D. DR JÉRÔME CHAPPELLAZ, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS (LGGE GRENOBLE)

Merci Edouard Bard. Mesdames et Messieurs, chers collègues, c'est un grand honneur et un grand plaisir pour moi de m'exprimer ici au sein de cette enceinte prestigieuse pour vous dire quelques mots quant à l'état de nos connaissances concernant le climat aux pôles et préciser notamment quels ont été les apports de la quatrième année polaire internationale sur ce sujet de grande importance.

État de nos connaissances

Comme cela vous a déjà été expliqué par Claude Lorius et d'autres personnes également hier, quand on parle des pôles, on parle de glace et on parle de climat et les deux sont intimement liés.

Les pôles : glace et climat vont de concert

D'une part, la glace est un témoin des changements, on va dire, du système climatique. Quand on parle de changements climatiques aux grandes échelles de temps, vous savez tous qu'on parle de glaciation et de période interglaciaire. On parle de période où la glace s'étend à la surface des continents et de période où cette glace disparaît. C'est également un acteur, cela vous a déjà été précisé par Thomas Stocker ou Edouard Bard. La glace est un acteur du système climatique. Par son existence, par sa surface blanche, elle intervient sur l'énergie captée par la surface de la Terre provenant du Soleil et sur le bilan énergétique à la surface. Elle intervient également sur la circulation océanique. La décroissance des calottes de glace intervient sur des flux d'eau douce qui, ensuite, vont contrôler la circulation océanique globale. Elle intervient également sur le cycle du carbone. Peu de gens ont connaissance du fait que quand on a affaire à la cryosphère aussi dans les sols, dans un milieu comme le pergélisol en région arctique. La présence ou l'absence de glace dans ces sols va conditionner le devenir de la matière organique et la formation de gaz carbonique, de méthane, de gaz qui peuvent contribuer également aux changements climatiques. Enfin, les glaces, ce sont des archives comme Claude Lorius nous l'a rappelé tout à l'heure. On a la chance grâce à cette accumulation de neige au cours du temps, en forant à l'intérieur de ces glaciers, de remonter le temps et d'accéder avec beaucoup de précision du climat, mais également à l'évolution de la composition de l'atmosphère.

Alors, quand on parle de climat au global, quand on parle de climat aux pôles, on est intéressé évidemment par différents aspects temporels : quel est ce climat aujourd'hui ? Quel va être ce climat dans le futur ? Quel a été ce climat dans le passé ?

Cette carte, vous l'avez déjà vue tout à l'heure, elle représente l'anomalie de température entre 1957 et 2007 où on observe notamment cette amplification en région polaire, surtout en Arctique, mais également en péninsule antarctique. Cette zone rouge sur la péninsule antarctique correspond à la zone qui se réchauffe le plus vite aujourd'hui à la surface de la Terre. Evidemment, la question qui se pose pour nous : quel va être notre avenir climatique, l'avenir de notre planète et de l'environnement dans lequel les civilisations humaines se développent ? Pour ça, la seule réponse dont on dispose, ce sont les modèles climatiques. Les modèles climatiques, ce sont en gros les modèles qui vous servent à avoir les prévisions météorologiques tous les jours, mais que l'on dégrade en résolutions temporelles, que l'on dégrade en résolutions spatiales. Et à partir de la même physique, échange de matières, d'énergie, on calcule l'état du climat au cours du temps. Ces modèles comprennent en fait toute la physique que l'on connaît du climat terrestre, mais ils sont perfectibles. Ils sont perfectibles parce qu'on peut les tester essentiellement sur une période instrumentale, une période d'observation du climat terrestre qui représente à peu près une centaine d'années. Il y a besoin de tester ces modèles bien au-delà et pour cela, il faut accéder à des archives climatiques qui nous permettent de reconstituer l'évolution du climat à différentes échelles de temps et à différentes échelles spatiales.

Pour résumer, quand on s'intéresse au climat, aux pôles comme au niveau global, on a besoin d'observations, absolument d'observations. Sur tous les processus impliqués dans le fonctionnement de la machine climatique, à différentes échelles spatiales et temporelles, on a besoin d'établir des bases de données climatiques. Elles sont vitales pour tester les modèles climatiques et on a besoin absolument de remonter dans l'histoire du climat parce que, notamment, en remontant dans l'histoire du climat, on accède à des évolutions d'éléments du système climatique qui évolue lentement comme nous l'a signalé Edouard Bard. C'est le cas par exemple de la cryosphère. C'est le cas du cycle du carbone. La période instrumentale 100 ans, 150 ans, ne suffit pas à documenter le fonctionnement de ces rétroactions climatiques.

