B. POUR UN TRAITEMENT MODERNE DE L'HISTOIRE

1. Privilégier une approche multiperspectiviste

Dans un entretien 28 ( * ) accordé au service « Culture » de France 2, Mme Anne-Marie Thiesse, directrice de recherches au Centre national de recherche scientifique et membre du comité d'orientation scientifique de la Maison de l'Histoire de France, a rappelé que « la création des musées, au XIX e siècle, était un effet du mouvement de démocratisation de la culture, parallèle aux débuts de la scolarisation de masse et à la diffusion générale de l'imprimé ». Elle a alors souligné la « volonté d'innovation » qui devrait présider à la définition du contenu et au fonctionnement de la Maison de l'Histoire de France, en indiquant que « nous entrons dans une nouvelle médiatique qui offre de nouvelles formes pour transmettre la culture. Une des composantes de la Maison sera un grand site Internet de ressources et d'échanges sur l'histoire, destiné à tous les publics. Les espaces dévolus aux expositions temporaires et à la galerie permanente utiliseront les nouvelles techniques et mises en représentation pour percevoir les temporalités et espaces du passé ».

Dans l'entretien précité, Mme Anne-Marie Thiesse souligne également que « la localisation parisienne de la Maison [...] implique d'être attentif au risque de jacobinisme . La structure en réseaux de plusieurs musées devrait favoriser des échanges de ressources et d'expositions et une présentation plus équilibrée du territoire national ».

Les auditions conduites par votre rapporteur ont permis de souligner la nécessité de garantir les conditions de l'ouverture de la future institution. L'association des professeurs d'histoire-géographie de l'enseignement public a ainsi mis en avant les notions d'histoire comparatiste et de multiperspectivité , qui doivent impérativement présider à l'élaboration de la galerie du temps :

« Quand il traite d'une question controversée, le manuel franco-allemand d'histoire offre une présentation et une confrontation des points de vue et des différentes écoles. À titre d'exemple, en matière de colonisation, sont exposés les points de vue respectifs de Clemenceau et de Ferry. Les Allemands n'ont pas la même façon d'aborder l'histoire dans le secondaire que nous qui demeurons très jacobins en la matière. Les Allemands font beaucoup plus de place aux débats. Il faut savoir marier les deux traditions culturelles et pédagogiques. Nos voisins ont tendance à ne pas prendre position en histoire, et en soi ce n'est pas une mauvaise chose compte tenu de la sensibilité de la discipline. En Europe, se développe la notion de multiperspectivité : il s'agit de présenter une histoire comparatiste sur certains points. » 29 ( * )

Dans le cadre de la convention culturelle européenne, ouverte à la signature depuis 1954, le Conseil de l'Europe a institué quatre comités directeurs chargés de diriger des projets relatifs à l'éducation et à la culture, dont le comité directeur de l'éducation (CDED). Les principaux projets conduits par ce comité portent notamment sur l'enseignement de la mémoire en vue de la prévention des crimes contre l'humanité, la dimension européenne dans les programmes de formation continue des enseignants et la dimension européenne dans l'enseignement de l'histoire.

Dans cette logique, le Conseil de l'Europe a coordonné les travaux du groupe de travail sur l'histoire et l'enseignement de l'histoire en Europe du Sud-Est dans le cadre du pacte de stabilité. À cette occasion, M. Robert Stradling, docteur en histoire et auteur du manuel Enseigner l'histoire de l'Europe du XX e siècle , a rédigé un ouvrage intitulé La multiperspectivité dans l'enseignement de l'histoire : manuel pour les enseignants , publié par la table de travail n° 1 du pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est :

Extraits du manuel de M. Robert Stradling relatif à la multiperspectivité

Qu'est-ce que la multiperspectivité ?

Le terme multiperspectivité est plus souvent employé qu'il n'est défini. Certains ont néanmoins tenté d'en énoncer les principales caractéristiques. K. Peter Fritzsche a souligné qu'elle représentait un processus, « une stratégie de compréhension », par lequel nous tenions compte, en plus du nôtre, d'un ou de plusieurs autres points de vue(1). Ce processus implique de comprendre que notre point de vue est, lui aussi, le fruit de notre propre contexte culturel, qu'il traduit notre perception et notre interprétation des événements et de leurs causes, l'idée que nous nous faisons de ce qui est pertinent ou non et qu'il peut également refléter d'autres préjugés et parti-pris. À cet égard, la multiperspectivité ne se réduit pas à un processus ou à une stratégie, elle implique également une prédisposition de l'esprit, « c'est-à-dire d'être capable et disposé à envisager une situation sous des angles différents »(2). Cela présuppose, d'une part, une disposition à accepter qu'il puisse y avoir d'autres façons de voir le monde que la nôtre et que celles-ci sont tout aussi valables et partielles et, d'autre part, d'être prêt à se mettre à la place d'autrui et à s'efforcer de regarder le monde avec les yeux de l'autre : en somme, faire preuve d'empathie .

