N° 679

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 juin 2011

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation (1) portant contribution à un bilan de la décentralisation ,

Par M. Edmond HERVÉ,

Sénateur.

(1) La délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation est composée de : M. Claude Belot, président ; MM. Dominique Braye, Philippe Dallier, Yves Krattinger, Hervé Maurey, Jacques Mézard, Jean-Claude Peyronnet, Bruno Sido, Jean-François Voguet, v ice-présidents ; MM. François-Noël Buffet, Pierre-Yves Collombat, secrétaires ; M. Jean-Michel Baylet, Mme Marie-France Beaufils, MM. Claude Bérit-Débat, Pierre Bernard-Reymond, Mme Marie-Thérèse Bruguière, MM. Gérard Collomb, Jean-Patrick Courtois, Yves Daudigny, Yves Détraigne, Éric Doligé, Mme Jacqueline Gourault, MM. Charles Guené, Didier Guillaume, Pierre Hérisson, Edmond Hervé, Pierre Jarlier, Claude Jeannerot, Antoine Lefèvre, Roland du Luart, Jean-Jacques Mirassou, Rémy Pointereau, François Rebsamen, Bruno Retailleau, René Vestri, Mme Dominique Voynet .

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

C'est au cours du débat sur l'optimisation des moyens des collectivités territoriales, tenu au Sénat le 17 juin 2010, que l'auteur du présent rapport interrogea M. Alain Lambert, alors président de notre Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, sur l'opportunité, voire sur la nécessité, « d'établir un bilan du processus de décentralisation » .

L'objectif d'une telle initiative tient en quelques mots : disposer d'un état des lieux objectif, condition d'une démarche consensuelle et, de ce fait, permettant un dialogue loyal et d'assurer l'avenir.

Cette suggestion reçut aussitôt un accueil favorable de notre ancien collègue, qui s'en fit l'écho en des termes dépourvus de toute ambigüité : « l'établissement d'un bilan relève de nos compétences (...). Ce qui compte, puisque nous faisons vivre le principe de loyauté, c'est de pouvoir travailler ensemble sur des éléments et des référentiels incontestables, de coopérer dans un environnement de confiance essentiel à la réussite de la décentralisation ».

Certes, comme le rappellera M. Alain Marleix, alors secrétaire d'État à l'Intérieur et aux Collectivités territoriales, de nombreux travaux ont permis de dresser un bilan de la politique de décentralisation de façon objective. Le Sénat en fut d'ailleurs à la pointe, avec en particulier la Mission temporaire sur l'organisation et l'évolution des collectivités territoriales ; pour y avoir lui-même participé, votre rapporteur peut témoigner du souci permanent de dialogue et d'impartialité qui a animé ses travaux, sous la présidence de M. Claude Belot et la plume de nos collègues Yves Krattinger et Jacqueline Gourault. D'autres réflexions, à l'instar de celles du Comité pour la réforme des collectivités locales piloté par M. Édouard Balladur, méritent également d'être signalées.

Pour autant, si la proposition d'un bilan de la décentralisation n'était pas, en juin 2010, une idée nouvelle, elle s'inscrivait dans un contexte considérablement modifié depuis la présentation des rapports précités, marqué notamment par la réforme de la taxe professionnelle et par d'importants textes en préparation, voire proches de leur adoption définitive (le Sénat s'apprêtait alors à examiner en séance publique, pour son ultime lecture avant la commission mixte paritaire, le projet appelé à devenir la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, dont le contenu était donc largement dessiné). L'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin avait d'ailleurs, peu auparavant, émis l'idée d'un bilan de la décentralisation qui lui aurait semblé d'une grande utilité avant même l'adoption de la réforme des collectivités territoriales.

Aussi, après que son président eut organisé en son sein un débat d'orientation sur cette proposition, notre Délégation à la décentralisation a-t-elle approuvé, le 6 octobre 2010, le principe de la constitution d'un groupe de travail informel, auquel se joindront MM. Yves Détraigne, Claude Jeannerot, Yves Krattinger, Antoine Lefèvre, Jacques Mézard et Rémi Pointereau.