On m'a demandé de préciser un petit peu l'implication française au sein de l'année polaire internationale. Il y aura peut-être un peu de cocoricos dans les minutes qui suivent, mais je tiens tout de suite à temporiser ces cocoricos. La recherche polaire comme l'a signalé déjà Thomas Stocker, Claude Lorius également, elle se développe dans un contexte de collaboration internationale très forte. L'activité française ne pourrait pas voir le jour, être performante si on ne bénéficiait pas des collaborations notamment européennes extrêmement fortes, mais maintenant également vraiment à l'échelle internationale. Il y a essentiellement quatre axes dans les sciences climatiques qui ont intéressé les chercheurs français sur la problématique climatique au cours de l'Année Polaire : d'une part, des raids scientifiques en Antarctique. Je souligne ici en rouge le contexte international de l'année polaire internationale. C'est le programme TASTE-IDEA. Sa déclinaison française en jaune, c'est un soutien de l'Institut Polaire Paul-Emile Victor, partenaire vraiment privilégié de ce type de recherche, et de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) qui a effectivement apporté un soutien tout à fait significatif à ce type d'activité. Une autre activité concerne la validation des données satellites. Vous savez que les données satellites ont besoin d'une interprétation : à quelle variable physique du climat accède-t-on à partir de ces données. Notamment sur la question de la dynamique atmosphérique en Antarctique, il y a beaucoup de questions qui se posent aujourd'hui. Il y a un projet international qui s'appelle THORPEX-IPY dont la déclinaison nationale a été le projet CONCORDIASI avec des implications de nombreuses agences françaises : le CNES, Météo France, l'Institut Polaire bien sûr et puis un institut qui est de grande importance dans nos activités : l'Institut National des Sciences de l'Univers en charge notamment des observations dans le domaine des géosciences.

Un troisième programme concerne Concordia, la base franco-italienne Concordia dans laquelle nous avons conduit en France une partie de recherche concernant plutôt la physique de la neige : comment la neige évolue dans un milieu extrême comme celui d'une base où la température moyenne annuelle est de 54°Cet où il ne tombe seulement que trois centimètres d'eau chaque année. Ces activités ont été soutenues essentiellement par l'Institut Polaire et à nouveau par l'INSU. Et puis, il y a toute l'activité qui m'intéresse au premier chef et beaucoup de personnes dans cette salle, portant sur les carottages dans la glace. Les carottages dans la glace qui nous permettent d'accéder à l'évolution du climat et de l'environnement. Cette activité est fédérée au niveau international maintenant par un programme que l'on appelle IPICS (International Partnerships in Ice Core Sciences) et sa déclinaison dans le cadre de l'année polaire s'est exprimée essentiellement via trois projets : le projet NEEM au Groenland soutenu par l'ANR également et l'Institut Polaire, le projet Talos Dôme en Antarctique soutenu par l'INSU et l'Institut Polaire et le projet Dôme A qui est soutenu par l'ANR et par l'Institut Polaire.

Alors, je ne vais pas vous donner des détails sur chacune de ces activités-là. Je vais focaliser essentiellement sur le premier et le dernier. Tout d'abord, les observations du climat aujourd'hui. Thomas Stocker a parlé de l'évolution de la température. On a maintenant des indications grâce aux travaux de nos collègues américains, Eric Steig et d'autres, que l'Antarctique se réchauffe effectivement, peut-être plus lentement et avec plus de variabilité que dans d'autres régions du globe. Mais, une autre variable du climat importante à quantifier également, c'est l'accumulation. Quand on parle de climat, on parle de température, on parle d'accumulation et je pense que si on demandait à des habitants des régions tropicales ou équatoriales quelles variables climatiques les impactent plus, ils vous diront la précipitation. Les ressources en eau sont au coeur des préoccupations de l'évolution climatique future. C'est également au coeur des préoccupations en région polaire parce que l'accumulation va contrôler d'une certaine manière comment la cryosphère va stocker ou au contraire déstocker de l'eau douce qui va ensuite contribuer au niveau des mers. L'activité qui a été conduite essentiellement dans le cadre de l'Observatoire de l'Institut National des Sciences de l'Univers GLACIOCLIM, avec un soutien de l'ANR, a consisté à comparer des données d'accumulation obtenues par satellites. C'est ce que vous avez sur la carte de droite avec un champ d'accumulation à l'échelle du continent Antarctique. L'énorme avantage des satellites, c'est qu'ils fournissent cette couverture spatiale. Et puis, à gauche, vous avez une carte avec chaque petit point correspondant à un endroit où on a pu mesurer l'évolution de l'accumulation et l'état de l'accumulation entre 1958 et 2008. Vous voyez, il n'y a pas beaucoup de points. Une des difficultés de l'Antarctique, c'est qu'il est très difficile d'accéder au sol aux informations dont on a besoin.

