F. DR YVES FRENOT, DIRECTEUR ADJOINT DE L'IPEV

Merci beaucoup. Monseigneur, M. le sénateur, M. le préfet, chers collègues, Mesdames et Messieurs, c'est un plaisir pour moi aujourd'hui d'essayer de tracer un descriptif de cette biodiversité antarctique et subantarctique et de décrire quelles sont les modifications qu'elle subit actuellement sous des pressions très diverses. Cette carte, que vous avez eu l'occasion de voir à plusieurs reprises au cours de ces deux journées, vous rappelle à nouveau que l'Antarctique est un vaste continent de 14 millions de kilomètres carrés entouré par un très vaste océan, l'océan Austral, qui joue un rôle considérable sur l'origine et la présence de la faune et la flore qui peuplent cette région. Ce continent, tel qu'il apparait sur ce diagramme emprunté à Frédérique Rémy, est recouvert à 98 % de glace, sur une très grande épaisseur. L'épaisseur moyenne de cette calotte est en effet de l'ordre de 2 000 mètres. Seulement 2 % de ce continent est libre de glace et c'est sur ces 2 % que se concentrent en majorité sa faune et la flore. Si l'on s'intéresse à nouveau à l'océan qui entoure l'Antarctique, vous voyez que j'ai fait figurer sur cette diapositive deux lignes bien marquées que l'on appelle respectivement la convergence subtropicale et le front polaire : ces deux discontinuités marines fondamentales vont, elles aussi, jouer un rôle dans la distribution de la faune et la flore, qu'elle soit marine ou terrestre. J'ai indiqué également ici un certain nombre d'îles qui sont distribuées entre ces deux discontinuités marines et qu'on appelle les îles subantarctiques, îles dont on a eu l'occasion d'entendre parler tout à l'heure, notamment par M. le préfet.

Alors, pourquoi ces discontinuités marines et pourquoi cet océan jouent-ils un rôle aussi important ? Tout d'abord, parce qu'il isole complètement ces îles et le continent. Le passage de Drake qui sépare l'Amérique du Sud et la péninsule antarctique s'est ouvert il y a entre 23 et 28 millions d'années. C'est uniquement à partir de cette période-là que le courant circumpolaire qui circule dans le sens des aiguilles d'une montre s'est mis en place et a contribué à isoler le continent. J'ai indiqué également que l'on retrouve des traces de vie importante, tels des fossiles d'arbres par exemple, sur le continent antarctique, et cela jusqu'il y a 8 ou 10 millions d'années. Après cela, il y a eu la période des glaces qui se sont installées en réduisant les possibilités de vie. Aujourd'hui, le front polaire constitue une barrière physique réelle pour la migration de la faune marine, mais aussi pour celle d'un certain nombre d'autres faunes ou flores vers les milieux terrestres situés plus au sud. Point important qu'il faut rappeler : la plupart de ces îles ont une origine entièrement volcanique ou océanique. Elles n'ont jamais eu de lien direct avec les continents et n'ont pas pu, a priori, conserver une trace de la vie qu'il y avait sur le continent antarctique autrefois. Deux mots sur le climat maintenant. Vous voyez que dans les îles subantarctiques, le climat est très océanique. Il ne fait jamais froid, jamais chaud. On peut dire que c'est un climat breton soutenu, très venté, très pluvieux, plus pluvieux que la Bretagne pour l'avoir testé. En revanche, si l'on va en Antarctique, le milieu devient beaucoup plus contraignant, avec des températures à l'intérieur du continent de l'ordre de -30°C en été et jusqu'à -80°C en hiver, ici sur la station Concordia. Sur la zone côtière ou sur la péninsule antarctique, les températures peuvent être positives quelques jours par an en été. D'une manière générale, le climat antarctique est très sec. Les précipitations y sont généralement sous forme de neige et très rarement sous forme de pluie, même si ces dernières années, des phénomènes pluvieux se produisent, que ce soit en Terre Adélie ou encore sur la péninsule antarctique comme nous avons pu le constater encore récemment. Hier, nous avons eu une question dans la salle sur les milieux extrêmes, quelle pouvait en être leur définition ? En fait, d'un point de vue biologique, on pourrait dire que les îles subantarctiques offrent des conditions limites pour le développement de la vie alors que le coeur du continent antarctique constitue réellement un milieu extrême.