La coordination en fut confiée à votre rapporteur qui, lors de cette réunion de lancement 1 ( * ) , fit part de son intention de conduire une démarche ouverte, pluraliste. Il souligna que son souhait d'un bilan objectif trouvait sa source dans les deux discours - controversés - prononcés par le Président de la République à Toulon et à Saint-Dizier. Ces discours justifiaient une démarche dont les grandes lignes pouvaient s'articuler ainsi :

- dans un premier temps, une description du nouveau paysage territorial au travers des différents textes, y compris de la Constitution. Le fait est que, même si la France n'est pas un État fédéral, la dimension constitutionnelle est souvent bien étrangement absente des débats relatifs à la décentralisation ; l'actualité de cette époque en fournissait d'ailleurs une nouvelle illustration remarquable, peu après les discussions de l'Assemblée nationale sur l'abandon de la clause générale de compétence, constituant pourtant « une novation juridique de taille par rapport à nos grandes lois de décentralisation ». Parallèlement à la donne constitutionnelle, la description du nouveau paysage se devait d'évoquer également la régionalisation, la problématique départementale (« avec les deux missions qui doivent relever de ce niveau de collectivité : la solidarité sociale et la solidarité territoriale »), l'intercommunalité et « la permanence municipale » (à savoir le fait que le maire reste depuis toujours l'élu le plus populaire aux yeux de nos concitoyens) avec son exemplarité ;

- dans un deuxième temps, une approche quantitative des collectivités, de leurs budgets, de leur fiscalité, de leur impact en différents domaines, économiques notamment ;

- ensuite, une description des principales caractéristiques de notre décentralisation : une évolution qui l'a fait passer d'une décentralisation de « transfert » à une décentralisation de « projet », dont l'une des preuves réside dans les nombreux documents prévisionnels, prospectifs, pluriannuels dont se dotent nos collectivités et leurs établissements ; les avancées de la démocratie réalisées grâce à la décentralisation... ;

- enfin, un examen des réformes en cours et des attentes qui, après elles, demeurent insatisfaites.

A la suite de cet exposé, le débat qui s'était ouvert au sein de votre Délégation a permis de préciser la période sur laquelle devait porter ce bilan de la décentralisation (à savoir depuis 1982) et de mentionner des thèmes pour lesquels les intervenants manifestaient un intérêt particulier : la déconcentration, la place des préfets, le rôle des départements, l'apport de la décentralisation en faveur des lycées et collèges, la démocratie représentative et participative, la tutelle des normes, l'explosion des dépenses sociales départementales, la nécessité de distinguer ce qui relève de l'État ou d'une collectivité...

Sur la base de cette « feuille de route », votre rapporteur s'est rendu dans dix-sept départements, pour y rencontrer les acteurs de la décentralisation sur le terrain : élus de tous les niveaux de collectivités et de tailles diverses, responsables d'intercommunalités, associations des maires, préfets... Tous les membres du groupe de travail ont systématiquement été conviés à ces déplacements, au cours desquels leurs interlocuteurs leur ont toujours réservé le meilleur accueil. Ceux-ci, par-delà leurs différences (de sensibilité politique ; de fonctions ; de catégorie, de richesse et de taille de collectivité ; de situation géographique...), ont toujours fait montre d'un même sens (aigu) de l'intérêt général, d'une même volonté (sans faille) de servir leurs concitoyens et d'une très forte implication (parfois à la limite de l'abnégation) dans la conduite des affaires qui leur sont confiées.

Ces déplacements ont été complétés par de nombreuses auditions au Sénat, ouvertes à tous les membres de votre Délégation et qui, pour certaines, ont même donné lieu à des réunions plénières de celle-ci (dont les comptes rendus figurent en annexe du présent rapport).