Mais, ce qui est intéressant, c'est que quand on compare ces deux cartes, c'est ce que vous avez au milieu, on se rend compte qu'il y a une bonne corrélation ici dans les zones de relativement faible accumulation en Antarctique, ce que l'on rencontre dans le plateau central. Par contre, cette corrélation est tout à fait perdue dans les zones à forte accumulation qui concernent les régions côtières. Or, il se trouve que ces régions côtières contribuent pour 40 % à l'accumulation à la surface de l'Antarctique aujourd'hui. Ces travaux qui ont été publiés récemment par notre collègue Olivier Magand et quelques autres démontrent le besoin crucial que l'on a aujourd'hui de documenter l'évolution de l'accumulation en région côtière Antarctique. Ce qui n'est pas une mince affaire parce que notamment, les accès logistiques sont très difficiles sur ces régions côtières en général très crevassées.

Une autre activité que je souhaite mettre en avant dans ce contexte de l'année polaire internationale concerne le futur. Les modélisateurs continuent leur simulation du climat avec, pour certains, notamment au laboratoire de glaciologie de Grenoble, un intérêt spécifique pour les régions polaires. Sur ces cartes, on représente l'évolution de l'accumulation entre le début et la fin de ce siècle calculée avec un des modèles climatiques qui a servi dans les simulations du GIEC et qui a ensuite été confronté à d'autres simulations, d'autres modèles du GIEC. A gauche, vous avez représentée en pour cent l'augmentation de l'accumulation calculée par ce modèle qui vous montre que, par exemple, dans les zones jaunes, on peut s'attendre à des augmentations de l'accumulation à la surface de l'Antarctique de l'ordre de 40 à 60 %. Un chiffre tout à fait impressionnant qui nous laisserait penser que l'Antarctique est susceptible du coup de stocker une bonne quantité de précipitations au cours du temps et de limiter l'augmentation du niveau des mers au cours de ce siècle. En revanche, quand on le représente en termes de millimètres par an, c'est ce que vous avez à droite, on se rend compte que les zones où l'augmentation d'accumulation est la plus importante, représentée en rouge sur la carte, ce seront à nouveau les régions côtières. Ce qui finalement va contrôler la quantité d'eau stockée en surface par, on va dire, le frigo Antarctique, contribuant à restreindre l'augmentation du niveau des mers, ça va être à nouveau les régions côtières. Il devient donc crucial d'aller documenter l'évolution de cette accumulation au cours du temps dans ces régions.

Tournons-nous maintenant vers le Groenland. Le Groenland, vous le savez tous parce que cela a été effectivement largement médiatisé, subit une fonte estivale sur la côte qui ne fait que croître. Vous avez, représenté sur cette carte évolutive, le nombre de jours de fonte par an pour chaque pixel représenté entre 1976 et 2006. On voit tout à fait clairement sur ces cartes que les zones affectées par la fonte durant l'été à la surface du Groenland n'ont fait que s'accroître et c'est une augmentation tout à fait impressionnante puisqu'en comparant les superficies entre 1976 et 2006, il y a l'équivalent d'un tiers de la surface de la France qui fond désormais à la surface du Groenland et qui ne fondait pas en 1976. Nos collègues, notamment Hubert Gallée avec des collèges belges, ont conduit les simulations à l'échelle du 21 ème siècle pour déterminer dans quelle mesure avec un modèle climatique régional cette accélération de la fonte allait se poursuivre et impacter le bilan de masse de surface de la calotte groenlandaise. Leurs conclusions suggèrent que l'augmentation de l'accumulation au centre du Groenland qui existe effectivement aujourd'hui comparée à l'augmentation de la fonte sur la côte conduira en quelque sorte à un bilan nul. On peut espérer si les simulations sont correctes qu'à la fin du 21 ème siècle, le Groenland dans son ensemble en termes simplement de bilan de masse de surface - je ne parle pas ici de la glace rejetée par la dynamique de la calotte de glace - sera dans un état de balance nulle.

