II. QUELLE POLITIQUE DE NUMÉRISATION POUR LE LIVRE SELON QU'IL EST LIBRE DE DROITS OU SOUS DROITS ?

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Nous allons maintenant débattre sur la politique de numérisation du livre, selon qu'il est libre de droits ou sous droits. Il est souhaitable que ceux qui sont déjà intervenus ne se livrent pas à un nouveau monologue, mais laissent d'abord la parole à ceux qui ne sont pas intervenus dans la première partie du débat, quitte ensuite à ce qu'entre les intervenants et la salle il puisse y avoir des prises de parole. Je voudrais, ça me paraîtrait peut-être logique, commencer par demander à M. Marc Tessier, président de la mission sur la numérisation du patrimoine écrit, de nous rappeler quelles sont les principales analyses auxquelles il s'est livré.

M. Marc TESSIER, président de la mission sur la numérisation du patrimoine écrit

J'ai écouté avec le plus grand intérêt la précédente table ronde. Effectivement, entre les travaux de notre commission, puisque c'est une commission qui n'est pas permanente, et ce débat d'aujourd'hui, il s'est passé bien des choses. D'ailleurs, M. Nicolas Georges l'a rappelé à juste titre.

Premièrement, maintenant tout le monde se pose la question de savoir quelle va être la taille et la rapidité de développement du marché numérique, à partir d'aujourd'hui, et beaucoup moins celle de son existence même. Maintenant tout le monde y croit. Il est là. Sans vouloir prendre parti sur la question du prix, qui n'était pas du ressort de notre mission, je dirais que cela dépendra largement du prix pratiqué. Je pense que si les prix sont effectivement très bas au mode qu'on a retenu pour la musique, on aura vendu beaucoup de tablettes, et on aura pris beaucoup de mauvaises habitudes. Si on pratique des prix très élevés, les tablettes se vendront moins, et le livre numérique aura une expansion moins forte. La question du prix est une question, si je peux me permettre de donner mon avis personnel, qu'il faut traiter maintenant au niveau des éditeurs, mais pas traiter dans trois ou quatre ans. Le marché se sera définitivement structuré sur une base donnée. Les gens de la musique, et moi-même - je dirige une société dans le domaine de la vidéo - je peux vous dire que le marché est quasiment structuré sur le plan du prix. Ça sera ma première observation.

Deuxièmement, l'arrivée de ces tablettes, qui apparemment font beaucoup de bruit, à défaut d'être encore vendues massivement, on va voir si elles ont un grand succès, va évidemment avoir un impact sur la politique que l'on doit avoir dans le domaine de la numérisation du patrimoine écrit.

De manière plus optimiste, on s'est rendu compte au fond qu'il n'y a pas eu la logique de la puissance irrépressible. Depuis cette date, en quelques mois, on a vu des autorités judiciaires imposer des inflexions au cours des choses. On a vu des grands éditeurs négocier avec des grands opérateurs de plates-formes, et obtenir ce qu'ils souhaitaient le plus, c'est-à-dire la maîtrise de leur propre prix, sur un autre marché que le nôtre. Ceci est un point extrêmement important. On a vu également un juge américain, dont on pensait qu'il allait rendre une décision extrêmement rapide et définitive, reporter sa décision, de toute évidence, et prendre en considération les arguments d'un certain nombre d'opposants à cet accord, dont les pouvoirs publics du pays en question, en tout cas. Je pense que c'est très important, car ceci nous conduit à penser qu'on a encore la maîtrise dans ce domaine, et qu'il ne faut pas croire qu'il y a une logique économique imposée par quelques groupes, que cette logique serait uniforme, homogène et irrépressible. Je le dis car évidemment cela a un grand impact sur la politique qu'on peut suivre dans ce domaine.

Le troisième point qui était important était la confirmation des décisions du président de la République sur l'engagement d'une politique nationale et son financement.

Ce bref rappel fait, je voudrais dire également que dans cette affaire de la numérisation, on oublie trop souvent - et j'espère que notre rapport l'aura largement, du point de vue pédagogique, démenti - que nous avons un écosystème national assez développé et assez sophistiqué. Il résulte de décisions prises d'assez longue date, qui font qu'on aborde cette question de la numérisation avec une assez bonne connaissance et des capacités d'intervention, qui ne sont peut-être pas totalement au niveau et à l'échelle de l'ambition finale, mais qui sont déjà assez significatives. Ce n'est pas le cas des autres pays qui nous entourent. Ça pose d'ailleurs un redoutable problème dans le développement de la politique européenne. Notre rapport a ouvert quelques pistes dans ce domaine. Mon voisin pourra dire ce qu'il en pense. C'est fondamental. Nous avons proposé que certaines grandes bibliothèques partenaires dans d'autres pays européens puissent utiliser avec nous le savoir-faire qu'on a déjà acquis, le valoriser, et en faire un instrument d'action. Je pense que c'est un point qu'il faut souligner, d'autant qu'il y a autour de cette table de nombreuses personnalités du secteur public comme privé, qui peuvent en témoigner. C'est un point essentiel. Nous avons aujourd'hui une capacité de prévoir, d'anticiper, de traiter, si on veut bien mettre maintenant l'accélérateur sur une politique qui a déjà connu des développements significatifs, mais qui peut aller encore beaucoup plus vite.

De plus, hier et aujourd'hui - je crois comme tous les intervenants - la logique de numérisation de masse est une logique inévitable. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a qu'une seule forme de numérisation, qu'il n'y a qu'une seule forme d'indexation, et qu'il n'y a qu'une seule forme opératoire. Il y a déjà, dans le monde universitaire, d'autres formes opératoires, d'autres modes de travail. Il faut les encourager. Ceci concerne tous les domaines de la connaissance. Ça concernera également, j'imagine, le livre scolaire et universitaire. Tout cela est important mais on ne peut pas s'en contenter. On doit entrer dans une logique de masse. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il est aujourd'hui possible, et il sera possible à partir de ces tablettes, avec des instruments disponibles, d'accéder de manière extrêmement rapide au corpus littéraire qui est une grande force du patrimoine français, sur lequel on doit s'appuyer, pour que notre rayonnement culturel se maintienne non seulement en France mais aussi à l'étranger. Je pense que c'est très important. Au cours de nos travaux - certains membres de la commission sont autour de la table - je disais toujours : « C'est quand même dommage que pour un étudiant philippin, Stendhal, dont il n'aurait que la version anglaise, soit un auteur anglo-saxon ». On voit tout de suite que ce n'est pas possible. Ce n'est pas le cas, je vous rassure d'ailleurs tout de suite. Sur Google Books, comme ailleurs, on l'a dans une version française, mais c'est fondamental qu'ils sachent que nous avons une forte présence et que nos ouvrages soient présents non seulement dans la plate-forme dont je vous parlais, mais sur l'ensemble des plates formes, et soient accessibles aussi simplement et rapidement que possible, en particulier pour les ouvrages qui ne sont plus sous droits.

Enfin, nous pensons que la France a un poids culturel important, et qu'elle a les moyens de développer une alternative qui lui soit propre, par une plate-forme consultable par les francophones du monde entier. En effet, - ne nous y trompons pas - nous avons deux manières de rentrer dans le web pour schématiser. On rentre par un moteur de recherche, ou on rentre en allant chercher le site dont on a eu connaissance. Les francophones iront sur des sites francophones. Ils les repéreront. Ils n'utiliseront pas que les moteurs de recherche pour faire une recherche sur Stendhal. Ils iront peut-être sur un site. Encore faut-il que nos sites soient à la fois exhaustifs, aussi larges que possibles, accessibles, et indexables par les différents moteurs de recherche sans exclusivité. C'était la proposition de notre rapport. On propose une solution. Il y en a mille autres, bien entendu, mais cet axe-là doit être important. Il faut qu'on joue collectif et que le patrimoine joue collectif, c'est-à-dire qu'il faut qu'on ait les oeuvres orphelines, les oeuvres épuisées, les oeuvres du patrimoine accessibles par le même geste. C'est un point important sur lequel se jouera la crédibilité du financement public. Si l'État doit mettre beaucoup d'argent dans cette affaire, il est légitime qu'il demande aux acteurs de ne pas jouer séparés, mais de jouer collectif et de financer de multiples initiatives.

Une dernière question fondamentale est de savoir quel rapport nous devons avoir avec les grands groupes économiques et privés du secteur. De mon point de vue, c'est une question qui dépend du choix qu'on a fait sur la question précédente. Si on a soi-même une politique qui existe et qui va jusqu'au contact avec le public qui existe, alors tout est négociable, parce qu'on négocie à parité. Ensuite, on va avoir plusieurs principes de négociation.