Nourri de ces rencontres 2 ( * ) , riches d'enseignements et complétées par des recherches personnelles ainsi que par l'expérience de son auteur, le présent rapport s'inscrit dans une ligne proche de celle définie lors de son lancement étant précisé que, depuis lors, votre Délégation a examiné de nombreux rapports qui, eux aussi, participent d'un bilan de la décentralisation, apportant leur pierre à un état des lieux exhaustif.

Cette exhaustivité, le présent document n'y prétend pas, d'où sa qualification de « contribution à un bilan ». Il est doublement limité à la France métropolitaine et aux textes généraux. Ses développements s'ordonnent en deux parties, consacrées respectivement à la richesse des textes et aux évidences.

Avant de les présenter, votre rapporteur tient à remercier M. Claude Belot, président de votre Délégation, pour avoir non seulement confirmé l'entreprise décidée avec son prédécesseur, mais aussi pour l'avoir favorisée.

PREMIÈRE PARTIE : RICHESSE DES TEXTES

De 1982 à 1986, la décentralisation fait l'objet de 40 lois et de 300 décrets ; les années suivantes ne démentent pas ce rythme créateur, ponctué par la loi du 16 décembre 2010 3 ( * ) .

Si l'on considère cette production législative, la France n'apparaît pas conservatrice.

Dans un souci d'évaluation pratique, nous analyserons les principales lois institutionnelles, dans un ordre chronologique et en rappelant éventuellement leur contexte.

Avant d'être un objet d'analyse et de recherche, la décentralisation relève d'une conception et d'une action politiques. Nous en trouvons des traductions tout au long de notre Histoire : elle nourrit un processus toujours inachevé.

De grandes dates l'illustrent 4 ( * ) :

- les lois des 14 et 22 décembre 1789 consacrent la commune comme cellule administrative de base, la reconnaissance d'un « pouvoir municipal » et le département en tant qu'entité administrative ;

- la loi du 17 février 1800 (28 pluviôse an VIII) voit la naissance des préfets et sous-préfets, aujourd'hui encore acteurs essentiels de la déconcentration, complément indispensable de la décentralisation ;

- la loi du 21 mars 1831 instaure l'élection (alors au suffrage censitaire) des conseillers municipaux, dessinant les contours de ce qui deviendra un critère consubstantiel à la notion de collectivité territoriale : une administration par un organe élu ; la même décision sera prise pour les conseillers généraux par la loi du 22 juin 1833 ;

- la loi du 18 juillet 1837 reconnaît à la commune la personnalité morale, autre critère consubstantiel à la notion de collectivité territoriale ;

- la loi du 10 août 1871 instaure l'élection au suffrage universel du conseil général (l'exécutif du département demeurant cependant le préfet) et pose le principe selon lequel « le conseil général règle par ses délibérations les affaires du département », dit clause générale de compétence, qui devait perdurer jusqu'à nos jours ;

- La loi du 5 avril 1884 fait entrer la commune dans l'ère de la modernisation démocratique ; deux ans auparavant, la loi du 28 mars 1882 avait définitivement posé le principe, après un dispositif provisoire prévu en 1871, de l'élection du maire (sauf à Paris, pour laquelle il faudra attendre 1977) ;

- la Constitution du 27 octobre 1946 consacre, pour la première fois dans notre norme suprême, le principe de libre administration des collectivités locales ; elle prévoit en outre de confier l'exécutif du conseil général à son président.

- la V e République, par ordonnance du 5 janvier 1959, crée le syndicat de communes à vocation multiple et les districts urbains.

- la loi du 31 décembre 1966 organise les communautés urbaines.

A la suite de mai 1968, le Général de Gaulle imagine une région décentralisée, refusée lors du référendum du 27 avril 1969, pour des raisons étrangères à la question régionale. Finalement, avec la loi du 5 juillet 1972, la région ne sera qu'un établissement public territorial (et ce jusqu'en 1986).