L'autre conclusion importante de ces travaux, c'est que cette fonte sur la côte du Groenland amène de l'eau douce dans l'Océan Atlantique et est susceptible d'intervenir sur l'intensité de la circulation thermohaline telle qu'on l'appelle. Les calculs qui ont pu être menés par cette équipe concluent que cet effet de fonte seul ne sera pas suffisant pour réduire l'intensité de la circulation thermohaline. Encore une fois, je précise bien ici que l'on parle de bilan de masse de surface, on ne parle pas de l'effet possible d'accélération de l'écoulement du glacier avec des décharges d'icebergs dans l'océan.

Je bascule maintenant sur l'histoire du climat, les données obtenues dans le cadre des carottages dans les glaces polaires. C'est une activité qui n'a pas démarré avec l'année polaire internationale, tout le monde le sait. Cela fait environ 40 ans que des équipes internationales travaillent d'arrache-pied à forer des calottes de glace du Groenland et de l'Antarctique pour remonter dans le temps. Vous avez ici entouré en rouge l'essentiel des projets dans lesquels la France a été impliquée. Notamment, la France a eu le privilège grâce aux travaux de Claude Lorius et des collèges russes d'accéder au forage de Vostok qui est le plus profond à ce jour, ayant atteint 3 667 mètres de profondeur. La France a également été un des acteurs importants, notamment avec le soutien logistique de l'Institut Polaire Paul-Emile Victor, pour accéder au forage de Dôme C à la base Concordia qui est le forage le plus ancien disponible à ce jour (800 000 ans d'histoire du climat). La France a également été impliquée dans les projets au Groenland GRIP, au centre du Groenland, NorthGRIP et puis maintenant le nouveau projet NEEM dont on vous parlera un petit peu plus tard.

Au cours de l'année polaire, la France a également été impliquée dans un forage qui s'est terminé en fait pendant l'année polaire, sur un site qui s'appelle Talos Dôme. C'est une opération qui impliquait cinq pays européens : l'Italie, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Suisse. Le 24 décembre 2007, un joli cadeau de Noël, le forage s'est arrêté à 1 620 mètres de profondeur nous donnant accès à 300 000 ans d'histoire du climat dans cette région côtière Antarctique. Une équipe française s'est également associée à une équipe britannique pour forer un petit glacier situé dans l'île de James Ross dans la péninsule Antarctique. C'est une opération qui s'est conduite en février de l'année dernière et qui a atteint le socle rocheux à 364 mètres de profondeur en donnant accès à 20 000 ans d'histoire du climat et de l'environnement dans ce secteur de la péninsule. Comme je le disais, l'acquisition des carottes de glace, c'est une activité de longue haleine. Certaines opérations ont démarré pendant l'année polaire internationale. Quand on parle de résultats scientifiques acquis pendant l'année polaire internationale, on s'appuie évidemment sur des forages qui ont eu lieu bien avant. Ici, j'illustre encore une fois un graphique que Thomas Stocker vous a montré. Cette fois-ci, l'échelle de temps est inversée. Vous trouvez la période actuelle à gauche. Vous avez les derniers 800 000 ans à droite. Et puis, petit bonus par rapport à ce que Thomas Stocker vous a montré, vous voyez ici les concentrations actuelles du gaz carbonique et du méthane dans l'atmosphère. Le gaz carbonique est ici, le méthane est ici. Sur ce graphique, vous pouvez prendre, on va dire, conscience de l'impact de l'activité humaine sur les derniers 200 ans concernant les concentrations des deux gaz à effet de serre majeurs.