En conclusion, je lance un appel à toutes les grandes institutions françaises, de ne pas jouer individuel, de jouer collectif. En effet, c'est comme ça qu'on se dotera des moyens de négocier avec les partenaires, qui sont légitimes, puisqu'ils existent, qui sont légitimes puisqu'ils sont consultés. Ils ne sont pas forcément légitimes en tout, et ne doivent pas nous dicter et dicter à tout le monde la politique économique, financière et culturelle que nous pouvons aujourd'hui ambitionner, au moins pour le patrimoine français.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Marc Tessier. On va débattre, on est là pour ça les uns et les autres. Je crois que votre appel à jouer collectif a été entendu par tous ceux qui sont ici, en tout cas par les membres de la commission. Je voudrais peut-être que nous ayons un éclairage européen. Ce problème n'est pas seulement français. Nous avons les uns et les autres en commun l'idée d'une Europe diverse, multiculturelle, multilingue. Ça passe bien par les débats que nous avons ici. Que pense la Commission européenne ? M. Yvo Volman, chef d'unité adjoint de la direction générale de la société de l'information et des médias de la Commission européenne, nous vous écoutons attentivement.

M. Yvo VOLMAN, chef d'unité adjoint de la direction générale Société de l'information et médias de la Commission européenne

Je travaille donc à la Commission européenne, où je coordonne l'initiative bibliothèque numérique. Dans mon intervention, je veux aborder trois thèmes : tout d'abord, le développement d'Europeana, en tant que véritable bibliothèque européenne en ligne ; deuxièmement, le financement de la numérisation en Europe ; troisièmement, la numérisation des oeuvres sous droits, ce qui est très important.

Europeana a été lancée à la fin de 2008 en prototype. A ce moment-là, elle donnait accès à deux millions d'objets numérisés, provenant d'archives et de musées européens. Entre-temps, ce nombre a atteint les sept millions d'objets. Il ne s'agit pas seulement de livres. D'ailleurs, Europeana est très riche, en ce moment, en livres du XVe siècle et du XVIe siècle. Il n'y a pas seulement des livres, mais aussi des manuscrits, des cartes anciennes, des photographies, des fragments audiovisuels, etc. Dans les prochaines années, le site devra se développer. Il devra améliorer ses fonctionnalités interactives, la représentation des résultats, mais surtout, Europeana devra multiplier ses collections. Pour l'instant, 37 % des objets numérisés et consultables sur Europeana proviennent de France. L'Espagne est en deuxième place avec 13 %. Cela ne veut pas dire que tout ce qui est intéressant du point de vue français provient essentiellement des collections françaises. Qui, par exemple, s'attendrait à trouver des dizaines de pages manuscrites par Napoléon Bonaparte, dans une bibliothèque locale en Pologne ? Moi, je ne m'y attendais pas, et c'est pourtant possible grâce à Europeana.

Le développement d'Europeana est fortement soutenu par les ministres de la culture et le Parlement européen. Mais qu'est-ce que cela veut dire concrètement ? Ce support se traduit-il en financement accru pour la numérisation ? Ce n'est pas vrai partout. Dans certains pays, à cause de la crise financière, il y a même une tendance à limiter le financement de la numérisation en ce moment. Dans d'autres pays comme la France, qui considère à juste titre la numérisation comme un investissement dans le futur, il y a des budgets accrus. Il faut bien dire que la France est unique en Europe pour l'ampleur de son action. La numérisation du patrimoine culturel européen est une tâche énorme. Des partenariats public-privé pourraient et devraient être envisagés. Mais ce type de partenariat pose un certain nombre de défis sur le plan pratique et sur le plan intellectuel, par exemple la question de l'octroi de périodes d'exclusivité, l'accessibilité du matériel pour l'utilisateur, la conservation à long terme des fichiers numérisés. En pratique, beaucoup de bibliothèques en Europe ne savent pas comment se positionner devant ce type de questionnement. C'est dans cette circonstance que la Commission vient de créer un comité de sages, suivant une suggestion qui a été faite par le ministre français de la culture. Ce comité se penchera en particulier sur la meilleure façon de financer la numérisation en Europe, et bien sûr, il tiendra compte de tout le travail qui a été déjà fait au niveau national, avec le rapport Tessier, ainsi qu'au niveau européen.

J'en arrive au troisième point : la question de la numérisation des oeuvres sous droits. L'absence d'une vision claire sur la meilleure façon de numériser les oeuvres sous droits risque de créer un trou noir du XXe siècle sur Internet. Ce serait une situation dans laquelle tout le matériel d'avant 1900 serait accessible en ligne, et tout le XXe serait absent. Ce serait un véritable désastre. Pourquoi ? Pour de plus en plus de jeunes, ce qu'on ne trouve pas sur Internet n'existe simplement pas. Pour éviter cette situation, il faut d'abord trouver une solution pour les oeuvres orphelines, les oeuvres pour lesquelles il est impossible de trouver les ayants-droit. La Commission européenne est en train de préparer une proposition législative au niveau européen en la matière. Il y a aussi la question des oeuvres épuisées. Dans différents pays, il y a de nouveaux modèles à l'étude en vue de rendre les oeuvres plus accessibles sur Internet. Il y a deux modèles de base. Dans le premier modèle, ce sont les ayants-droit eux-mêmes qui numérisent et qui donnent l'accès payant aux oeuvres. Ces oeuvres peuvent également être trouvées à travers les portails publics, qui renvoient les utilisateurs aux sites éditeurs. C'est le cas du site Gallica ou de Enclave en Espagne. Il y a un autre modèle dans certains pays où les négociations sont en train de se faire, en particulier aux Pays-Bas et en Allemagne. Ce sont des négociations entre les bibliothèques et les ayants-droit pour l'octroi de licences. Ces licences permettraient aux bibliothèques de mettre les oeuvres en ligne. Dans ce modèle, les bibliothèques payent une certaine somme pour la licence, et donc se chargent de la numérisation et de rendre les livres accessibles en ligne. Ce modèle semble mieux s'appliquer aux fonds qui sont moins récents, des années 1930 et des années 1940. Cela dépend aussi du type de livres, bien sûr, même si en Norvège, un accord a été signé pour tous les livres publiés en Norvège pendant les années 1990. Au niveau européen, Europeana pourra combiner les deux modèles en renvoyant les utilisateurs aux sites éditeurs, et, en même temps, en accès direct aux oeuvres numérisées pour les bibliothèques sous licence.

Voici donc quelques-uns des grands défis pour la numérisation en Europe. Soyez assurés que la Commission européenne continuera à travailler énergiquement pour consolider Europeana et pour renforcer les politiques de numérisation en Europe.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci M. Yvo Volman. Vous nous avez dit que la Commission européenne allait travailler énergiquement. Nous souhaitons qu'il en soit ainsi. Il est vrai que c'est un simple témoignage. Quand Europeana a été lancée et créée, à l'époque, je présidais la commission de la culture à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Nous avions salué l'action d'Europeana, l'avions considérée comme un grand espoir. Nous avons le sentiment que les choses ont évolué moins vite que nous ne l'espérions, et qu'il faut effectivement que tous les pays européens aient leurs oeuvres sur Europeana. Soyez énergiques en effet. Soyez proactifs. Merci. Après cette vision européenne, nous allons peut-être interroger un organisme spécialisé. M. Jean-Pierre Gérault, vous êtes directeur du directoire d'I2S, groupe spécialisé dans la technologie de numérisation du patrimoine culturel. Est-ce que vous pourriez nous donner votre analyse ?

M. Jean-Pierre GÉRAULT, président du directoire d'I2S, groupe spécialisé dans la technologie de numérisation du patrimoine culturel

Merci, M. le président, de donner la parole à un industriel de la numérisation. En effet, I2S est une entreprise mondiale de scanners dédiés au monde du livre et des documents. Nous sommes donc impliqués dans tous les grands programmes de numérisation du monde.

A ce sujet, je voudrais peut-être commencer par remettre les choses en perspective.

Premièrement, nous sommes dans un paradigme de dématérialisation de l'écrit. Le livre y est confronté, comme tout un tas de médias aujourd'hui. Mais il faut savoir que la dématérialisation de l'écrit a commencé il y a longtemps, en particulier pour tout ce qui était les grands programmes de numérisation de masse des états civils et des états cadastraux. Ces grands programmes de numérisation de masse sont généralement tout au moins aussi importants, voire très supérieurs aux programmes de dématérialisation de livres. C'était juste pour établir une réalité, quand on parle des moyens industriels ou non. Bien évidemment, quand on regarde deux ou trois grands projets de numérisation, en Espagne, avec le projet de numérisation de l'état civil espagnol, c'est l'équivalent de 130 millions de pages en moins de deux ans ; Gazprom, industriel russe, qui a numérisé 1 100 de ses archives industrielles, c'est un programme de 180 millions de pages, qui a monopolisé une centaine de scanners. Le programme de numérisation des livres, soit une centaine de milliers de livres, c'est une vingtaine de scanners. Sur Gazprom, c'était 100 scanners. Il existe moult exemples. C'était pour vous dire que ces grands programmes de numérisation existent depuis longtemps, notamment pour tout ce qui est cadastral et lié à l'état civil, dans le monde entier.