Dans ce long cursus, les lois « Mauroy-Defferre » de 1982-1983 ouvriront une nouvelle étape, fondatrice, reconnue aujourd'hui unanimement.

Nous en ferons le point de départ de la chronologie des analyses qui suivent, limitées à la France métropolitaine et aux textes généraux.

Plusieurs périodes peuvent être observées : commençons par le temps de la hardiesse et de la prudence.

A. LE TEMPS DE LA HARDIESSE ET DE LA PRUDENCE

C'est celui des deux lois Defferre-Mauroy du 2 mars 1982 et du 7 janvier 1983.

Gaston Defferre, ministre de la Décentralisation et de l'Intérieur, présente sa conception de la décentralisation devant l'Assemblée nationale le 27 juillet 1981, en introduction du projet de loi portant « droits et libertés des communes, des départements et des régions ».

Son approche relève plus d'une conception de la démocratie que de la simple technique de la décentralisation.

Il faut, dit-il, mettre ce projet - et ceux qui vont suivre - en correspondance avec le changement rapide et général de la société française marqué certes par les sciences, les techniques, la culture mais surtout par les « aspirations des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux ».

Il observe que, dans tous les pays démocratiques, « il a été fait droit au besoin de concertation, d'association, de participation, au travail qui prépare les décisions concernant les citoyens dans tous les domaines : politique, administratif, culturel, dans l'entreprise, le temps libre, la vie associative ».

Partout, « la décentralisation est devenue la règle de vie ; partout sauf en France ». Gaston Defferre cite le Général de Gaulle, qui a perçu « le besoin de participation dont il voulait faire un droit, mais il a fait face à un blocage.

Il accuse les responsables politiques qui ont maintenu en tutelle les élus locaux, départementaux, et régionaux, « mineurs soumis aux décisions d'une classe politique et d'une administration de plus en plus centralisée, de plus en plus technocratique ».

Le maire de Marseille s'élève contre cette classe qui se prétend « éclairée », mais demeure en réalité « dominatrice » par son engendrement d'une « administration et d'une réglementation étatiques, tatillonnes, bureaucratiques (et d'un) dirigisme étouffant pour les élus et les entreprises » .

Il se réfère à « Paris », « centre de décision unique », où les chefs, cadres d'entreprises et les maires doivent se rendre pour traiter les affaires.

Pourquoi cette volonté, ce fait centralisateur ?

Gaston Defferre a deux explications :

- la conviction de supériorité que « seuls ceux qui appartiennent à un certain milieu social où se transmet héréditairement le pouvoir économique sont capables de gouverner la France quand ils ont reçu un certain type d'éducation et d'instruction qui, croyait-on, les destinait à être supérieurs aux autres » ;

- une défiance certaine « à l'égard des Français et spécialement des provinciaux, voire la peur de leur confier des responsabilités importantes ».

Face à cette société, il existe une « France profonde » qui est « dans nos villes, dans nos villages. Elle aspire à tenir sa place, à être considérée, à jouer son rôle, à choisir son destin. Il est injuste et dangereux de la maintenir sous le boisseau, de l'empêcher de s'exprimer, de décider pour elle-même ».

Les majorités présidentielle et législative de mai-juin 1981 ont confiance en cette France là pour choisir des « élus majeurs, responsables libres d'agir sans tous ces contrôles a priori , sans que leurs décisions ne soient remises en cause, retardées, déformées par des fonctionnaires ou des ministres lointains qui connaissent mal leurs problèmes et que rien n'habilite à décider à la place des élus locaux, départementaux et régionaux ».

Pour Gaston Defferre, la décentralisation relève donc bien évidemment de l'impératif démocratique, mais également des « nécessités du développement économique et social » , d'une vie moderne.

Motivée, justifiée, cette décentralisation est-elle crédible ?