Selon Ann Low-Beer, la multiperspectivité consiste à « considérer les événements historiques sous plusieurs angles »(3). Dans un autre passage de son étude historique de l'action menée par le Conseil de l'Europe en matière d'histoire scolaire, elle affirme par ailleurs que la multiperspectivité est profondément enracinée dans la méthode historique :

« Elle découle essentiellement du coeur même des sciences historiques et de la nécessité d'apprécier les événements historiques sous des angles différents. Tous les historiens appliquent cette méthode... La multiplicité des points de vues est une chose courante en histoire ; ceux-ci doivent être confrontés à la réalité des faits et transparaître dans les jugements et les conclusions de l'historien(4). »

Tout en associant également la multiperspectivité à la méthode historique, Gita Steiner-Khamsi ne semble pas aussi convaincue qu'Ann Low-Beer de son application systématique ou courante(5). Elle nous rappelle à cet effet que l'histoire, telle qu'elle est pratiquée et enseignée, est souvent monoculturelle, ethnocratique, davantage universaliste que pluraliste et plus exclusive qu'inclusive.

Ainsi, de manière générale, il semblerait que les caractéristiques fondamentales de la multiperspectivité en histoire et dans l'enseignement de l'histoire soient les suivantes : une façon de voir et une prédisposition à envisager les événements, les personnages, les évolutions, les cultures et les sociétés historiques sous des angles différents, en s'inspirant de procédés et de méthodes essentiels aux sciences historiques .

Il s'agit là d'une définition claire, qui ne pose apparemment pas problème et paraît aller de soi. À bien regarder pourtant, cette définition soulève davantage de questions qu'elle n'apporte de réponses. Ainsi :


• Qu'entend-on par « angles » de vue dans ce contexte ?


• Attend-on de l'historien ou du professeur d'histoire qu'il examine le point concerné sous tous les angles ou qu'il n'en retienne qu'un certain nombre ?


• Dans ce dernier cas, quels critères doivent présider au choix des angles à retenir ou à exclure ?


• La multiperspectivité se limite-t-elle au choix et à l'interprétation des sources ou s'étend-elle à tous les échelons de l'analyse historique, y compris, par exemple, à la construction du récit, à son explication, aux conclusions et à l'appréciation de la portée historique ?


• Quelle attitude l'historien et l'enseignant doivent-ils adopter en cas de contradiction entre les différents angles de vue ?


• Le recours à la multiperspectivité garantit-il une analyse historique plus fidèle ou plus objective ou les deux à la fois ?


• Garantit-il une analyse plus complète et plus approfondie ou plus complexe ou les deux à la fois ?


• S'inscrit-il uniquement dans le processus ou l'ensemble de procédés appliqué par tout historien compétent ou s'agit-il d'une aptitude dont font preuve certains avec plus d'efficacité que d'autres ?

L'angle de vue est une opinion limitée par le point de vue de son auteur. Cela vaut, bien entendu, tout autant pour les « producteurs » de la source documentaire (ceux qui ont pris part aux événements passés, les témoins oculaires, les autorités et ceux qui ont rassemblé l'information, que pour l'historien lui-même).

De la même manière que la perspective retenue par l'artiste figuratif est soumise aux contraintes que lui imposent des considérations pratiques, telles que la technique et l'angle sous lequel il choisit de dessiner un sujet particulier, les historiens sont indubitablement confrontés à un certain nombre de limitations pratiques. Leur angle de vue sur une évolution ou un événement historique particulier sera limité par l'éventail des langues pertinentes qu'ils maîtrisent, leur connaissance familière des types d'écriture employés par les auteurs des documents qu'il leur faut consulter, la quantité d'informations et de documents disponibles, l'éventail des sources dans lesquelles ils peuvent puiser (ce qui pose un problème particulier lorsqu'il s'agit de déterminer et de comprendre les opinions et les événements vécus par des personnes illettrées ou quasiment illettrées), ainsi que par l'accessibilité de ces sources. Toutes ces contraintes pratiques impliquent, dans une large mesure, que la plupart des études historiques dépendent du choix des éléments d'appréciation tirés de la masse potentielle des informations que l'on pourrait juger pertinentes.

Les sources utilisées par les historiens, et que l'on enseigne à prendre en compte aux élèves qui apprennent à travailler en combinant les sources primaires et secondaires, sont soumises à des contraintes identiques de temps et d'espace :

quelle est la proximité de la source avec les événements étudiés : un participant, un témoin oculaire, un journaliste interviewant des participants et des témoins juste après l'événement, un photographe de presse, un journaliste de télévision, un fonctionnaire rassemblant des documents provenant de diverses sources, un historien écrivant ultérieurement sur la question, etc. ?

et combien de temps après les événements les observations formulées dans la source ont-elles été consignées ?