Le deuxième paradigme qu'il faut comprendre est que le problème de la numérisation est un problème infrastructurel. En fait, la numérisation est une étape préalable, un petit peu comme la viabilisation d'un terrain. On viabilise un terrain avant de développer une politique d'urbanisme. On numérise un contenu, au sens très large, d'ailleurs, pour en définir ensuite une politique. Donc on est sur des problématiques non pas sémantiques, mais sur une problématique d'infrastructure. Ce sont des choix infrastructurels qui doivent être pris en compte.

Ça me permet de rejoindre le point du financement. Quand on parle de quelques dizaines ou de centaines de millions d'euros, c'est à la fois beaucoup et c'est très peu. Pour ramener au problème infrastructurel, 150 millions d'euros, pour numériser une partie du fonds de la Bibliothèque nationale de France, c'est quinze kilomètres de TGV. Ainsi, quand on parle de quatre milliards d'euros pour l'infrastructure des réseaux dans le grand emprunt, personne ne s'offusque ou déclenche des rapports. On parle de quatre milliards d'euros pour la mise en place de l'infrastructure des télécoms. Si on fait ce simple changement de paradigme, de considérer la numérisation comme une problématique infrastructurelle, donc de volonté politique, donc d'investissement, cela remet un petit peu en perspective les chiffres et les moyens.

Pour répondre à la question que vous posiez (« A-t-on les moyens objectifs ? »), je voudrais juste aborder à travers quatre points : avons-nous les moyens industriels ? Avons-nous les moyens technologiques ? Avons-nous les moyens financiers ? Avons-nous les moyens juridiques ?

Les moyens industriels existent. Il y a un écosystème. Il n'y a pas de grands groupes comme Google ou Apple, mais il y a un écosystème qui existe en France et dans le monde entier. Il travaille dans les très grands groupes, car les numérisations, notamment de masse, dont les documents administratifs, sont souvent opérées par de grands groupes internationaux, même s'ils utilisent les technologies d'I2S ou d'autres. Les moyens industriels existent donc. Ce serait un leurre de faire croire, et c'est un petit peu dommage depuis les débats qui se tiennent voici deux ans, qu'entre autres Google serait la seule entreprise capable de numériser. Bien évidemment, il en existe d'autres, tout à fait crédibles, que ce soit de grandes ou petites entreprises.

Avons-nous les moyens technologiques ? C'est une grande question. Bien évidemment, il existe des alternatives, et entre autres, je suis aussi le coordinateur de la plate-forme Polinium. Elle est un consortium qui regroupe des entreprises privées, et des laboratoires de recherche publics ou parapublics, pour développer des solutions qui permettraient notamment d'organiser cette notion, d'ailleurs très intéressante, que la recherche de biens culturels, même dans l'écrit, est une problématique de concurrence de temps et d'accès. Si on prend cette problématique et qu'on organise la recherche du contenu par rapport à une notion de concurrence de temps ou de loisirs, là aussi il y a un changement de paradigme intéressant à creuser.

Avons-nous en France les moyens financiers ? Bien évidemment, ça a été fait par le président de la République et le grand emprunt. Encore une fois, quelques centaines de millions d'euros, qu'il s'agisse des livres hors droits, de la littérature dite de zones grises ou d'oeuvres orphelines, tout est une question de volonté politique. Encore une fois, au niveau de la France et même au niveau de l'Europe, c'est une question de décisions. Compte tenu des enjeux, je rejoins tout à fait le sénateur M. Jack Ralite ou M. Jacques Toubon, il s'agit bien d'un enjeu stratégique et culturel, si nous ne voulons pas effectivement être des danseurs de flamenco, il faut se poser les questions de l'accès et de la diffusion de la culture au sens large, de l'écrit en particulier. Les moyens financiers, nous les avons. Il suffit en fait de le décider.

Il s'avère que dans les moyens juridiques, notamment dans le code des marchés publics, ou dans la politique de grand emprunt qui est en train de se définir, il y a des difficultés à organiser des partenariats public-privé. Si nous voulons numériser des livres hors droits et réaliser des modèles économiques qui permettent de rembourser ce grand emprunt, il faut bien évidemment mettre en place des modalités de partenariat privé-public qui ne sont pas en concordance avec le code des marchés publics. A cet effet, nous avons fait une proposition de modification de la loi, parce qu'il existe une solution. Je vous remettrai un document à la fin de la séance, M. le président. On peut utiliser ce qui est utilisé pour les organismes de radiodiffusion. Au chapitre 2, article 3, alinéa 4 du code des marchés publics, figure une disposition d'exclusion des marchés accords-cadres : « ont pour objet l'achat et le développement de la production ou de la coproduction de programmes destinés à la diffusion par des organismes de radiodiffusion ». Ce que je veux dire par là, c'est qu'on peut utiliser, gérer ce qui existe pour la radiodiffusion. En effet, nous sommes dans une modalité assez similaire, dans le monde du livre maintenant, que dans la partie culture radiodiffusée, pour créer des partenariats public-privé, qui puissent notamment répondre à la problématique de la numérisation des livres hors droits, pour pouvoir faire des remboursements sur le grand emprunt.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Jean-Pierre Gérault, pour ces précisions que chacun aura bien notées. C'était très clair. Je vais peut-être demander maintenant à M. Matthieu Neukirch, dirigeant d'Azentis, groupe spécialisé en informatique documentaire, de nous donner son éclairage.

M. Matthieu NEUKIRCH, dirigeant d'Azentis, groupe spécialisé en informatique documentaire

D'abord, je vous remercie, M. le président, de nous avoir conviés.

Azentis est un prestataire de numérisation. Nous agissons pour le compte de clients tiers, de bibliothèques, de musées, de collectivités, qui nous confient des documents à numériser. Nous n'avons aucune vocation à mettre en ligne ou à vendre de l'information. Nous séparons complètement la partie de notre activité, qui est de fournir des images pour le compte de nos clients, et nos clients se chargent de mettre en ligne ces images.

De plus en plus, aujourd'hui, nous fournissons les images des livres numérisés, mais nous fournissons aussi des métadonnées associées, nous fournissons des éléments pour valoriser le patrimoine. C'est ça l'enjeu qui est important à comprendre. Nous aidons des clients qui ont peu de connaissances techniques, ou nous travaillons à l'élaboration avec des clients qui ont beaucoup de connaissances techniques, pour valoriser leurs fonds et mettre en ligne les documents. Malgré tout, nous constatons que quelquefois, nous numérisons des oeuvres qui ont beaucoup de mal à aboutir quelque part. Il reste encore des oeuvres à numériser. C'est pour ça qu'il est peut-être intéressant d'activer, ou d'accélérer le processus, pour créer des partenariats, pour pouvoir diffuser des oeuvres, mais là n'est pas notre rôle. Je ne voudrais pas aller dans un territoire qui n'est pas le nôtre, qui est, pour être clair et carré, sur une mission de numérisation.

Ce que je veux dire par rapport à notre rôle, c'est que ce que nous considérons important, c'est qu'on doit numériser de façon très qualitative des oeuvres. C'est pour ça que les prestataires comme la société Azentis sont choisis. Le marché existe. Il y a d'autres prestataires de qualité en France. La différenciation qu'on peut avoir par rapport à des acteurs étrangers, c'est que nous fournissons une numérisation de haute qualité, qui répond à des normes définies dans le cadre du projet Europeana, par la BnF. Le but est d'avoir des oeuvres qui sont complètes et fidèles. On pourra juste citer des exemples malencontreux, réalisés sur des projets internationaux, où des livres de géologie, de géographie, des livres techniques, ont été numérisés à 99 %. Tout le contenu était numérisé, mais il manquait toutes les planches techniques en fin de registre, parce qu'elles ont des formats dépliants, et ne peuvent pas être numérisées par des solutions standards. Il est important que les bibliothèques conservent le choix de ce qu'elles numérisent, conservent le choix technique de la numérisation ; si elles veulent numériser avec des partenaires, qu'elles conservent, et qu'elles puissent imposer le choix technique, pour ne pas aller vers des solutions qui rabaisseraient la qualité technique de la numérisation ; et que l'oeuvre soit complète et fidèle, et qu'il y ait une garantie de cela.