Oui : le ministre prend à témoin « le dévouement, la compétence, le désintéressement » des élus. Il cite certes les élus des grandes villes qu'il connaît bien, « entourés d'adjoints, de services administratifs et techniques qui les conseillent et les aident », mais il pense plus spécialement « aux autres élus, à ceux des villes petites et moyennes, aux élus ruraux... A ces paysans, à ces ouvriers qui s'identifient à leur ville, à leur village, qui en connaissent presque tous les habitants, toutes les rues, tous les chemins, tous les besoins. Ces maires, ces conseillers généraux sacrifient leurs heures de loisirs, quand ils ne prennent pas sur leur temps de travail, pour s'occuper de leur mairie et de leur canton ».

Ces hommes et ces femmes méritent qu'on leur fasse autant confiance, qu' « aux services anonymes d'un ministère parisien ou même d'un ministre quel qu'il soit et quelle que soit sa couleur politique ». La décentralisation n'est pas une « déchéance ministérielle mais un bon service pour la France » en donnant à ceux qui en forment le tissu, le droit d'être eux-mêmes et la possibilité de jouer pleinement leur rôle.

« Bien servir la France », c'est aller vers « une nouvelle citoyenneté », c'est renforcer l'État en le désencombrant, en lui permettant « de se consacrer pleinement à ce qui lui revient de droit pour faire moins, pour faire mieux ».

Une grande transformation politique et administrative appelle deux principes complémentaires : « la liberté et la responsabilité » .

C'est à partir de ce socle que Gaston Defferre annonce les différents projets de loi que le Gouvernement va soumettre au Parlement. Il parle à l'unisson d'une nouvelle génération d'élus, ceux arrivés dans les mairies en 1977. Beaucoup d'entre eux ont de l'admiration pour Hubert Dubedout, homme novateur et expérimenté 5 ( * ) .

Le député-maire de Grenoble s'exprimera en parfaite communion avec son collègue de Marseille, mais il le fera en puisant dans son vécu personnel. Il évoque tout d'abord « la force du courant profond qui porte nos concitoyens vers l'autogestion », ce militantisme associatif, riche « d'associations familiales, de défense du cadre de vie, des consommateurs ou des locataires ».

Il témoigne du « désir d'expression des cultures locales », de l'existence d'un « vaste mouvement culturel », de la « révolte du monde rural contre la suppression des services publics ».

Il accuse l'opposition de ne pas être à l'écoute des aspirations culturelles et politiques de nos régions, d'avoir tenté d'étouffer leurs personnalités et d'avoir « dans certains cas [répondu] par un dispositif policier ».

La victoire du 10 mai ? :

« Celle-ci tient en grande partie à la capacité de nos élus locaux les plus jeunes à se saisir de tous les problèmes relatifs à la vie locale, à se mettre à l'écoute des populations pour discuter longuement de tous les sujets, qu'il s'agisse du travail, de l'habitat, du temps libre et cela pour rechercher les solutions les plus adaptées sans entrer dans le labyrinthe des procédures administratives et financières ».

Lui aussi se réfère au personnel communal et départemental : « ce personnel est capable d'enthousiasme et il se porte souvent au devant des citoyens. Très souvent aussi il se sent proche des élus locaux qu'il accompagne dans les réunions publiques pour mieux percevoir de quelle manière doit évoluer la façon d'accomplir la tâche qui lui est confiée ».

Il reviendra à Michel Debré d'être le porte-parole de l'opposition 6 ( * ) . Il se prononce contre la disparition de la tutelle a priori car il n'accepte pas que le préfet perde tout pouvoir d'approbation préalable et que son recours au tribunal administratif n'ait pas de caractère suspensif. Dans ces conditions, le représentant du Gouvernement ne peut plus défendre l'intérêt national : « la délibération d'une ville, d'un département, d'une région portant atteinte à l'unité de la Nation, aux principes fondamentaux de sa solidarité, de sa culture, de son éducation, aux compétences intérieures ou extérieures de l'État, ne peut être ni abrogée, ni même suspendue ».

