4. Des déclarations accessibles à l'ensemble des sénateurs

La problématique du degré de publicité de la déclaration d'intérêts est, elle aussi, une question centrale, puisqu'elle détermine le type de contrôle des conflits d'intérêts qui sera instauré par le Parlement. En effet, le degré de publicité des déclarations d'intérêts est étroitement lié au type de contrôle des conflits d'intérêts qui sera instauré : ainsi, alors que la surveillance directe par les citoyens (qui prévaut dans de nombreuses démocraties) impose que les déclarations d'intérêts fassent l'objet d'une communication aussi large que possible, un système de discipline interne n'implique pas de recourir à de tels moyens.

L'étude de droit comparé réalisée par le groupe de travail a révélé que, dans la majorité des pays occidentaux, le principal objectif des pouvoirs publics dans la mise en place de déclarations d'intérêts avait été de permettre l'instauration d'un contrôle direct de la probité des parlementaires par les citoyens : tel est notamment le cas aux États-Unis, au Canada, en Allemagne et au Royaume-Uni. Cette conception des déclarations d'intérêts explique que celles-ci soient, dans les pays précités, rendues accessibles au public soit par voie électronique (les déclarations sont publiées sur Internet en Allemagne et au Royaume-Uni), soit sur demande des citoyens 85 ( * ) .

Lors de leurs déplacements à Berlin et à Washington, les membres du groupe de travail ont ainsi pu constater que les parlementaires allemands et américains tendaient à se reposer sur la régulation du « tribunal extérieur » que semble former, à leurs yeux, l'opinion publique, plutôt que sur une quelconque discipline interne à leur Assemblée. La plupart des personnes rencontrées à l'occasion de ces déplacements ont ainsi estimé -dans des termes d'ailleurs très similaires des deux côtés de l'Atlantique- qu'il appartenait aux électeurs de sanctionner, le cas échéant, le parlementaire s'étant placé en situation de conflit d'intérêts ou ayant manqué à son devoir de probité en votant contre lui lors des prochaines élections 86 ( * ) , et que le Parlement lui-même n'avait que peu de légitimité à intervenir contre ses propres membres. Amenés à exercer des responsabilités publiques par la démocratie, les parlementaires ne peuvent être sanctionnés que par cette même démocratie, dans les urnes : telle a paru être la conviction des personnes entendues par le groupe de travail.

Or, cette conception du contrôle des conflits d'intérêts (qui fait peser sur les citoyens la responsabilité d'assurer la probité des parlementaires et des responsables publics en général) semble, dans les faits, peu efficace. À cet égard, lors de leurs déplacements, vos co-rapporteurs ont constaté que le système de contrôle « par le peuple » instauré aux États-Unis et en Allemagne était largement défectueux -comme en témoigne le faible nombre d'expulsions prononcées, au Congrès comme au Bundestag, pour des faits ayant trait aux conflits d'intérêts 87 ( * ) - et que l'une de ses conséquences directes était la quasi-absence de sanctions disciplinaires prononcées à l'encontre des parlementaires « fautifs » par leur Assemblée. En d'autres termes, le contrôle des parlementaires par le peuple reste largement théorique et ce, même dans des pays qui ont une forte tradition de « surveillance » des élites par le peuple, comme les États-Unis, si bien que les systèmes de « contrôle populaire » sont en réalité des systèmes où il n'existe aucun organe de contrôle. Ce contrôle a également des effets pervers, comme le groupe de travail a pu l'observer en Allemagne : partant de l'idée que la seule sanction valable pour punir un manquement aux règles de déontologie commis par un parlementaire est celle des citoyens et que ceux-ci peuvent l'exprimer lors des prochaines élections, les parlementaires des pays qui pratiquent un contrôle « par le peuple » ont tendance à considérer que la réélection vaut absolution et que, en votant pour un élu ayant eu une conduite discutable sur le plan des conflits d'intérêts, le citoyen a notamment voulu montrer que l'élu en cause était honnête et attaché à la défense de l'intérêt général.

À la majorité, vos co-rapporteurs n'ont donc pas souhaité s'inspirer du modèle américain et se sont opposés à ce que les déclarations d'intérêts des membres du Parlement soient communiquées au public ; ils ont jugé préférable que les déclarations soient transmises à l'organe en charge de la déontologie au Sénat, et qu'elles soient ensuite rendues accessibles à l'ensemble des sénateurs .