En parlant de ce climat, comme cela a été souligné pendant ces deux jours, il évolue. Cette carte, que vous avez vue à plusieurs reprises, illustre effectivement que certains secteurs du continent antarctique se réchauffent très rapidement ces dernières années et en particulier, ici, la péninsule antarctique. Ceci est vrai également dans les îles subantarctiques. Cette figure illustre l'évolution des températures moyennes annuelles sur la base de Port-aux-Français enregistrées par Météo-France depuis que la station est ouverte (1951). Vous constatez qu'il y a eu une très forte augmentation des températures moyennes annuelles depuis le milieu des années 60 jusqu'au début des années 1980, de l'ordre de 1,3°C, puis une stabilisation à un niveau élevé de ces températures. Ce qui est peut-être est plus important encore que l'augmentation des températures pour la faune et la flore, c'est l'évolution de la disponibilité en eau. Vous voyez que ces dernières années sur Kerguelen, on a assisté à des phénomènes de sécheresse très importante, de déficits en eau en été, de déficits en neige en hiver qui ont conduit en particulier à un recul quasiment ininterrompu de l'ensemble des glaciers de l'archipel. Ces modifications climatiques récentes se traduisent également par l'assèchement de certaines zones humides ou le dépérissement de la végétation locale qui n'est pas habituée à ces phénomènes de sécheresse.

Une autre caractéristique de ces îles et de ce continent, c'est une histoire humaine très récente, à l'opposé de ce qu'on a vu en Arctique. Cette figure illustre les dates de découverte de ces différentes îles, à la fin du XVIII e siècle pour la plupart d'entre elles. Le continent antarctique pour sa part a été atteint par l'homme beaucoup plus récemment. Jules Dumont d'Urville, par exemple, n'est arrivé en Terre Adélie qu'en janvier 1840, c'est-à-dire, à l'échelle géologique ou même de l'histoire humaine, hier. Cette découverte a ensuite été suivie d'une activité relativement limitée, mais localement importante, notamment une activité économique liée à la chasse aux éléphants de mer et aux otaries dans le subantarctique qui s'est poursuivie jusqu'au milieu du XX e siècle. Ensuite, il y a eu la troisième année polaire internationale (1957-1958), on l'a déjà dit, qui a marqué un effort de recherche très important dans l'hémisphère sud, en Antarctique comme dans les îles subantarctiques. On a pu assister à cette époque à l'établissement d'un grand nombre d'observatoires, de stations météorologiques, de bases permanentes de recherche aussi bien sur le continent que sur les îles subantarctiques tout autour.

Si j'ai rappelé tout cela, c'est parce que l'ensemble de ces éléments, géographiques, physiques et humains, conditionne considérablement la biodiversité que l'on observe aujourd'hui dans cette région du monde. Le contexte géologique, océanographique, historique, est responsable d'un isolement très marqué. Les contraintes climatiques importantes imposent des conditions limites à extrêmes pour le développement de la vie, je l'ai dit. De cela découle une faible biodiversité, c'est-à-dire un faible nombre d'espèces présentes dans ces milieux. A titre d'exemple, seules 29 espèces de plantes à fleurs poussent à Kerguelen ; elles ne sont plus que 2 lorsqu'on passe en Antarctique même. Lorsqu'on va dans des milieux encore plus contraignants au coeur du continent, c'est-à-dire sur les nunataks au milieu de la glace, les plantes à fleurs ont complètement disparu et ce sont quelques rares organismes comme des mousses, des lichens, qui abondent sur les zones littorales, qui parviennent parfois à se maintenir..