Avant que le Conseil d'État ne se prononce, il faudra des mois : « Que dira l'étranger ? Que dira la France ? Que les Français ne sont plus gouvernés ».

A l'appui de sa démonstration, Michel Debré décrira la situation suivante : « Imaginons, mes chers collègues, qu'en période de crise viticole ou de crise fruitière, le conseil général d'un département du sud de la France, ou le bureau de ce conseil général...[prenne] une délibération interdisant le transport sur le territoire du département des vins ou des fruits importés d'un pays de la CEE alors que de telles mesures de sauvegarde sont aux termes de la loi de la seule compétence du Gouvernement. Le commissaire de la République n'aurait aucun moyen de s'opposer à l'exécution de cette délibération. Le bureau du conseil général ou le conseil régional pourraient ainsi empêcher en fait le Président de la République d'être le garant du respect des traités et le Gouvernement d'être le garant de l'application des lois ».

L'ancien Premier ministre se prononce contre le projet du Gouvernement qui, selon son analyse, fait disparaître la supériorité de l'État sur les collectivités territoriales, porte atteinte à la souveraineté de l'État, fait des collectivités territoriales des « collaborateurs à égalité de droit et de légitimité » avec l'État.

Sans surprise, l'un des pères de la Constitution de 1958 estime que le Gouvernement se libère de la Constitution en portant atteinte au principe d'unité nationale non seulement au sens le plus élevé, mais dans le quotidien même.

Pour Michel Debré, la décentralisation ne peut que reconstituer des féodalités et, pire conséquence, « c'est beaucoup plus qu'une réforme de l'État. C'est en effet une conception non-unitaire mais fédérative de la France ».

Pour sa part, Olivier Guichard n'est pas par principe hostile à la décentralisation, mais il estime que la démarche gouvernementale manque de cohérence 7 ( * ) . Le système actuel en a une : celle du centralisme. Il faut la remplacer par celle de la décentralisation, car « le cadre actuel est vermoulu ».

Mais alors sur quoi Olivier Guichard fonde-t-il son procès ?

Les vraies tutelles étant financières et techniques, il aurait fallu, estime-t-il, commencer par définir des compétences pour éviter un risque de concurrence entre l'État et la région.

Il conçoit la décentralisation à partir d'une spécialisation des niveaux de l'administration afin de « ne pas laisser chacun faire un peu de tout...Vous nous proposez des ...vides (...) au lieu de partager d'abord des compétences entre collectivités nationales et locales, bien articulées entre elles, on se lance aujourd'hui dans la séparation des collectivités locales, c'est-à-dire dans l'organisation de leurs rivalités, voire leur antagonisme. C'est là qu'il y a danger pour l'unité de la République ». Il retrouve Michel Debré : avec lui, il craint également pour « l'unité de nos lois et la cohérence de notre administration ».

Il demeure persuadé que l'on s'achemine vers « une administration politisée (...). Le politique doit commander à l'administratif mais il ne doit pas l'infiltrer ».

Olivier Guichard livre, au cours de son intervention, sa conception du régime des compétences : « Donnons aux communes une compétence générale, ouverte à toutes initiatives, aux départements des compétences précises spécialisées dans le domaine des services aux personnes, aux régions des compétences et des moyens d'intervention économique, d'aménagement du territoire et de coordination ».

Le souci d'Olivier Guichard d'aborder prioritairement la question des compétences, nous oblige à évoquer la méthode suivie par Gaston Defferre. Il aurait souhaité aborder dans un seul et même texte les différents thèmes de la décentralisation : les institutions, les compétences, les statuts des élus de la fonction publique territoriale, les finances... Vaste ambition pour qui veut aller vite 8 ( * ) !

D'où le premier texte sur « les droits et les libertés des communes, des départements et des régions ».

Gaston Defferre savait qu'au sein même du Gouvernement « la séparation des compétences » ne faisait pas l'unanimité. Lui-même restait profondément attaché à la commune, le Premier ministre Pierre Mauroy penchait pour la région et le Président de la République pour le département.