On a appris beaucoup à travers cet enregistrement EPICA, sur la relation entre climat et gaz à effet de serre, notamment le fait qu'en se projetant au-delà de 400 000 ans, quand on regarde l'évolution de la température en Antarctique reconstruite par les isotopes de l'eau, on se rend compte que les interglaciaires, les périodes chaudes, étaient moins intenses que celles que l'on a connues depuis 400 000 ans, mais également plus longues. Cette évolution est allée de concert avec des teneurs en gaz à effet de serre moins importantes également, indiquant très qualitativement que la sensibilité entre climat et teneur en gaz à effet de serre est restée à peu près constante à ces échelles de temps. Je tiens à préciser ici que ce travail a été conduit essentiellement dans un cadre européen : le projet EPICA, et notamment une collaboration franco-suisse dont Thomas Stocker a déjà fait mention et qui est extrêmement importante pour ces analyses des gaz à effet de serre. L'Institut Polaire a été un acteur majeur pour donner accès au site de Concordia et l'ANR nous a également soutenus pour ces activités.

Vous retrouvez sur ce graphique l'évolution du climat au Groenland tel que l'a montré déjà Thomas Stocker. La courbe ici vous représente l'évolution climatique observée dans le site de NorthGRIP au Nord du Groenland qui recoupe 125 000 ans d'histoire du climat. Grâce aux travaux de nos collègues danois et avec l'aide des chercheurs du Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement (LSCE) à Saclay, des études très détaillées ont pu être conduites sur ces changements climatiques majeurs en focalisant ici sur le réchauffement brutal qui s'est produit il y a 11 500 ans à la surface du Groenland et qui a conduit le Groenland dans l'état interglaciaire que l'on connaît aujourd'hui. On ne va pas rentrer dans le détail de ces courbes, mais si vous regardez cette partie du graphique, ce sont des mesures extrêmement détaillées où on peut suivre année par année notamment l'origine des précipitations de neige à la surface du site de NorthGRIP. Cette évolution de l'origine des précipitations que l'on obtient à travers un marqueur que l'on appelle l'excès en deutérium, nous montre que d'une transition climatique à une autre, on change de régime d'origine des précipitations en un à trois ans seulement.

Dit en d'autres termes, la surface du Groenland a vu l'origine des précipitations changer brutalement à une échelle de temps qu'un humain peut tout à fait percevoir puisqu'on parle d'une échelle de quelques années seulement. C'est un résultat extrêmement important qui a été publié l'année dernière et qui nous démontre s'il en est, grâce à ces données paléoclimatiques, qu'il existe réellement des surprises climatiques et des effets de seuil possibles quand on parle d'évolution climatique à long terme. Ce n'est pas un long chemin tranquille de réchauffement, on peut avoir des effets brutaux tels qu'il est est démontré ici dans le cadre du Groenland.

Je basculerai maintenant sur un forage qui s'est mis en place réellement dans le cadre de l'année polaire internationale, c'est le forage NEEM situé ici dans la partie nord-ouest du Groenland. Ce forage est conduit par nos collègues danois, mais il y a un véritable consortium international autour avec 14 pays impliqués, dont la France. Je vous encourage d'ailleurs pendant la pause de midi à jeter un oeil à l'extérieur puisqu'il y a quelques posters qui vous illustreront le contenu scientifique de ce projet. L'enjeu majeur de ce projet, c'est d'accéder enfin au Groenland à un enregistrement fiable du climat pendant la dernière période interglaciaire, il y a 130 000 ans. Pourquoi ? Parce qu'il y a 130 000 ans, l'Arctique en général recevait une quantité d'énergie solaire beaucoup plus importante qu'aujourd'hui en été. Cela représentait 50 watts par mètre carré supplémentaires fournis par le Soleil à la surface de l'Arctique durant les mois d'été. Nous sommes là dans un cas extrême, et non un analogue parfait de ce que la Terre va expérimenter dans les prochaines décennies, mais il nous permet de tester les modèles climatiques et notamment de déterminer dans quelles mesures le Groenland est susceptible de fondre partiellement ou en grande partie durant ces conditions de forçage climatique particulièrement intenses. Le forage a débuté l'année dernière en juillet 2008. A l'heure où l'on parle, une équipe danoise associant d'autres partenaires internationaux est en train de mettre en place le système de forage et on espère très fort que fin juillet, début août, quand la campagne d'été sera finie sur ce site de NEEM, on aura atteint peut-être 1 000 mètres de profondeur et le travail continuera encore pendant deux saisons.