Ce dont on se rend compte, c'est que cela crée une mutation réelle des métiers. Pour nous, nous évoluons. Nous voyons que les bibliothèques et les gens qui ont des fonds importants doivent aussi faire évoluer leur infrastructure, former du personnel pour pouvoir mettre en ligne plus et plus vite. En résumé, nous intervenons comme un maillon dans la chaîne entre le public et le privé. Nous sommes une étape, et je pense que c'est une étape importante et intéressante, parce qu'on peut comparer des bibliothèques qui ont des scanners équivalents aux nôtres, mais nous remarquons que nous sommes plus performants techniquement, économiquement, et au niveau de la rapidité de numérisation. C'est un léger plaidoyer pour dire que c'est intéressant de travailler avec des prestataires qui sont neutres et qui valorisent le patrimoine, et après de laisser le choix aux directeurs, aux responsables de secteur, de la manière dont ils veulent les mettre en ligne. Je ne tiens pas spécifiquement à parler du livre récent, qu'il soit numérisé et mis en ligne, mais des fonds patrimoniaux, puisque c'est le coeur de notre sujet. Ce qu'on voit avec les fonds anciens, avec les livres patrimoniaux, c'est que ce qui est intéressant, c'est de parler quand même de livres étendus. Récemment, une cellule du CNRS, de la Cité des sciences, a mis en ligne les oeuvres d'Ampère. Avant, on pouvait difficilement feuilleter ces oeuvres et faire des études et des rapprochements. Maintenant, avec un travail scientifique pointu d'indexation, on peut arriver à mieux comprendre le fond de la pensée de l'auteur. Là, ce n'est pas simplement numériser, pas simplement indexer, mais c'est un travail complémentaire de recherche qui peut être fait sur l'oeuvre numérisée.

Enfin, je vois des personnes qui sont optimistes, qui sont dynamiques, qui apportent des choses nouvelles. C'est vrai que les propos qui m'ont intéressé ce matin, ce sont les gens qui cherchent non pas à être défensifs, mais à être acteurs de demain. Étant un des plus jeunes parmi vous, je suis sensible à ce sujet, puisque je ne suis pas tout à fait de la génération numérique, mais je suis à cheval dans ce monde. Je vois que ce qui est intéressant, c'est de s'intéresser au passé, de bien faire sa promotion et de garder le contrôle de nos oeuvres, en même temps, de ne pas avoir peur du numérique, de plus en plus s'y intéresser et le développer pour que ça devienne un atout pour nous tous, et pas simplement pour certains. Je voudrais citer l'exemple de M. Joël de Rosnay, qui met en ligne ses oeuvres gratuitement, qui voit après les éditions en librairie augmenter parce qu'il y a eu une promotion sur Internet. On en a parlé. Il y a des blogs, des événements qui se développent. Je pense que les gens qui pensent dans ce sens-là intéressent le débat et apportent des choses nouvelles. Ce sont des propos qui datent, pour certains, de 1999. On voit qu'ils se réalisent aujourd'hui, donc je pense que ce sont des propos intéressants à regarder.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

La génération des sénateurs est rarement la génération du numérique. Ça ne veut pas dire que nous ne nous intéressons pas à ce qui est en train de se produire. Notre commission a eu une mission au Canada et aux États-Unis d'Amérique. Nous en rentrons, avec quelques péripéties, comme d'autres. Nous avons rencontré la réalité du livre numérique là-bas. J'ai été frappé de me retrouver dans un avion entre Vancouver et Seattle, où je lisais un livre papier. Je venais d'achever votre livre, M. Bruno Racine. J'ai constaté que j'étais le seul à avoir encore en main un livre papier. Les autres étaient sur des versions beaucoup plus modernes. Je crois que c'est quand même un signe, et qu'il faut l'avoir à l'esprit. Nous sommes évidemment allés voir l'I-pad, dans des boutiques Apple. Il y avait beaucoup de monde, et manifestement, ce nouvel instrument attirait. On peut donc penser qu'il attirera aussi chez nous. Ce qui compte, c'est qu'un nouveau public puisse s'intéresser au livre sous toutes ses variétés. A cette occasion, et si nous faisons une table ronde, et si nous consacrons beaucoup de temps à ces tables rondes, c'est bien parce que nous sommes convaincus de l'importance de ce débat. C'est une petite irruption de ma part dans le débat.

M. Matthieu NEUKIRCH, dirigeant d'Azentis, groupe spécialisé en informatique documentaire

Je suis ravi qu'il y ait ce débat. Ce sont vraiment des choses très importantes. Cependant, c'est très difficile de suivre ce qui se passe sur Internet. Même en étant très proche de la génération numérique, je me retrouve quelquefois loin des réalités. Je ne parle pas des financements, de l'économie et du prix du livre, mais rien que de voir et de sentir ce qui se passe sur Internet, on voit qu'on peut très vite être déconnecté. C'est très bien que d'autres institutions s'intéressent en profondeur à ces questions et apportent des éléments de réflexion et de réponse. Pour autant, les réponses ne sont pas évidentes. Même si on imagine de nouvelles lois et de nouveaux éléments à mettre en place, il est difficile de savoir ce qu'exactement sera demain. C'est bien de réfléchir.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci. C'est ce que nous faisons. Je vais tout de suite donner la parole à M. Michel Fauchié, président de l'Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque. Après, nous donnerons la parole à deux grands acteurs du monde des bibliothèques.

M. Michel FAUCHIÉ, président de l'Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque (ADDNB)

Je représente ici l'inter association de l'interprofession des archivistes, bibliothécaires et centres de documentation, qui se sont réunis sous cette égide IABD, sous forme de 17 associations réunies en fédération. Elles interviennent depuis plus de cinq ans dans les débats qui nous agitent. Dire que les phénomènes et processus de numérisation sont au service des valeurs que portent votre assemblée et tous les professionnels est une sorte de tautologie. Nous sommes très attachés à la notion de service public et à la notion de respect des droits. Aujourd'hui, ces établissements publics et de collectivités sont devenus des repères d'accès, ils ont pris leur place dans ce qu'on pourrait appeler la chaîne du livre. La notion même de médiation est partagée avec ces acteurs, notamment avec les libraires.

Premièrement, il n'y a pas de numérisation sans médiation, ce qu'Internet nous révèle aujourd'hui de plus en plus clairement, autour de ce que nous appelons le Web 2.0, mais déjà assez vite par le Web puissance 2, où sont mis en relation intelligente usagers de service public et acteurs de la connaissance et de l'accès au savoir. Cette médiation est de ce fait quasi constitutionnelle.

En termes de recherche de solutions équilibrées, nous avons commencé avec la DADVSI un certain nombre de transpositions européennes, directives de droits d'auteurs et de droits voisins. Nous avons plaidé avec un certain nombre d'acteurs autour de cette table pour des amendements qui respectent les droits tout en accordant un accès raisonnable. La demande a été réitérée lors de la loi Hadopi, pour obtenir la consultation sur place. Nous sommes présents de manière permanente et insistante auprès de vous à propos des oeuvres orphelines, par exemple, du grand emprunt. Nous plaidons toujours et encore pour une reconnaissance de l'accès public. Parfois, nous avons des alertes oranges ou rouges, par exemple vis-à-vis du traité Acta, dont nous ne partageons pas tous les termes.

Nous avons aussi nos propres relais vers les instances européennes. Je pense à notre confédération de bibliothèques, via l'IFLA (International federation of library associations), où nous étudions ensemble, de notre côté de la chaîne, en quelque sorte, les harmonisations les plus souhaitables. En participant à la définition des droits de chacun, dont les nôtres, et les usagers, qui sont quelques millions à fréquenter les bibliothèques, qu'apportons-nous au débat en termes de contributions ? Que sollicitons-nous en termes d'avis ? Qu'avançons-nous comme hypothèses ? S'il fallait parler de Térence, aujourd'hui, on pourrait dire que rien de ce qui est numérique ne nous est étranger. Nos avis vont donc se ranger en deux catégories : d'une part, les domaines où nous pouvons et devons exprimer les pistes de recommandations, d'autre part, les suggestions et les analyses concernant l'ensemble des acteurs du numérique.