Cette solution est pleinement cohérente avec les objectifs assignés à la déclaration d'intérêts (voir infra ), qui doit permettre la mise en place d'un système de vigilance et de prévention des conflits d'intérêts interne à chaque Assemblée 88 ( * ) .

Concrètement, cette publicité interne se traduirait non pas par un accès direct des sénateurs aux déclarations (ce qui s'apparenterait de facto à une publicité totale, puisque rien ne les empêcherait alors de diffuser lesdites déclarations auprès du public -potentiellement pendant la période électorale et pour des raisons politiques), mais par la possibilité de poser des questions à l'autorité de déontologie , seule destinataire des déclarations d'intérêts. Ainsi, un parlementaire remarquant que les réformes défendues par l'un de ses collègues ont fréquemment pour effet d'avantager une certaine entité privée et soupçonnant, en conséquence, que celui agisse par intérêt personnel plutôt que par conviction pourrait s'adresser à l'autorité en charge de la déontologie afin qu'elle vérifie si ce parlementaire (ou l'un de ses proches) a un lien d'intérêt avec l'entité privée en cause.

Proposition n° 16

Permettre à chaque parlementaire de saisir l'autorité en charge de la déontologie de son Assemblée sur les intérêts détenus par ses collègues.

En outre, pour préserver la vie privée des parlementaires, une très large majorité des membres du groupe de travail a estimé nécessaire que, lors de la communication d'informations contenues dans la déclaration d'intérêts à un autre parlementaire, les informations relatives aux proches du déclarant soient anonymisées.

Proposition n° 17

Rendre anonymes les données relatives aux proches des parlementaires lors de la communication d'éléments de leur déclaration d'intérêts à un autre parlementaire.

Le groupe de travail souligne que cette « publicité interne » n'est pas sans exemple à l'étranger. En effet, les pays qui ont mis en place des systèmes de contrôle institutionnalisés (par opposition aux systèmes de « contrôle populaire », qui sont par définition diffus) n'obligent généralement pas les membres du Parlement à publier leurs déclarations d'intérêts, mais seulement à les remettre à l'organisme ou à l'entité chargée de la prévention des conflits d'intérêts : ainsi en Suède, où la préservation de la probité des parlementaires est principalement assumée par les partis politiques auxquels ils appartiennent.

La mise en place d'une publicité au sein du Parlement, mais non auprès des citoyens, a été appuyée par une large majorité des personnes entendues par le groupe de travail . Elle a notamment été soutenue par MM. Olivier Fouquet, qui a estimé qu'une publicité totale pouvait dissuader les parlementaires de déclarer l'intégralité de leurs intérêts, et Robert Badinter, président du comité de déontologie du Sénat.

De la même manière, lors de son audition par le groupe de travail, M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État et président de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, a jugé qu'au vu de la largeur du champ couvert par la déclaration d'intérêts des parlementaires (qui, rappelons-le, devrait concerner les intérêts qu'ils détiennent dans les domaines afférents à toutes les politiques publiques nationales), une diffusion de cette dernière auprès du public pourrait constituer une atteinte grave à leur vie privée . Cette opinion est d'ailleurs conforme aux préconisations qui figurent dans le rapport de la commission, où elle avait jugé que « seules les déclarations des membres du gouvernement, compte tenu de la nature de leurs fonctions, devraient être rendues publiques » et que, pour les autres catégories de responsables publics, « l'atteinte à la liberté individuelle et au respect de la vie privée que constituerait la publication des déclarations [semblait] trop importante au regard du bénéfice qu'apporterait une telle publicité ».


* 85 Elles sont accessibles sur demande aux États-Unis sur le fondement du « Freedom of information Act » (FOIA) du 4 juillet 1966.

* 86 Les membres du Sénat américain semblent d'ailleurs faire reposer cette « surveillance » des parlementaires par le peuple non seulement sur les citoyens, mais surtout sur la presse et les associations dites de citizen watch (vigilance citoyenne).

* 87 Voir supra.

* 88 L'ouverture sur l'extérieur du système de contrôle sera assurée par la composition de l'organe chargé de la prévention des conflits d'intérêts (voir infra).

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