Il y a déjà des résultats scientifiques à présenter qui évidemment ne sont pas publiés. Ils résultent du travail de nos collègues danois avec Valérie Masson-Delmotte au Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement. Ici, ce sont des mesures des isotopes de l'eau couvrant typiquement les derniers 200 ans sur le site de NEEM, sur la première carotte obtenue l'année dernière, mesures comparées à l'évolution de la température mesurée à la station météorologique au sud-ouest du Groenland. Ce que l'on observe pour la première fois avec cet enregistrement dans les isotopes de l'eau, c'est que les teneurs actuelles montrent clairement un réchauffement très récent qui dépasse les valeurs particulièrement élevées observées durant les années 30. C'est une information extrêmement importante. D'une part, on a ici l'indication que les isotopes de l'eau dans ce site de forage nous donnent réellement un signal de température. D'autre part, on observe le réchauffement récent tout à fait bien marqué maintenant dans ces glaces du Groenland. Les études conduites par les collèges danois et par Valérie Masson-Delmotte ont également montré que la précipitation sur ce site se produit essentiellement en période estivale et qu'elle est influencée notamment par l'étendue de la banquise en mer de Baffin. On espère donc à travers les études de ce site obtenir des informations indirectes sur l'état de la glace de mer en Arctique, au moins sur une portion de l'Arctique.

Quelques mots maintenant en Antarctique sur un forage situé au site de Talos Dôme. Talos Dôme est un site côtier Antarctique à environ 1 100 kilomètres de Concordia et situé à 550 kilomètres d'un autre site foré par les Américains il y a quelques années, Taylor Dôme. Ce dernier site a été à l'origine d'une controverse. Quand on étudie l'évolution climatique entre une glaciation et une période interglaciaire, que l'on compare ce qui se passe en Antarctique et au Groenland, on observe ce que l'on appelle une bascule bipolaire. C'est-à-dire que la réponse climatique de l'Antarctique est en quelque sorte opposée à celle du Groenland quand on regarde en détail l'évolution climatique. Or, nos collèges américains grâce au site de Taylor Dôme sont arrivés à une conclusion tout à fait opposée, à savoir que sur cette zone côtière Antarctique, le climat évoluait en même temps et dans le même sens que celui du Groenland, donc en relation directe avec l'état de la circulation thermohaline dans l'océan Atlantique Nord. Le site de Talos Dôme nous a permis de tester cette hypothèse et voilà les résultats tout récents obtenus au cours des dernières semaines, montrant cette évolution climatique depuis aujourd'hui jusqu'à moins 25 000 ans. Grâce aux enregistrements isotopiques sur ce site de Talos Dôme comparés aux données obtenues sur le plateau Antarctique, comme les sites de Concordia et de Dronning Maud Land, et comparés ici en rouge à l'enregistrement du Groenland obtenu au site de NorthGRIP, on distingue clairement que ce site de Talos Dôme réagit comme celui de Concordia ou celui de EDML. On aboutit donc maintenant à une conclusion très forte que cet effet de bascule climatique lié à la circulation thermohaline affecte en réalité l'ensemble de l'Antarctique y compris les régions côtières.

C'est particulièrement important quand on se projette dans l'avenir parce que vous le savez, Thomas Stocker a insisté là-dessus, un des points chauds de l'évolution climatique future concerne cette circulation thermohaline dans l'océan Atlantique Nord, son intensité pouvant être affectée par la décomposition partielle du Groenland. Or, si dans le futur, le Groenland effectivement se décompose et ralentit cette circulation thermohaline, l'effet direct que l'on peut attendre d'après nos enregistrements paléoclimatiques, c'est que l'Antarctique devrait se réchauffer. Non seulement, l'Antarctique se réchaufferait, mais on peut s'attendre à une rétroaction du cycle du carbone qui fait que l'océan Austral piège moins de gaz carbonique qu'il ne fait aujourd'hui et amplifie encore plus cet effet de réchauffement.

