacs à dos, les sacoches d'appareils photos, les chaussures. Les chercheurs ont toutefois fait une observation à laquelle on ne s'attendait pas  forcément : les touristes et les équipages des navires seraient finalement les moins vecteurs d'espèces de graines étrangères. Cela peut s'expliquer assez facilement avec le recul : les touristes ont généralement tendance, à l'occasion d'un voyage de ce type, à s'équiper de neuf. Ils arrivent avec des vêtements qui ne sont pas contaminés alors qu'à l'inverse, les scientifiques ou les logisticiens qui travaillent dans ces régions y retournent chaque année, certains allant même travailler en Arctique pendant l'été boréal, puis en Antarctique pendant l'été austral ; ils utilisent alors généralement les mêmes vêtements et bagages. Ils sont alors susceptibles, effectivement, d'être plus vecteurs que les autres de graines.

Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur un certain nombre de défis qui ressortent des études réalisées au cours de cette 4 ème année polaire internationale et qui peuvent donner des pistes à la fois pour la continuité des recherches, mais aussi peut-être pour que les décideurs, les responsables politiques puissent aussi prendre ces informations en considération et agir en conséquence.

Défi numéro 1 :

Le nombre de visiteurs en Antarctique va augmenter. C'est quelque chose d'évident. L'activité touristique est lancée. Il est extrêmement difficile aujourd'hui d'enrayer ce phénomène. Le nombre de navires visitant l'Antarctique va aussi augmenter. Je vous ai montré que l'introduction d'espèce est étroitement liée à la fréquentation humaine. Mais des événements beaucoup plus dramatiques peuvent découler de l'augmentation du trafic maritime. Ces dernières années, fort heureusement, les quelques accidents ou naufrages n'ont jamais fait de morts, mais leur nombre va croissant. Tous les passagers ont toujours pu être sauvés, mais en sera-t-il toujours ainsi, dans des mers où la navigation demeure difficile et où les centres de secours sont éloignés de plusieurs milliers de kilomètres ? Il faut donc oeuvrer réellement pour une régulation du tourisme en Antarctique.

Défi numéro 2 :

La combinaison du changement climatique dans ces régions et de l'augmentation des activités humaines accroît naturellement le risque d'introduction et d'établissement d'espèces non indigènes généralement originaires de régions plus tempérées. La plupart des plantes et des insectes ont un seuil de développement qui est généralement voisin de 2°C, c'est-à-dire proche des températures moyennes dans les îles subantarctiques. Il suffit donc d'une très faible augmentation des températures pour lever certains verrous à l'établissement des espèces. Une augmentation de quelques dixièmes de degrés dans ces régions a des conséquences considérables sur la biodiversité. A l'inverse, on peut penser qu'au coeur du continent antarctique où il fait - 30°C en été, quelques dixièmes d'augmentation n'auront probablement que peu d'effet sur l'environnement physique (la glace), et encore moins sur la biodiversité locale. De même, sous les tropiques, quelques dixièmes de degrés en plus auront peu d'impact sur le fonctionnement de ces écosystèmes et sur leur biodiversité. Le Subantarctique est donc une région charnière, qui préfigure ce qui pourra se passer plus au sud, en péninsule antarctique et sur les zones côtières du continent, dans les années à venir. Il est donc tout à fait important de mettre en place ou de soutenir le plus possible des observatoires de la biodiversité antarctique et subantarctique pour détecter au plus tôt la présence de nouvelles espèces.

Défi numéro 3 :

Les nouvelles espèces arrivant dans le subantarctique ou dans l'Antarctique vont fragiliser la faune et la flore locale. Comme Nigel Yoccoz l'a décrit en Arctique, nous allons observer un enrichissement de la biodiversité, en termes de nombre d'espèces présentes, mais cet enrichissement va se faire, bien sûr, au détriment de la faune et de la flore locale, mais surtout en favorisant des espèces dites banales, c'est-à-dire des espèces cosmopolites que l'on trouve partout dans le monde. On ne s'attend donc pas à une érosion de la biodiversité dans ces régions de hautes latitudes sud, mais à une banalisation de cette biodiversité. Nous risquons de rencontrer dans quelques années la même faune et la même flore en Antarctique que dans un square à Paris. J'exagère peut-être un petit peu, mais à peine. Là encore, le rôle des observatoires de cette biodiversité sera fondamental.

Défi numéro 4 :

L'éradication des espèces introduites marines est impossible à réaliser. L'éradication ou le contrôle des espèces introduites en milieu terrestre est souvent compliqué à mettre en oeuvre et souvent très coûteux. En revanche, l'élaboration de plans de gestion visant à minimiser les risques d'introduction de ces espèces est souvent beaucoup moins coûteuse et peut au moins retarder l'échéance de ces introductions. Il y a selon moi urgence à mettre en place un certain nombre de mesures pour prévenir ces introductions et cette banalisation de la biodiversité. Ces mesures commencent déjà à être mises en place sur les territoires gérés par la France grâce à l'impulsion donnée par M. le poréfet des TAAF et aux collaborations entre l'IPEV et les TAAF. C'est quelque chose qui est lancé, mais c'est quelque chose qu'il faut poursuivre et approfondir.

Défi numéro 5 :

Ce dernier défi est plus général. Le message sur la réalité des changements climatiques à l'échelle de la planète, on l'a bien vu pendant ces deux jours, est désormais passé auprès du grand public et des décideurs. Il y a eu de très gros efforts de faits pour cela par le GIEC et, en amont, par les communautés scientifiques travaillant sur le climat, sur l'atmosphère, sur les glaces et l'océan. Au risque de m'attirer quelques critiques, je dirais presque que c'était facile ! Ce que je veux dire par là, c'est que pour démontrer l'évolution du climat, on peut s'appuyer sur des éléments descriptifs objectifs. On peut enregistrer et restituer graphiquement des augmentations de température. Voilà quelque chose d'objectif que tout le monde peut comprendre. On dispose de reconstitutions climatiques et de courbes illustrant les fluctuations des concentrations de gaz à effet de serre. Vous avez vu ces jours ci cette courbe issue du programme EPICA. C'est quelque chose sur lequel on peut s'appuyer pour faire passer le message. On peut ainsi démontrer le rôle probable de l'homme dans ces évolutions. En Arctique, les peuples qui vivent là peuvent témoigner des conséquences du changement climatique actuel : le pergélisol fond, des infrastructures s'effondrent, des bâtiments se lézardent, des aéroports deviennent inutilisables. Tous ces éléments sont palpables. On pratique des évaluations des risques, comme cette carte qui illustre les portions du territoire français qui serait submergées par une élévation d'un mètre du niveau des mers. On dispose de modèles, qui fonctionnent plus ou moins bien, qui peuvent être améliorés, mais qui donnent quand même des indications, des tendances à moyen et long termes. En ce qui concerne la biodiversité, toute la démonstration reste à faire et le message est loin d'être passé. Il faut aujourd'hui que la communauté scientifique concernée se mobilise et fasse aussi bien que ce qu'ont pu faire celles impliquées dans le climat. C'est pour cela qu'il est vraiment très important à mon sens de poursuivre et de renforcer l'information auprès du grand public, des décideurs, des hommes politiques sur la nécessité qu'il y a de protéger la biodiversité, et d'oeuvrer pour cela non seulement dans les régions polaires, mais à l'échelle de la planète toute entière. Je vous remercie.

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