La question est aujourd'hui : de quoi la bibliothèque numérique est-elle le nom aujourd'hui ? On pourrait dire que l'expression de la bibliothèque augmentée serait plus représentative actuellement de ce questionnement, tant le terme « numérique » est un peu accolé à « numérisation ». Nous sommes donc présents sur deux fronts : celui de la conservation dynamique du patrimoine, mais aussi celui de sa mise à disposition. C'est ainsi que nous pourrions avancer le terme de cette hypothèse : la numérisation du patrimoine, dont nos établissements sont en partie détenteurs, est désormais indissociable de sa valorisation. Ainsi, les engouements qu'on a pu connaître pour un moteur de recherche parce que sa visibilité de référencement était importante, pourraient faire croire qu'elle tient lieu de seule stratégie. D'autres modèles existent : des modèles locaux, des modèles régionaux par exemple. D'autres plates-formes se créent. Nous en avons parlé tout à l'heure très rapidement avec Polinium. Elles tirent profit avec agilité et intelligence des réseaux sociaux, des nouvelles applications technologiques, et n'oublient pas les supports de plus en plus répandus, les tablettes, les téléphones mobiles et les ordinateurs. Ce sont ces modèles qui doivent nous permettre un très large accès public. La notion même de Web 2.0 exclut tout modèle unique ou pyramidal. Des projets de numérisation se rencontrent sur le Web. C'est chez lui que s'effectuera la connexion intelligente entre toutes les sources, des plus modestes aux plus prestigieuses. Il y a là donc un chantier considérable d'assemblage au-delà des réservoirs et des entrepôts. C'est ainsi d'intérêt public de concevoir une numérisation coordonnée et raisonnée au niveau national associant l'État, les collectivités, et favorisant les partenariats public-privé.

Les documents numériques sous droits, exprimés en termes de livres numériques, doivent être mis à disposition dans les établissements de prêt et de consultation. Si les revues, que nous appelons entre nous les périodiques, ont trouvé un modèle économique, imparfait à bien des égards, les livres sont loin d'être rendus disponibles. Le service d'accès aux livres numériques reste encore à mettre en place, non sans préalables. Vous avez évoqué ici les débats qui se font jour, autour du taux de TVA, du prix, et un autre débat qui portera sur le mode du droit de prêt et de consultation. Nous y réfléchissons et nous sommes prêts à partager nos approches, en recherchant constamment l'équilibre entre un accès large et une juste rémunération. Déjà, des prestataires lancent des offres limitées par le barrage des multiples plates-formes qui compartimentent les livres numériques en autant de livres-réservoirs, alors que l'expertise développée par les établissements de lecture publique garantit au meilleur niveau le respect des droits. Tel devrait être le sens de la mise en place de l'essence nationale, tout comme la possibilité pour toute bibliothèque d'acquérir un ouvrage numérique assorti de droits adaptés et de le rendre disponible à ses usagers et abonnés.

Les bibliothèques, les centres d'archives et de documentation sont les acteurs naturels et majeurs du mouvement de numérisation. Experts en médiation, les professionnels veillent avec les pouvoirs publics à l'accès le plus large à la connaissance. Ils font part de leurs préconisations, ils évaluent les avancées et préparent l'avenir en expérimentant. La reconnaissance dynamique de ces établissements est partie intégrante du processus. Au contact quotidien de millions d'usagers, qui pratiquent Internet et les réseaux sociaux depuis leur téléphone et leurs tablettes, dans une bibliothèque ou à leur domicile, nous redisons toute l'urgence à avancer, et à tous l'urgence de participer à la définition d'une offre adaptée. Argent public pour services publics, argent public pour accès public, telle est par exemple notre position pour les oeuvres orphelines. De même savoirs communs, échanges de pratiques, services d'accès sont autant de chantiers qui sont à entreprendre. Les associations réunies au sein de l'IABD mettent aujourd'hui la main à un Livre blanc du numérique, pour réunir l'ensemble de leur réflexion. Elles vont du livre à l'image, en passant par la base de données, les jeux vidéo ou encore les archives sonores. Au moment où semble vaciller, Messieurs les sénateurs, le maintien des compétences dans certaines collectivités territoriales, il serait quand même hors de propos d'imaginer que le numérique remplacera le physique. Complément, supplément, suppléant, le numérique s'appuie, et s'appuiera sur des espaces sociaux et culturels experts en médiation. A la fois producteurs, facilitateurs et médiateurs, les bibliothèques, les centres d'archives et de documentation prennent place dans ce débat. L'avenir de la filière du livre à l'heure du numérique est peut-être celui dont nous dessinons les contours, ou bien peut-être celui que les lecteurs, par leurs usages, imposeront. Finalement, est-ce à nous de choisir ?

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Je vais maintenant donner la parole à deux grands acteurs de notre réflexion, que nous avons déjà entendus. Je ne leur demanderai pas de répéter les déclarations qu'ils ont déjà été amenés à faire devant la commission, mais à faire le point sur ce qui a pu évoluer depuis nos précédentes rencontres. Je donne la parole au président de la Bibliothèque nationale de France, M. Bruno Racine, et à M. Jean-Noël Jeanneney. Le président de la Bibliothèque nationale de France n'est pas seulement l'heureux acquéreur des manuscrits de Casanova, mais quelqu'un dont nous attendons qu'il nous définisse comment il va se positionner par rapport à la numérisation.

M. Bruno RACINE, président de la Bibliothèque nationale de France

Ce débat est passionnant et au coeur de l'actualité. Je ne vais pas redire ce que vous m'aviez déjà invité à exposer.

En guise de préambule, j'ai la conviction très forte que dans l'univers numérique, la masse est importante. Un impératif national majeur pour notre pays est l'avenir de sa langue et de sa culture, et d'être présent le plus rapidement possible et le plus massivement possible. C'est un impératif que je crois incontournable si nous voulons éviter d'être marginalisés ou relégués à une place secondaire. Bien entendu, comme cela vient d'être dit par M. Jean-Pierre Gérault, la numérisation est un processus industriel qui est aujourd'hui maîtrisé, qui peut poser des problèmes d'organisation, de financement. Cependant, en tant que processus industriel, il est maîtrisable. Il n'est que le soubassement ou l'infrastructure, le premier étage d'une stratégie numérique, qui en comporte d'autres, notamment la mise en ligne, la valorisation, le travail sur les contenus. Il est la première étape indispensable. De même qu'on ne peut pas lotir sans avoir fait de l'infrastructure, une véritable stratégie numérique ne pourra prendre son ampleur que si elle s'appuie sur un soubassement quantitatif majeur. Dans cette perspective, la Bibliothèque nationale de France a une position privilégiée, puisque sa mission fondamentale est d'être le dépositaire, aussi exhaustif que possible, de la production française.

Deuxièmement, la singularité de la position française en Europe et dans le monde est encore plus singulière qu'on le croit. J'insisterai sur ce point, dont nous tenons compte dans les développements récents. Elle était déjà singulière il y a un an, puisque la BnF en particulier bénéficiait de crédits sans équivalent par rapport à ceux de ses collègues européennes pour la numérisation. Nous sommes dans la phase finale d'un premier programme qui nous conduit à numériser environ 13 millions de pages chaque année, ce qui, par rapport aux rythmes précédents, était un changement d'échelle fondamental. M. Jean-Pierre Gérault a précisé qu'il y avait d'autres programmes, mais numériser des livres du XIXe siècle, c'est plus compliqué, plus exigeant que de numériser les archives de Gazprom. Je ne me prononce pas sur ce point, mais je pense que c'est techniquement plus complexe. C'est ce qui fait d'ailleurs que Gallica, bibliothèque numérique, a très largement franchi le cap des deux millions de documents. Ainsi, je crois qu'on peut dire que Gallica est le premier contributeur, le premier fournisseur de données d'Europeana, d'après vos calculs, en considérant naturellement que si on compte en unité, une photographie et un livre comptent pour un à chaque fois. Toutefois, je pense que nos livres pèsent beaucoup en pourcentage du contenu.

L'élément nouveau, c'est l'emprunt national, la loi de finances qui a été adoptée. Elle modifie un peu la présentation initiale, puisque l'enveloppe de 750 millions d'euros dont avait parlé le Président de la République n'est plus, à ma connaissance, réservée à la seule numérisation. Toutefois, nous espérons qu'elle y sera très largement consacrée. Dans ce contexte, la BnF a été désignée par le ministre de la culture comme l'un des grands agrégateurs nationaux, un des opérateurs qui vont travailler à la numérisation, non pas simplement de leur propre collection, mais à qui il est demandé aussi d'avoir une vision nationale des programmes de numérisation. Ceci s'appliquera aux livres imprimés, comme à des collections plus spécialisées, comme les manuscrits du Moyen Âge, par exemple. Le but de cette table ronde est véritablement le livre. Dans les programmes de numérisation que nous souhaitons mettre en oeuvre, le livre occupe une place importante, mais il y a l'imprimé en général, et devant le Sénat qui nous a aidés à numériser la presse, je voudrais souligner l'importance des programmes que nous souhaitons mettre en oeuvre pour numériser la presse, qui sont à la fois les collections les plus fragiles sur le plan physique et les plus demandées par les utilisateurs. Entre autres aspects, je pense aussi aux collections audiovisuelles de la bibliothèque, que nous souhaitons voir numérisées de manière exhaustive.