Maintenant, quelques mots pour ébaucher un bilan sur cette année polaire vue côté français. Je pense qu'on peut conclure réellement à des progrès significatifs des connaissances sur des signaux climatiques qui couvrent différentes échelles de temps et différents processus étudiés en détail. Mais il faut insister sur le fait que c'est un événement qui s'inscrit dans un mûrissement scientifique n'ayant pas débuté en 2007. L'année polaire internationale 1957-1958 a eu un effet impulsif extrêmement important pour les recherches climatiques, notamment avec le démarrage des mesures de gaz carbonique à la station d'Hawaï. Il est évident qu'il ne faudrait pas s'arrêter aujourd'hui en 2009 avec cette cérémonie de clôture, d'autant plus qu'aujourd'hui, on se rend compte que de nombreux processus en régions polaires sont susceptibles d'intervenir sur le climat du futur et qu'il convient de les étudier. Je pense qu'un vrai bénéfice de l'année polaire a été de renforcer s'il y en était encore besoin les coopérations internationales et notamment, je pense que dans notre communauté des chercheurs travaillant sur les calottes de glace, on ne raisonne plus « France », on raisonne « Europe ». Pour nous, la recherche dans notre domaine se fait à une échelle d'un Laboratoire Européen virtuel. On ne raisonne plus maintenant « France » par rapport aux autres projets, par rapport aux autres pays.

Un autre effet indéniable de la quatrième année polaire internationale a été la sensibilisation des citoyens, je pense notamment aux jeunes générations. Chaque chercheur qui est dans cette salle et qui a contribué à l'année polaire internationale peut témoigner de l'attrait qu'a représenté cet événement aussi bien pour les enseignants que pour leurs étudiants (nombreuses visites de lycées, colloques et de nombreux événements qui ont été notamment pilotés par l'Institut Polaire Paul-Emile Victor). C'est non seulement une véritable sensibilisation envers les questions d'environnement, mais également, et je pense que c'est très important dans le contexte actuel, une sensibilisation envers l'intérêt des sciences. J'espère que cet événement aura créé quelques vocations parmi les jeunes générations.

Maintenant, quelques mots pour l'après 4 ème année polaire. Après, la 4 ème année polaire, qu'est-ce qu'il reste à faire finalement ? Il reste évidemment des questionnements scientifiques majeurs. Thomas Stocker en a déjà listé un certain nombre qui concerne les rétroactions climat/carbone, notamment aux pôles, les questions de devenir du pergélisol, des hydrates de méthane. Le couplage vraiment fin entre l'océan, la glace de mer et l'atmosphère, qui peut générer des processus rétroactifs particuliers impactant l'état climatique des régions polaires. La dynamique des calottes de glace, Frédérique Rémy nous en parlera tout à l'heure. Puis, de manière peut-être de moins en moins anecdotique, l'impact par exemple du carbone suie. Vous n'êtes pas sans savoir que des routes maritimes sont en train de s'ouvrir maintenant dans l'Arctique. Qui dit route maritime dit trafic amenant quantité de polluants et notamment du carbone suie. Et ce carbone suie possède un impact potentiellement très important sur l'albédo de la neige, c'est-à-dire la quantité d'énergie que la neige va renvoyer vers l'espace. On a encore ici via l'activité humaine, qui jusqu'ici n'est pas réellement développée dans le milieu Arctique, le potentiel de rajouter encore une rétroaction supplémentaire qui aggrave le phénomène de disparition de la banquise Arctique.

Il est important, je pense, de lancer des chantiers spécifiques sur les processus encore mal compris. L'effet du GIEC, c'est certainement de faire prendre conscience aux citoyens, à la population mondiale, que le problème du changement climatique est sérieux et qu'il doit être pris en main par les citoyens et par les hommes politiques. Mais, il donne aussi l'impression parfois que l'on a suffisamment compris l'état de fonctionnement de la machine climatique. C'est loin d'être le cas, il y a beaucoup de processus qui sont pour l'instant mal représentés dans les modèles. Si on veut mieux les représenter, il faut les étudier en détail. Notamment, j'aurais tendance à dire à titre personnel qu'il y a une tendance aujourd'hui à s'intéresser de plus en plus aux impacts du changement climatique. Quel va être son effet sur la biodiversité ? Quel va être son effet sur les ressources en eau ? Au fond, si on calcule les impacts sans connaître réellement quelle va être l'évolution climatique, je pense qu'on va se tromper de chemin et qu'on va conduire des études qui, finalement, aboutiront à des conclusions fausses.

Nous sommes face à un véritable impératif : maintenir et développer les réseaux d'observation. Les cartes d'évolution de température, vous en disposez aujourd'hui parce qu'il y a 150 ans, des gens ont commencé à mesurer la température. Il est absolument indispensable aujourd'hui de poursuivre ces études, documenter l'état du système climatique et ça, ça passe par les réseaux d'observation aussi bien au sol qu'en spatial avec les satellites. Je tiens à souligner encore une fois le rôle extrêmement important de l'Institut National des Sciences de l'Univers en France qui coordonne ce type d'activité d'observation.