Autre caractéristique de cette faune et de cette flore, c'est son adaptation à ces milieux fortement contraignants. Vous avez ici l'exemple d'une mouche. Pour les entomologistes, une mouche, c'est un diptère. C'est-à-dire que c'est un insecte qui a une paire d'ailes. Vous voyez sur cette photo que les ailes ont complètement disparu. C'est une adaptation très particulière à ces contraintes climatiques, mais aussi aux contraintes trophiques, c'est-à-dire aux difficultés que rencontre cette mouche pour trouver sa nourriture dans ces milieux. Ces contraintes ont agi sur la sélection naturelle et ont guidé l'évolution de cet insecte qui, aujourd'hui, constitue une espèce particulière. De telles espèces sont dites « endémiques », ce qui signifie que l'on ne les observe nulle part ailleurs au monde. Elles ont évolué localement sous la pression de leur environnement. On a également des exemples d'endémisme chez les plantes : ici, le Lyallia kerguelensis , une plante qui ne pousse qu'à Kerguelen. La faune et la flore se développant sur les nunataks antarctiques sont mal connues mais les micro-organismes présents sont vraisemblablement pour la plupart des éléments relictuels du continent de Gondwana.

Enfin, ce faible nombre d'espèces, ces adaptations et cet endémisme se combinent à ce qu'on appelle des chaînes trophiques simplifiées. Habituellement, les chaînes trophiques se résument très schématiquement aux relations entre production primaire, c'est-à-dire la végétation, herbivores qui mangent la végétation, carnivores qui mangent des herbivores, décomposeurs, qui se charge de transformer les cadavres et de les réintégrer au sol sous forme d'éléments nutritifs pour les plantes. Tous ces éléments appartiennent donc un cycle généralement bien rodé. Dans ces milieux insulaires et en Antarctique, les chaînes trophiques sont totalement déséquilibrées. On a bien un peu de végétation sur les zones côtières, mais très peu. On a peu d'herbivores stricts et pratiquement pas de prédateurs dans ces milieux-là ; on observe en revanche la dominance des décomposeurs qui décomposent quoi ? Le peu de matière organique végétale qu'il y a, mais surtout la matière organique animale qui provient d'un très grand nombre d'oiseaux et de mammifères marins. Avant de passer à la diapositive suivante, j'attire votre attention également sur un point important : il n'y a aucun vertébré terrestre dans ces milieux, que ce soit dans les milieux subantarctiques ou en Antarctique même. Les seuls vertébrés présents sont marins, et ne viennent à terre que le temps de leur reproduction. Cette vue illustre l'extrême richesse de la biodiversité en termes d'oiseaux et de mammifères marins avec ici une immense colonie de manchots royaux sur l'île aux Cochons, dans l'archipel Crozet, ou encore ici des pétrels, des albatros qui se reproduisent en bordure des îles subantarctiques.

Une faune on va dire très riche dans le milieu marin, mais finalement, une diversité spécifique réduite dans les milieux terrestres sont donc les caractéristiques de la biodiversité subantarctique et antarctique. Tout ça fait que ce sont des milieux que l'on dit simples. Les interactions entre un petit nombre d'espèces sont plus facilement qu'ailleurs interprétables par les scientifiques.

Si ces espèces sont parfaitement adaptées à leur environnement, elles sont aussi particulièrement fragiles et sensibles à toutes les perturbations de cet environnement. Aujourd'hui, trois pressions pèsent principalement sur cette biodiversité. Il s'agit tout d'abord des modifications climatiques, puis de l'introduction d'espèces étrangères, c'est-à-dire d'espèces qui viennent de régions plus tempérées, enfin de l'accroissement de la fréquentation humaine dans ces régions. Je prendrai quelques exemples pour illustrer ces trois pressions.