Je me concentrerai sur le livre et l'imprimé. Grâce aux perspectives du grand emprunt, car pour le moment, ce sont des perspectives, nous n'avons pas encore de certitudes quant aux financements qui nous seront alloués, nous allons pouvoir changer d'échelle indiscutablement pour la presse, où je pense que nous pourrons multiplier, par un facteur 10 au moins, les programmes de numérisation par rapport à l'existant. Pour le livre imprimé, nous pouvons viser une augmentation sensible, qui sera plutôt de l'ordre du doublement par rapport au rythme actuel que d'un facteur 10. Je le dis, parce que nous numériserons l'équivalent de 100 000 ouvrages par an. Nous pourrions certainement faire 200 000, mais pour des problèmes d'organisation, je crois qu'il faut savoir que la numérisation est un processus de long terme. On nous donnerait dix milliards d'un coup, il ne serait pas possible de les utiliser en un temps record.

Troisièmement, le grand emprunt nous lance un véritable défi. En effet, il nous oblige à inventer un nouveau modèle économique qui n'existe pas aujourd'hui, par rapport à ce que nous connaissons, nous Français, et la BnF en particulier, qui est une économie fondée sur la subvention, soit des subventions spécifiques, comme celles que nous accordait le Centre national du livre, soit ce que nous tirons de nos ressources propres, largement financées par la subvention, pour des programmes comme les manuscrits ou les images. Les premiers échanges que nous avons eus avec les responsables du commissariat général à l'investissement montrent que nous devons faire converger deux logiques, qui spontanément ne sont pas nécessairement réunies : la nôtre, une logique culturelle basée sur les contenus à valoriser, à mettre en ligne et à numériser et une logique économique, qui est l'esprit dominant de l'emprunt national, qui est la modernisation de l'économie, qui part beaucoup plus des acteurs économiques et industriels que des contenus. Pourquoi est-ce un défi ? Comme c'est un des thèmes de la table ronde, je distinguerai les oeuvres du patrimoine et du domaine public et les oeuvres protégées.

Pour ce qui concerne la numérisation des oeuvres du domaine public, soit il y a le modèle subventions que nous appliquons actuellement, soit deux types de modèles. Dans le modèle Google, Google prend en charge la numérisation d'un partenaire, rend les contenus accessibles mondialement et gratuitement, mais se rémunère dans un cadre économique plus global, fondé sur la publicité, et impose aux bibliothèques partenaires, dans le cadre d'accords contractuels, des restrictions d'usage, notamment d'exploitation commerciale. C'est un modèle éprouvé, qui concerne plusieurs dizaines de bibliothèques, dont certaines très importantes. Il y a d'autres acteurs, généralement anglo-saxons, eux aussi, qui sont plutôt issus du monde de l'université et des bibliothèques. Ils prennent en charge la numérisation, et se rémunèrent par un travail sur les contenus, en vendant par exemple des corpus aux universités, en faisant un travail supplémentaire, une valeur ajoutée, en imposant aux bibliothèques partenaires des restrictions beaucoup plus fortes que celles de Google, qui sont souvent de nature territoriale. L'Angleterre et le Danemark sont engagés dans cette voie, où, durant une période de dix à quinze ans, les contenus numériques ne sont accessibles librement que dans le pays considéré, et sont en accès payant sur le reste du monde.

Les trois modèles que je viens de citer, subvention, Google ou corpus payant, aucun n'entre dans les critères du grand emprunt. Ainsi, il va falloir, si on veut avancer, proposer des dossiers recevables à ce titre, inventer un modèle différent de ceux que je viens de citer.

Pour les oeuvres protégées, effectivement, la distinction canonique entre les oeuvres orphelines - pour lesquelles il faut trouver, par la loi ou autrement, un moyen de les annexer au domaine public, moyennant une indemnisation forfaitaire des sociétés de gestion de droits - les oeuvres épuisées et les oeuvres disponibles, suppose d'autres solutions. Pour les oeuvres épuisées, je crois que c'est légitimement la grande ambition de notre ministre d'avoir un très grand programme massif de numérisation de ces oeuvres. Cela suppose peut-être des dispositions législatives, cela suppose au minimum des accords contractuels avec les éditeurs, et les auteurs, qu'il ne faut pas oublier. Je pense que M. Alain Absire sera d'accord avec moi sur ce point. Le ministre a demandé aux éditeurs et à nous-mêmes de travailler jusqu'au mois de juillet pour faire des propositions en ce sens. Pour les oeuvres exploitées, les oeuvres disponibles, nous avons une expérience sur Gallica. Là encore, il y a plusieurs modèles possibles. Le premier a semblé pouvoir se mettre en place aux Etats-Unis d'Amérique dans le cadre du compromis négocié entre Google, des auteurs et des éditeurs. En effet, ce compromis a suscité beaucoup d'objections. Il a déjà été en partie réécrit. Il n'est toujours pas approuvé, et peut-être ne sera-t-il jamais approuvé. Nous avons l'expérience que nous avons mise en place il y a un an et demi avec les éditeurs sur Gallica. Gallica indexe le plein texte des ouvrages en question, les ouvrages protégés, les signale à l'utilisateur de Gallica. Mais si l'internaute veut les lire, il est redirigé vers la plate-forme de l'éditeur. C'est un système qui fonctionne, qui est économique, à tout point de vue d'ailleurs, et qui pourrait être développé. Puis, au niveau européen, d'autres tentatives, ou dispositifs, se mettent en place. Je viens de parler du Danemark. Le Parlement du Danemark vient d'adopter une loi qui autorise la numérisation jusqu'aux années 90 probablement. La numérisation serait confiée à Google. C'est encore un modèle hybride. Mais le Danemark, comme la Grande-Bretagne, conclut des accords pour certaines catégories de livres, avec une société américaine qui s'appelle Proquest ou Gale, qui prévoient des accès limités. Nous avons un véritable défi, pour nous, Français. Il est, à partir des perspectives ouvertes par l'emprunt national, de mettre au point avec différents partenaires des modèles économiques, qui respectent notre logique culturelle, la prédominance des contenus, qui soit aussi, puisque cela nous est demandé, une contribution à la modernisation de l'économie. J'ai eu un entretien, à la bibliothèque, avec M. Jean-Pierre Gérault, pour dire qu'à ce stade exploratoire, toutes les options sont ouvertes. Je crois qu'il faut qu'elles soient ouvertes. Comme l'a dit M. Marc Tessier, puisqu'il s'agit d'inventer un nouveau modèle, conforme à nos exigences et à nos principes, nous ne devons à ce stade exclure aucune piste.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

M. Jean-Noël Jeanneney, quelles sont vos réflexions à ce stade des évolutions, qui sont très rapides ?

M. Jean-Noël JEANNENEY, ancien président de la Bibliothèque nationale de France

Selon votre souhait, je ne reviendrai pas sur les grandes lignes d'un combat que j'ai été amené à mener avec d'autres et que j'ai eu l'occasion d'expliciter devant votre commission voici quelques mois. Cette commission m'a accueilli avec une chaleur et un intérêt auxquels ma mémoire reste très sensible, avec beaucoup de gratitude. A propos de ce combat, où j'ai cru devoir à nouveau m'engager, à ma surprise, l'été dernier, je souhaite passer le relais à d'autres. J'ai suffisamment résumé les ressorts de ce qui m'a animé. A d'autres, j'ai même imprimé les épisodes et les développements de cette grande affaire. Je vais donc m'en tenir, selon votre voeu, aux deux ou trois questions que vous posez dans la note que vous avez bien voulu nous adresser.