Il faut poursuivre l'étude des enregistrements glaciologiques. Nous avons dans notre valise de nombreuses potentialités là-dessus : des nouveaux traceurs qui nous permettront de mieux contraindre par exemple le forçage volcanique ou le forçage solaire dans le passé. Etudier la variabilité climatique plus en détail.

Je pense qu'il faut encourager la mise en réseau des infrastructures logistiques. Il est bien évident que la recherche polaire a un coût, un coût extrêmement important, et que pour la rendre efficace, il faut que les agences de moyens, les agences logistiques, jouent leur rôle ensemble de manière coordonnée. Je citerai par exemple deux problèmes aujourd'hui tout à fait criants qui nous impactent dans la conduite de certains projets. Les problèmes par exemple de financements en Italie. Les Italiens ont beaucoup de mal à financer leurs activités en Antarctique aujourd'hui. Je citerai également les problèmes de coopération avec la Chine. La Chine arrive aujourd'hui en Antarctique avec une attitude plutôt nationaliste, ce qui ne facilite pas les coopérations internationales.

Pour finir, je dirais qu'il faut soutenir les points forts scientifiques et technologiques en France. Dans ce sens-là, je saluerai l'initiative récente de labellisation par l'INSU d'un Centre de Carottage et de Forage National qui va permettre de pérenniser la capacité technique française pour accéder à ces carottes de glace. Je tiens à cette occasion à saluer les efforts extrêmement importants des techniciens et ingénieurs, personnes de l'ombre. On parle beaucoup de sciences ici, mais il ne faut pas oublier les techniciens et les ingénieurs qui sont véritablement à la base de l'obtention de nos résultats.

Je termine mon exposé par une illustration d'un de ces projets que l'on souhaite mener à terme, combinant ensemble des aspects de questionnements scientifiques et de technologies. Ça concerne l'accès à une glace plus ancienne que celle d'EPICA Dôme C. Aller au-delà de 800 000 ans, ce n'est pas juste pour un chiffre, ce n'est pas juste pour battre un record. Au-delà de 800 000 ans, on sait que le climat terrestre réagissait d'une manière différente à ce qu'il fait depuis 800 000 ans, par rapport au forçage d'insolation. Les battements du climat terrestre étaient typiquement de l'ordre de 40 000 ans, avant moins 800 000 ans, et maintenant, ils sont typiquement de l'ordre de 100 000 ans. On n'a pas aujourd'hui d'explication claire de ce changement de régime du système climatique terrestre, il y a environ 800 000 ans. Pour progresser, il faut notamment accéder à un enregistrement fiable de la quantité de gaz carbonique dans l'atmosphère au cours du temps. Nous sommes aujourd'hui, à l'échelle internationale via le projet IPICS, à la recherche d'un site Antarctique nous permettant d'accéder à de la glace plus ancienne que 800 000 ans. Vous avez sur cette carte quelques exemples de régions en violet où potentiellement, cette glace pourrait être trouvée. Notre objectif aujourd'hui est de construire un instrument qui nous permette d'aller voir sur site, en une seule saison, si effectivement on peut atteindre de la glace suffisamment ancienne. Il s'agit de développer une sonde analytique innovante qui va mesurer le signal climatique et les gaz à effet de serre directement dans la glace plutôt que de remonter une carotte à la surface. C'est un gros projet. Nous avons déposé une demande de financement aujourd'hui à l'European Research Council. On espère potentiellement le financer si le Centre de Carottage et Forage National est labellisé comme très grand équipement, et puis, sinon bien sûr, s'il y a des mécènes dans la salle qui souhaitent soutenir ce type d'activité, ils seront évidemment les bienvenus !!!

Merci pour votre attention.

Pr Edouard BARD

Merci Jérôme pour cette intervention à la fois superbe sur les résultats de l'année polaire internationale et en même temps, sur les aspects de prospective scientifique. Jérôme a bien rappelé que toute ces recherches se font sur le long terme et sont les fruits de collaborations internationales, la contribution française étant tout à fait conséquente.

Pour nous parler de l'océan et de la banquise, j'aimerais maintenant accueillir Jean-Claude Gascard, Directeur de recherche au CNRS, travaillant au Laboratoire d'Océanographie et du Climat à Paris.

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