J'illustrerai l'impact des changements climatiques en m'appuyant sur les travaux réalisés par nos collègues du CNRS de Chizé sur les manchots royaux et leur distribution en mer lors de leurs voyages pour aller chercher de la nourriture. L'étude en question s'intéresse à une colonie des îles Crozet où les animaux descendent au sud de l'archipel pour aller se nourrir autour de ce fameux front polaire dont je vous ai parlé à l'instant. On peut suivre ces animaux grâce à des moyens satellitaires, balise Argos par exemple qui sont collés dans leur dos et qui permettent de suivre leurs déplacements. Voilà les résultats obtenus : certaines années, en particulier les années plus chaudes que la moyenne, on observe des anomalies de position du front polaire qui se situe très au sud de la colonie. Ainsi, en 1997 les manchots durent parcourir plus de 600 kilomètres pour aller sur le site de nourriture et autant pour revenir à la colonie nourrir les poussins. Par contraste, on peut citer l'année 1994, pendant laquelle le front polaire était proche de Crozet, à environ 300 kilomètres. C'est-à-dire qu'entre ces deux années, l'effort pour aller s'alimenter en mer et revenir à la colonie fut quatre fois plus important en 1997 que lors d'une année plus favorable comme 1994. Ces différences de dépense énergétique se traduisent par des différences du succès reproducteur des oiseaux. On peut constater qu'immédiatement après 1997, il y a eu - le mot effondrement serait peut-être très fort - une très forte décroissance du nombre de couples reproducteurs dans cette fameuse colonie à Crozet. Ceci est un exemple de l'impact du changement climatique et de la localisation de ce front polaire, lieu d'alimentation des oiseaux sur le succès reproducteur et donc la dynamique des populations de ces animaux.

On peut évoquer d'autres exemples. Ici, le cas du manchot Empereur en Terre Adélie qui, au milieu des années 1970, a subi une diminution très importante de ses effectifs, probablement liée là encore à une succession d'années chaudes défavorables qui ont conduit à un retrait important de la banquise en hiver et à un manque de nourriture pour ces animaux ; la population actuelle demeure stable et n'est jamais revenue à l'état qu'elle avait dans les années 50 et 60. A l'inverse, le manchot Adélie voit la taille de ses populations croître, du moins en Terre Adélie. Mais comme vous l'avez vu tout à l'heure dans l'exposé de Françoise Gaill, ceci est à relativiser à l'échelle du continent antarctique car sur la péninsule, là où le réchauffement est le plus important, on constate que les populations de manchots Adélie sont au contraire fragilisées et diminuent en taille.

Ensuite, deuxième pression affectant la biodiversité antarctique : les espèces introduites. J'ai indiqué sur cette carte le nombre de plantes introduites dans cette région. Elles sont nombreuses sur les îles subantarctiques, beaucoup moins sur la péninsule antarctique, où deux espèces sont toutefois présentes. Il est intéressant de noter qu'il y a un lien direct entre l'introduction de ces espèces et la fréquentation humaine. Vous avez sur cette figure le suivi du nombre de ces plantes introduites sur les îles Kerguelen ou Crozet. Les flèches indiquent la date de l'établissement des stations actuelles. A partir du moment où il y a une présence humaine permanente sur ces îles avec du transport de fret et de personnels, on a aussitôt une augmentation, une explosion même du nombre de ces espèces introduites.

On pourrait dire à peu près la même chose des insectes : nombreux sont les insectes introduits sur les îles subantarctiques, plus rares sont ceux qui commencent déjà à être introduits sur la péninsule. J'évoquais il y a un instant l'absence naturelle de vertébrés terrestres dans ces régions polaires sud. Mais certaines espèces y ont été introduites soit volontairement, soit accidentellement. Volontairement, c'est le cas des saumons ou des truites à Kerguelen, ou encore des moutons, des mouflons ou des chats. Egalement le cas du lapin qui a été introduit à la fin du XIX e siècle par les marins anglais sur ces îles. Accidentellement, c'est le cas du rat et de la souris, le lot commun de toutes les îles qui sont fréquentées par l'homme.