En introduction, il me semble que la France doit considérer dans ce domaine comme dans d'autres qu'il lui revient d'indiquer des chemins, d'être exemplaire, comme disait de Gaulle. C'est peut-être excessif. Naturellement, nous devons nous méfier de l'arrogance, mais nous devons aussi nous méfier d'un excès de modestie, au moment où notre rayonnement culturel autour de la planète pose autant de questions - que vous connaissez bien, dans cette commission - il me semble que cela ne doit jamais s'éloigner de notre esprit. Il y a une singularité française. Nous avons constamment, Mesdames et Messieurs les sénateurs, conservé en tête, que lorsque nous définissons un chemin, lorsque nous rassemblons les moyens de le parcourir, beaucoup de gens nous regardent. J'ai eu, comme d'autres, l'occasion de le mesurer depuis cinq ans, tout autour de la planète. Cela doit à la fois nous obliger et nous inciter à considérer que les décisions que nous prenons dans notre écosystème, comme dit M. Marc Tessier, dont le rapport nous a éclairés si précieusement - l'écosystème français - on peut parler d'idiosyncrasie, je crois que chacun choisit son vocabulaire, on est plus ou moins technocrate. L'essentiel est de rappeler cela. Après tout, la France de l'humanisme a joué un rôle essentiel dans la diffusion de l'imprimerie et du savoir. La France du XIXe a joué - là elle n'avait pas du tout l'inquiétude de paraître arrogante - un rôle essentiel dans la définition des droits d'auteur, à la fois en termes matériels et en termes moraux, dans notre pays. Cela a rayonné dans le monde entier avec les conventions internationales qui ont été prises. Par conséquent, notre combat pour une diversité culturelle doit être conçu par nous comme n'étant pas exclusivement hexagonal. D'ailleurs, les nouvelles technologies nous rappelleraient assez brutalement que ce serait fou d'être tenté par cela. Je ne pense pas seulement au fait que nous devons nous accommoder d'une mondialisation technologique. Nous devons penser aussi que nous pouvons parler haut et fort, et que cela ne sera pas sans importance, un peu partout, pas seulement au Japon, où j'étais en septembre. J'y ai constaté avec satisfaction à quel point on regardait vers nous et à quel point on a trouvé chez nous des inspirations, pour décider sans emprunt d'État que l'on consacrerait 90 millions d'euros pour numériser très promptement un million d'ouvrages.

Je concentrerai ma réflexion sur les deux interrogations que vous nous proposez. La première est celle de savoir si nous avons les moyens. Je pourrai être d'autant plus bref que M. Jean-Pierre Gérault a déjà dit beaucoup de choses à ce propos, et je le rejoins très largement. La seconde est de savoir comment, de façon originale, organiser les relations entre l'État et le secteur privé.

Avons-nous les moyens ? Je crois qu'en termes financiers, vous avez eu raison de dire, Monsieur, que cela est évident. Je ne jouerai pas à comparer avec les autres dépenses. Chacun peut choisir ses points de comparaison. Ce qu'il faut néanmoins remarquer, peut-être avec plus de force encore, c'est que même en termes budgétaires, l'argent qui sera dépensé là sera un argent qui sera destiné à fructifier également avec des retours d'investissement. J'hésite toujours à parler de manière aussi brutale dans les domaines culturels, mais cela est vrai. Si notre culture rayonne grâce à cela davantage, nous savons bien que cela aura des effets positifs, y compris sur notre balance des paiements. J'emploie cette expression au nom d'une responsabilité que j'ai eu à assumer voici maintenant deux décennies. En termes industriels et technologiques, nous sommes bien sûr tout à fait capables en France et en Europe de répondre à cette nécessité, à cet appel. Je dirai en plus quelque chose que votre pudeur, Monsieur, n'a peut-être pas pu manifester : vous avez fait des investissements considérables. Par conséquent, il est tout à fait naturel que vous ayant poussé à cela, la puissance publique marque qu'elle souhaite que ces investissements soient productifs. C'est vrai dans la région parisienne - vous évoquiez les régions, M. le président - c'est vrai en région, et pas seulement, mon cher ami, du côté du Sud-Ouest.

Bien sûr, il y a la grande question des moyens juridiques. Nous les avons et nous rejoignons une grande spécificité française : la question du droit continental, du droit public, qui est différent du droit anglo-saxon. C'est pourquoi, d'ailleurs, j'avais souhaité, lorsque nous avions défini un programme de numérisation, en dessinant une singularité française qui me paraît pouvoir être considérée depuis plus longtemps qu'un an, et être antérieure, même antérieure à ma présidence. En termes juridiques, je crois que c'est fondamental. Nous avons placé dans notre projet de numérisation l'ensemble du corpus des livres qui portent le droit français et le droit continental. C'est un domaine où le fond et la forme se mêlent très intimement. Par conséquent, il est très important que les ouvrages soient numérisés, accessibles, pour renforcer notre originalité, avec du côté des droits d'auteur, l'aspect matériel, que le copyright protège d'une certaine façon, mais aussi les aspects moraux, qui sont tellement liés intrinsèquement à notre originalité française.

La deuxième série de questions, à laquelle très brièvement je voudrais apporter quelques réflexions, est la question toujours centrale des relations entre les pouvoirs publics et le privé.

Je voudrais commencer par dire qu'au fond, nous avons beaucoup de chance que la question se pose principalement du côté des éditeurs. En effet, les éditeurs, par nature, depuis très longtemps, jouent un rôle qui est à la fois commercial, puisque ce sont des entreprises qui ont à survivre, mais qu'en même temps ils rendent un service public. Par conséquent, ils inclinent très spontanément à être ouverts à des réflexions comme celles que vous avez à développer ici, à quoi nous nous attachons tous. C'est la grande question de savoir comment nous pouvons et comment nous devons travailler avec eux, et quelle est l'originalité que l'État peut apporter à cet égard. Nous sommes une civilisation, un monde où nous pensons de longue main que le tout au marché ne donne pas le meilleur des mondes possibles. Le représentant de l'Autorité de la concurrence est parti, ainsi je vais adoucir mon propos puisqu'il ne peut pas me répondre. Cette comparaison avec la ligne Maginot, je m'en sens un peu fatigué. La ligne Maginot avait le grand inconvénient de ne pas avoir été achevée jusqu'à la mer, que c'était donc une défaillance intrinsèque. De plus, il y a quelque part à dessiner une voie entre d'un côté un protectionnisme étroit, se bornant à cette sorte d'inquiétude obsidionale, et d'autre part l'idée qu'on peut trouver au grand rang de la concurrence. Je me rappelle avoir vu le ministre du commerce extérieur canadien, avec un visage de Bergman. Il m'a dit : « Dans le domaine de la concurrence, mon cher collègue, nous sommes tous coupables, sinful. » Je lui ai dit : « Nous ne sommes pas dans un domaine religieux. On n'est pas coupable avec la concurrence. » La question est de savoir comment utiliser la concurrence, qui est une arme puissante pour le développement, et comment éventuellement on peut se protéger contre ses effets. En somme, il faut toujours réfléchir en termes de rythme. Qu'est-ce que l'État peut apporter ? Depuis six mois que nous nous étions vus, M. le président, à cet égard, je pense que tout ce qui s'est passé l'a confirmé : il y a des rythmes de la conjoncture - cela a été évoqué par M. Nicolas Georges en particulier tout à l'heure - les rythmes d'un instant, où les choses se cristallisent. Là, c'est la rencontre entre la décennie antérieure et la nôtre, où tout à coup les choses ont changé, où les aspirations se cristallisent, de façon positive ou non. Je crois qu'elles ont été positives avec les décisions du gouvernement. Toute la question qui se pose alors à cet égard est : comment organiser cet accord entre éditeurs et pouvoirs publics ? J'avais pensé que la bibliothèque aurait pu, d'une certaine façon, dessiner, organiser, sans esprit de patronage le moins du monde, cette coopération. Si on fait une plate-forme extérieure, c'est un autre système. C'est ce que M. Marc Tessier et sa commission proposaient. On peut en discuter. Cela n'est pas essentiel.

La question est de savoir comment cette concurrence va permettre d'incarner les avantages magnifiques de la Toile, pour la diffusion des oeuvres, pour leur notoriété, avec évidemment une réflexion à faire sur l'ambivalence, cela est toujours vrai, qu'implique une organisation insuffisante de la masse. Nous avons, à cet égard, un certain désaccord de doctrine avec mon successeur sur la question du vrac. J'ai lu attentivement son oeuvre. Il considère que la notion de vrac est finalement une notion peu opératoire. Je continue à penser qu'organiser le vrac est fondamental, et que de ce point de vue-là, la coopération entre pouvoirs publics et éditeurs privés peut jouer un rôle essentiel, du coup lutter contre une certaine inégalité de l'accession à ces richesses, qui, si on n'organise pas l'ensemble, est évidemment destinée à creuser un fossé entre ceux qui ont été préparés par leur culture antérieure à s'en servir et ceux qui ne l'ont pas été.