Fort heureusement, les élèves apprennent également que la proximité avec les événements, à la fois dans le temps et dans l'espace, ne garantit pas nécessairement une analyse plus fiable et plus valable des événements survenus. [...] même des observateurs qualifiés, présents au même endroit et au même moment, peuvent décrire une même situation de façon différente. [...] une source fondée sur un témoignage direct produit au moment des faits n'est pas forcément plus fiable qu'une analyse réalisée longtemps après par un historien qui a eu la possibilité de comparer et de recouper diverses sources.

Comme le fait observer Pitcher lui-même : « Il est clair qu'aucun témoin, aussi bien informé et énergique soit-il, quelle que soit la position avantageuse qu'il occupe, ne pourrait entrevoir davantage qu'un fragment des événements en cours ; mais, en puisant dans un réservoir de témoins bien placés, il devient possible d'obtenir une image plus complète de la situation »(6).

(1) K. Peter Fritzsche, Unable to be tolerant? in Farnen, R. et autres (2001), Tolerance in Transition , Oldenburg.

(2) Fritzsche, ibidem .

(3) Ann Low-Beer, (1994), La réforme de l'enseignement de l'histoire dans les écoles des pays européens en transition démocratique , séminaire du Conseil de l'Europe, Graz, Autriche.

(4) Ann Low-Beer, (1997), Le Conseil de l'Europe et l'enseignement de l'histoire à l'école , Strasbourg, Conseil de l'Europe, p. 54-55.

(5) Citée dans D. Harkness, (1994), L'enseignement de l'histoire et la conscience européenne , Strasbourg, Conseil de l'Europe.

(6) Harvey Pitcher, (2001) Witnesses of the Russian Revolution , London, Pimlico.

Source : Dr Robert Stradling, La multiperspectivité dans l'enseignement de l'histoire : manuel pour les enseignants, Conseil de l'Europe, Strasbourg,

Par ailleurs, un traitement moderne de l'histoire suppose d' aborder l'histoire dans toutes ses dimensions . La présentation de l'histoire d'un pays ne peut se concevoir sans l'étude des identités historiques fortes de nos régions et localités ainsi que de nos relations avec l'étranger . Il est également crucial de mettre l'accent sur l'histoire des sociétés et d'avoir recours, dans cet esprit, à tous les témoins et toutes les manifestations possibles de l'histoire sociétale : l'histoire vestimentaire, l'histoire des techniques agricoles, l'histoire industrielle, l'histoire des traditions populaires, l'histoire des métiers, les habitudes alimentaires en fonction des régions et le patrimoine gastronomique, etc. La Maison de l'Histoire de France devra donc avoir à coeur de démontrer le caractère transversal de notre patrimoine historique .

À cet égard, M. Serge Lagauche, sénateur du Val-de-Marne, indiquait à votre rapporteur que « les voyages, les parcours de découverte, les liens avec l'extérieur (hors de Paris) constituent, à l'évidence, des priorités impérieuses. Le passé ne doit pas apparaître figé, il est évolutif et la réflexion historique doit être sans cesse stimulée. Il faut garder à l'esprit que l'histoire de France c'est également l'histoire de l'Algérie à une certaine période. Il y a différents types de témoins matériels sur lesquels il est possible de s'appuyer pour illustrer l'histoire, comme par exemple les collections de timbres, mais aussi les outils agricoles, les éléments du travail dans les champs et dans les mines, les livres, les vêtements, etc. ».

Lors du colloque intitulé « Des musées d'histoire, pour qui ? pour quoi ? » de Péronne, des 19 au 21 novembre 1996, la conservatrice Marie-Hélène Joly a insisté sur le fait qu'il est impératif de « plaider pour que le musée d'histoire devienne un lieu de vulgarisation intelligente et honnête où les derniers acquis de la recherche puissent être restitués au public », rappelant que « l'indispensable association d'historiens à l'élaboration des programmes des musées constitue la seule sauvegarde contre le poids du politique et les dérives idéologiques et garantit la qualité de ce qui est présenté au public » 30 ( * ) . Elle a ajouté que l'implication de la communauté scientifique dans la programmation des musées d'histoire n'allait pas encore de soi et que « c'est encore un combat, de même que l'introduction dans les musées d'éléments de méthode historique et de repères historiographiques, propres à éduquer le sens critique et le libre arbitre ».

C'est seulement à condition que les historiens soient étroitement associés à la programmation scientifique et culturelle aussi bien de la Maison de l'Histoire de France que des autres musées qui seront ses partenaires que nos musées d'histoire pourront enfin donner au public les clés du débat historique sur les grandes interrogations contemporaines, en leur fournissant des interprétations successives ou concurrentes.


* 28 Propos recueillis par M. Laurent Ribadeau Dumas pour le dossier « Maison de l'Histoire de France : quelle histoire ! », france2.fr - Culture, 25 février 2011.

* 29 Extrait de l'audition des représentants de l'association des professeurs d'histoire-géographie de l'enseignement public, 14 décembre 2010.

* 30 JOLY, Marie-Hélène, « Les musées d'histoire », in Des musées d'histoire pour l'avenir , Paris, Éditions Noêsis, 1998.

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