L'exemple du lapin permet d'illustrer mon propos sur les chaînes alimentaires. C'est une situation tout à fait anachronique que de trouver un lapin au milieu d'une colonie de manchots royaux. Dans les îles de l'archipel Kerguelen où il n'y a pas de lapins, la végétation est très luxuriante avec un nombre d'espèces réduit, certes - Je l'ai dit, 29 espèces maximums à Kerguelen - mais relativement diversifiées. Sur les îles où il y a du lapin, vous observez des paysages où pratiquement toutes les espèces locales ont disparu et où le couvert végétal se réduit à des prairies quasi mono spécifiques où seule une plante qu'on appelle l' Acaena magellanica subsiste à la pression du lapin. Lorsqu'un collègue du Muséum national d'histoire naturelle [Jean-Louis Chapuis] a tenté d'éradiquer le lapin de manière expérimentale sur quelques îles de l'archipel des Kerguelen, il souhaitait voir si l'on pouvait observer le rétablissement de la végétation d'origine, ou en tout cas la végétation que l'on observe aujourd'hui sur les îles sans lapin. Les résultats on été très étonnants : voilà l'allure d'une île en question où le lapin a été éradiqué, au début de l'expérimentation. Puis, je vous l'ai dit, les sécheresses actuelles sévissant, cette végétation a décliné elle-même de manière importante et aujourd'hui, elle a été remplacée par des espèces introduites et en particulier par du pissenlit, une espèce très banale. On est ainsi passé d'une communauté certes déjà très fragilisée par le lapin, mais qui était constituée par une espèce locale, à des communautés qui ne sont plus constituées que par des espèces introduites, cela en raison d'un contexte climatique défavorable aux espèces locales mais bénéfiques aux espèces originaires de régions plus tempérées.

Enfin, la dernière pression à laquelle je voudrais faire référence, c'est la pression humaine avec, dans certaines régions et en particulier sur la péninsule antarctique, le développement d'une activité touristique très importante. Voilà ici les chiffres fournis par l'Association internationales des Tour-opérateurs antarctiques (IAATO) du nombre de touristes ayant visité l'Antarctique chaque année jusqu'en 2006-2007 : en bleu le nombre de touristes qui étaient estimés à l'avance par les tours opérateurs et en rouge, le nombre de touristes qui ont effectivement visité ces régions-là. On constate que l'activité touristique a augmenté régulièrement depuis le début des années 1990 mais en 2006-2007, cette progression s'est brutalement accélérée, faisant un bon de 14 % par rapport à la saison précédente, avec plus de 37 000 touristes visitant la péninsule antarctique. A ces touristes-là, il faut rajouter les guides, les équipages des navires, les équipages des avions. Bref, c'est probablement aujourd'hui près de 50 000 touristes et personnels associés aux activités touristiques qui visitent chaque année le continent antarctique et en particulier la péninsule. Ce nombre est à mettre en regard de celui des chercheurs et logisticiens qui travaillent sur le continent en même temps, moins de 5 000 personnes : dix fois moins que de touristes. Cet afflux de visiteurs sur une région réduite de l'Antarctique déjà fragilisée par un réchauffement rapide constitue une véritable menace pour la biodiversité locale, notamment en raison du risque accru d'introduction d'espèces.