Il y a différents modèles. Je rencontre tout à fait M. Bruno Racine sur ce point. Nous pensons que le modèle que nous offre Google - et nous n'avons pas changé d'avis - n'est pas, dans l'état actuel des choses, un bon modèle, car il nous proposait, dans le secret de ses contrats - il y aurait brigandage de ces richesses sans autorisation - une propriété définitive des fichiers. Il créait ainsi une inégalité qui était insupportable. Si, en revanche, on arrive à vous parler à égalité, à vous tutoyer, à être en possibilité d'accord avec vous, comme avec d'autres, sans aucun monopole d'utilisation et de possession commerciales de ce qui sera numérisé, ni propriété éternelle des fichiers, avec l'inquiétude que cela peut comporter quant à la perpétuation de leur qualité après migration, si on arrive à un accord de ce type, alléluia ! Il faudra aller dans cette direction.

Cette interrogation sur les rapports entre le public et le privé conduit à la grande question de la sécurité durable de ces richesses. Je ne reviens pas sur la question de la sécurité technologique, technique, mais il y a évidemment la question de la sécurité juridique, dont j'ai déjà dit un mot, et la question de la sécurité financière. De ce point de vue-là, ce que nous avons entendu M. Jacques Toubon nous dire, qui m'a paru très sage, sur une réflexion sur la TVA, sur la nécessité, après d'autres, de ne pas confondre prix unique et prix déterminé, tout ça me paraît à peu près éclairer la sagesse de votre commission et de la Haute Assemblée.

Il y a, bien sûr, toute la question de la zone grise. Je n'imagine pas qu'on puisse arriver à une solution sans accord entre le monde des éditeurs, les pouvoirs publics et le gouvernement. Peut-être doit-on - peut-être y pense-t-on actuellement au ministère de la culture - réfléchir à un système qui soit un système forfaitaire, qui puisse aboutir, avec l'accord des éditeurs, à ce que chacun en ait pour son avantage, avec la sécurisation de ce à quoi on peut accéder.

Le Sénat est vraiment, à mes yeux d'historien, le lieu idoine pour réfléchir à tout ça. Je relisais tout récemment le rapport de votre prédécesseur Eugène Pelletan, à propos de la loi de 1881, sur l'histoire de la presse. Il parlait de civisme. Il parlait d'une réalité française, d'une organisation de la France comme un forum qui puisse aspirer le reste du monde. On y est. On est là dans une grande affaire qui concerne la France et qui concerne l'Europe. Le prototype d'Europeana n'est pas de 2008. Il est de début 2007. Vous avez employé le mot prototype, Monsieur. Le premier prototype a été lancé en mars 2007. Nous pensons que la France doit sans relâche inciter les pays voisins à faire un effort qui soit un effort considérable. L'exemple, sans donner aucune leçon, mais en montrant que c'est possible, peut être essentiel. Les pouvoirs publics ont désormais pour les mois qui viennent - c'est vrai des parlementaires, c'est vrai du gouvernement, c'est vrai de tous les responsables de ce champ - à persuader, avec une détermination inflexible, les autres de ce dont nous sommes maintenant convaincus, de ce que cette commission donne le sentiment d'être convaincue, c'est-à-dire qu'il y a là une tâche européenne, au nom des grands projets, fondamentale si nous voulons n'être pas, comme cela a été évoqué tout à l'heure, un endroit où on vienne se reposer, agréablement, en France, en Europe, pour se détendre, comme M. Sieburg voulait que les guerriers allemands viennent en 1930 - Dieu est-il français ? - se reposer. Nous ne voulons pas de cela. Nous voulons être en pointe à cet égard. Vous avez cité, M. le président, un bibliothécaire remarquable du Sénat, Anatole France. Permettez-moi d'en citer un autre, qui a été également bibliothécaire du Sénat, Leconte de Lisle, qui a eu un jour, dans un poème d'amour, ce vers magnifique : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois. » Je crois que nous ne verrons jamais, M. le président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, une conjoncture comme celle-ci. Soyons dignes d'elle.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, Monsieur. Je crois que ce qui est frappant dans notre très riche double table ronde, c'est qu'il y a aujourd'hui une volonté de traiter les problèmes au fond, avec un certain apaisement, une certaine convergence, de temps en temps, un petit peu de poivre qui relève le mets. Nous avons bien avancé. On ne peut pas terminer sans donner la parole à Google. En effet, implicitement, vous étiez l'objet du débat. Je voudrais vous redonner la parole, pour savoir si vous avez quelques commentaires à faire en cette fin de riche table ronde.

M. Philippe COLOMBET, directeur du projet Livres pour Google France

Des commentaires, j'en aurai sur la deuxième partie, et sur les interventions concernant la numérisation du patrimoine écrit, avec la distinction des livres libres et des livres sous droit. Sur les livres du domaine public, on a suivi effectivement depuis le mois de septembre le débat public important qui a eu lieu. A l'invitation de M. Marc Tessier, on a participé aux travaux de la commission et été audités. On sollicite cet appel au partenariat public-privé qu'on a toujours encouragé. Dans les différentes propositions du rapport Tessier, je crois que nous n'en excluons aucune sur les modes de collaboration spécifiques à la France, compte tenu des investissements qui sont faits en France. Je le redis à la fois au ministère de la culture et à M. Bruno Racine, notre volonté d'avancer et de trouver une solution est intacte. Elle ne s'est absolument pas amoindrie dans l'espace des six mois qui se sont écoulés. On a simplement, par ailleurs - vous l'avez su dans la presse - souhaité aussi avancer avec d'autres bibliothèques nationales en Europe. Je pense à l'Italie, avec deux établissements à Rome et à Florence, avec qui on va numériser, dans les années qui viennent, un million d'ouvrages environ, et à d'autres bibliothèques nationales. Encore une fois, compte tenu de l'importance de la langue française et du nombre de francophones dans le monde, si on peut faire un bout du chemin avec vous, ce sera avec plaisir. Quand je dis un bout, c'est important, parce que je pense que sur le domaine public, une des perceptions était qu'un partenariat éventuel avec une firme comme nous porterait sur l'intégralité des fonds. Il n'en a jamais été question. Il s'agissait, là où ça fait sens pour l'un et l'autre, de faire ce que j'ai appelé un bout de chemin ensemble.

Je parlerai dans un deuxième temps des livres sous droit. En effet, jusque-là, je pense que nous sommes face à des problématiques communes, même si nous devons reconnaître la spécificité du droit d'auteur anglo-saxon et du droit d'auteur européen. En effet, vous le savez, Google a numérisé des oeuvres sous droits dans le cadre d'accords avec des bibliothèques universitaires aux États-Unis d'Amérique. Ces oeuvres, dont un certain nombre d'oeuvres françaises, certaines encore disponibles mais souvent épuisées, aujourd'hui, nous les indexons dans le moteur, c'est-à-dire que nous permettons de les retrouver. Cependant, sans l'accord de l'ayant-droit, il est strictement impossible de montrer ne serait-ce qu'une page en entier. Nous ne montrons que de courts extraits. Quand j'entends cette volonté de ne pas occulter dans la numérisation les oeuvres du XXe siècle, et quand je sens du côté des pouvoirs publics et de la Bibliothèque nationale de France l'idée de recenser, de pouvoir numériser les oeuvres du XXe siècle, de pouvoir leur donner un accès, on s'aperçoit que nos deux volontés, venant peut-être de deux angles différents, se heurtent à un même problème : celui de la gestion collective de ces oeuvres, qu'elles soient orphelines - c'est un cas particulier - ou encore avec des ayants-droit identifiés. Dans les deux cas, on se trouve confronté à l'idée de, si l'on veut faire une numérisation de masse, permettre à l'ayant-droit, si on le connaît, de faire savoir ses intentions quant à l'oeuvre. Est-ce qu'il souhaite qu'elle soit numérisée ? Est-ce qu'il ne souhaite pas qu'elle soit numérisée ? Est-ce qu'une fois qu'elle est numérisée, il souhaite en donner accès au public ? Selon quelles modalités économiques ? J'appelle de nos voeux les plus chers de trouver, puisque ces projets de numérisation massive des ouvrages du XXe siècle existent, ici en France, des solutions de gestion collective. Les ayants-droit pourraient prendre la main et dire « Voilà ce que je souhaite, et selon telles conditions », auteurs et éditeurs. Ces solutions de gestion collective ont été illustrées par l'accord américain. Nous espérons que cet accord va être validé, même si vous savez qu'il est très spécifique au territoire américain. Il ne peut pas être copié-collé en un accord pour l'Europe. C'est une illustration qui a d'ailleurs donné des idées sur le continent européen et bien mis en exergue cet enjeu de la gestion collective d'oeuvres épuisées, de faire en sorte que le XXe siècle littéraire, scientifique, de sciences humaines, ne soit pas le trou noir de la numérisation du patrimoine écrit.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page