Un projet intitulé « Aliens in Antarctica » a été mis en oeuvre, dans le cadre de l'année polaire internationale, par une collègue de l'Australian Antarctic Division, le Dr Dana Bergstrom, avec notamment le concours d'une équipe française [Laboratoire ECOBIO CNRS-Université de Rennes 1]. L'objectif était d'estimer ce qui est réellement transporté par les visiteurs, qu'ils soient touristes, scientifiques, logisticiens, membres d'équipage, sur les navires et les avions se rendant en Antarctique ou dans les îles subantarctiques. L'étude a porté sur plus de 800 personnes, voyageant à bord de 21 bateaux et avions au cours de 55 voyages vers le « Grand Sud ». Les résultats très préliminaires montrent que 30 % des visiteurs transportaient des graines dans leurs poches, dans leurs sacs et je pense que c'est à peu près le pourcentage que l'on pourrait obtenir si l'on faisait la même étude parmi cette assemblée aujourd'hui. Sans le savoir, nous transportons tous dans nos poches des graines que nous sommes susceptibles de redéposer plus loin. Ces graines ont été identifiées, elles appartiennent à plus de 250 espèces. Les principaux vecteurs de ces transports sont les sacs à dos, les sacoches d'appareils photos, les chaussures. Les chercheurs ont toutefois fait une observation à laquelle on ne s'attendait pas  forcément : les touristes et les équipages des navires seraient finalement les moins vecteurs d'espèces de graines étrangères. Cela peut s'expliquer assez facilement avec le recul : les touristes ont généralement tendance, à l'occasion d'un voyage de ce type, à s'équiper de neuf. Ils arrivent avec des vêtements qui ne sont pas contaminés alors qu'à l'inverse, les scientifiques ou les logisticiens qui travaillent dans ces régions y retournent chaque année, certains allant même travailler en Arctique pendant l'été boréal, puis en Antarctique pendant l'été austral ; ils utilisent alors généralement les mêmes vêtements et bagages. Ils sont alors susceptibles, effectivement, d'être plus vecteurs que les autres de graines.

Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur un certain nombre de défis qui ressortent des études réalisées au cours de cette 4 ème année polaire internationale et qui peuvent donner des pistes à la fois pour la continuité des recherches, mais aussi peut-être pour que les décideurs, les responsables politiques puissent aussi prendre ces informations en considération et agir en conséquence.

Défi numéro 1 :

Le nombre de visiteurs en Antarctique va augmenter. C'est quelque chose d'évident. L'activité touristique est lancée. Il est extrêmement difficile aujourd'hui d'enrayer ce phénomène. Le nombre de navires visitant l'Antarctique va aussi augmenter. Je vous ai montré que l'introduction d'espèce est étroitement liée à la fréquentation humaine. Mais des événements beaucoup plus dramatiques peuvent découler de l'augmentation du trafic maritime. Ces dernières années, fort heureusement, les quelques accidents ou naufrages n'ont jamais fait de morts, mais leur nombre va croissant. Tous les passagers ont toujours pu être sauvés, mais en sera-t-il toujours ainsi, dans des mers où la navigation demeure difficile et où les centres de secours sont éloignés de plusieurs milliers de kilomètres ? Il faut donc oeuvrer réellement pour une régulation du tourisme en Antarctique.

Défi numéro 2 :

La combinaison du changement climatique dans ces régions et de l'augmentation des activités humaines accroît naturellement le risque d'introduction et d'établissement d'espèces non indigènes généralement originaires de régions plus tempérées. La plupart des plantes et des insectes ont un seuil de développement qui est généralement voisin de 2°C, c'est-à-dire proche des températures moyennes dans les îles subantarctiques. Il suffit donc d'une très faible augmentation des températures pour lever certains verrous à l'établissement des espèces. Une augmentation de quelques dixièmes de degrés dans ces régions a des conséquences considérables sur la biodiversité. A l'inverse, on peut penser qu'au coeur du continent antarctique où il fait - 30°C en été, quelques dixièmes d'augmentation n'auront probablement que peu d'effet sur l'environnement physique (la glace), et encore moins sur la biodiversité locale. De même, sous les tropiques, quelques dixièmes de degrés en plus auront peu d'impact sur le fonctionnement de ces écosystèmes et sur leur biodiversité. Le Subantarctique est donc une région charnière, qui préfigure ce qui pourra se passer plus au sud, en péninsule antarctique et sur les zones côtières du continent, dans les années à venir. Il est donc tout à fait important de mettre en place ou de soutenir le plus possible des observatoires de la biodiversité antarctique et subantarctique pour détecter au plus tôt la présence de nouvelles espèces.

Défi numéro 3 :

Les nouvelles espèces arrivant dans le subantarctique ou dans l'Antarctique vont fragiliser la faune et la flore locale. Comme Nigel Yoccoz l'a décrit en Arctique, nous allons observer un enrichissement de la biodiversité, en termes de nombre d'espèces présentes, mais cet enrichissement va se faire, bien sûr, au détriment de la faune et de la flore locale, mais surtout en favorisant des espèces dites banales, c'est-à-dire des espèces cosmopolites que l'on trouve partout dans le monde. On ne s'attend donc pas à une érosion de la biodiversité dans ces régions de hautes latitudes sud, mais à une banalisation de cette biodiversité. Nous risquons de rencontrer dans quelques années la même faune et la même flore en Antarctique que dans un square à Paris. J'exagère peut-être un petit peu, mais à peine. Là encore, le rôle des observatoires de cette biodiversité sera fondamental.

Défi numéro 4 :

L'éradication des espèces introduites marines est impossible à réaliser. L'éradication ou le contrôle des espèces introduites en milieu terrestre est souvent compliqué à mettre en oeuvre et souvent très coûteux. En revanche, l'élaboration de plans de gestion visant à minimiser les risques d'introduction de ces espèces est souvent beaucoup moins coûteuse et peut au moins retarder l'échéance de ces introductions. Il y a selon moi urgence à mettre en place un certain nombre de mesures pour prévenir ces introductions et cette banalisation de la biodiversité. Ces mesures commencent déjà à être mises en place sur les territoires gérés par la France grâce à l'impulsion donnée par M. le poréfet des TAAF et aux collaborations entre l'IPEV et les TAAF. C'est quelque chose qui est lancé, mais c'est quelque chose qu'il faut poursuivre et approfondir.

Défi numéro 5 :

Ce dernier défi est plus général. Le message sur la réalité des changements climatiques à l'échelle de la planète, on l'a bien vu pendant ces deux jours, est désormais passé auprès du grand public et des décideurs. Il y a eu de très gros efforts de faits pour cela par le GIEC et, en amont, par les communautés scientifiques travaillant sur le climat, sur l'atmosphère, sur les glaces et l'océan. Au risque de m'attirer quelques critiques, je dirais presque que c'était facile ! Ce que je veux dire par là, c'est que pour démontrer l'évolution du climat, on peut s'appuyer sur des éléments descriptifs objectifs. On peut enregistrer et restituer graphiquement des augmentations de température. Voilà quelque chose d'objectif que tout le monde peut comprendre. On dispose de reconstitutions climatiques et de courbes illustrant les fluctuations des concentrations de gaz à effet de serre. Vous avez vu ces jours ci cette courbe issue du programme EPICA. C'est quelque chose sur lequel on peut s'appuyer pour faire passer le message. On peut ainsi démontrer le rôle probable de l'homme dans ces évolutions. En Arctique, les peuples qui vivent là peuvent témoigner des conséquences du changement climatique actuel : le pergélisol fond, des infrastructures s'effondrent, des bâtiments se lézardent, des aéroports deviennent inutilisables. Tous ces éléments sont palpables. On pratique des évaluations des risques, comme cette carte qui illustre les portions du territoire français qui serait submergées par une élévation d'un mètre du niveau des mers. On dispose de modèles, qui fonctionnent plus ou moins bien, qui peuvent être améliorés, mais qui donnent quand même des indications, des tendances à moyen et long termes. En ce qui concerne la biodiversité, toute la démonstration reste à faire et le message est loin d'être passé. Il faut aujourd'hui que la communauté scientifique concernée se mobilise et fasse aussi bien que ce qu'ont pu faire celles impliquées dans le climat. C'est pour cela qu'il est vraiment très important à mon sens de poursuivre et de renforcer l'information auprès du grand public, des décideurs, des hommes politiques sur la nécessité qu'il y a de protéger la biodiversité, et d'oeuvrer pour cela non seulement dans les régions polaires, mais à l'échelle de la planète toute entière. Je vous remercie.

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