Il s'ensuivit une égale décentralisation pour les trois échelons de l'administration territoriale.

Notons l'ordre : commune, département, région. Voulu par Gaston Defferre, il symbolise une dynamique partant de la base, alors que ses collaborateurs avaient prévu un ordre inverse 9 ( * ) .

Hardiesse mais aussi prudence !

1. La loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions

Cette loi, qui fait de la région une collectivité territoriale 10 ( * ) , commence par l'affirmation d'un principe traditionnel mais essentiel : « les communes, les départements et les régions s'administrent librement par des conseils élus ».

Immédiatement, il est précisé que des lois déterminent la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l'État, ainsi que la répartition des ressources publiques.

Elle consacre la suppression des tutelles administratives et financières sur les collectivités territoriales :

- les délibérations, arrêtés et actes des autorités communales, départementales et régionales sont exécutoires de plein droit. Transmis dans un délai de quinze jours au représentant de l'État, celui-ci peut saisir le tribunal administratif, dans le délai du recours pour excès de pouvoir, pour défaut de légalité ;

- le budget bénéficie de ce même régime mais, s'il n'est pas adopté avant le 31 mars, le représentant de l'État saisit la chambre régionale des comptes qui formule des propositions au représentant de l'État qui règle le budget et le rend exécutoire.

Le principe de l'équilibre budgétaire s'impose, tout comme celui de la séparation des ordonnateurs et des comptables (du Trésor) qui ne peuvent subordonner leurs actes à une appréciation d'opportunité.

Les présidents du conseil général et du conseil régional exercent de plein droit la fonction exécutive 11 ( * ) .

L'article 32 mérite une attention particulière :

« Le département, des communes et des établissements publics intercommunaux peuvent créer entre eux un établissement public dénommé agence départementale. Cette agence est chargée d'apporter aux collectivités territoriales et aux établissements publics intercommunaux du département qui le demandent une assistance d'ordre technique ou juridique ».

La commune, le département et la région, sous réserve du respect de la liberté du commerce et de l'industrie, du principe d'égalité des citoyens et des règles définies par l'État, peuvent intervenir en matière économique et sociale (y compris par des aides directes et indirectes à des entreprises en difficulté).

De manière plus générale, le conseil régional (élu au suffrage universel direct) « a compétence pour promouvoir le développement économique, social, culturel et scientifique de la région et l'aménagement de son territoire et pour assurer la préservation de son identité, dans le respect de l'intégrité, de l'autonomie et des attributions des départements et des communes ».

Il est créé dans chaque région une chambre régionale des comptes composée de magistrats inamovibles. La chambre juge les comptes publics des collectivités territoriales, de leurs établissements publics et de toute institution qui en reçoit un concours financier. Les chambres concourent au contrôle budgétaire des collectivités territoriales, de leurs établissements et peuvent présenter des observations de gestion. Elles ont un rôle d'observatoire et de conseil.

L'article 91 crée « un comité d'allègement des prescriptions et procédures techniques » au sein du Conseil national des services publics départementaux et communaux afin d'alléger, de simplifier, d'unifier ou d'adapter les procédures.

Tant pour le département que pour la région, la loi précise que le représentant de l'État est nommé par décret en Conseil des ministres, qu'il est seul à s'exprimer au nom de l'État devant le conseil général ou devant le conseil régional. Il représente chacun des ministres et dirige les services de l'État (sous réserve des exceptions limitativement énumérées par un décret en Conseil d'État). Il a la charge des intérêts nationaux, du respect des lois, de l'ordre public et du contrôle administratif. Il est le seul compétent pour prendre les mesures relatives au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publique.

Dans le souci d'un bon fonctionnement, cette loi prévoit un large usage de la convention, qu'il s'agisse de favoriser l'action commune, de coordonner ou de transférer des services, biens et immeubles. Tout comme le principe de consultation qui demeure une référence 12 ( * ) .

Remarquons enfin les nombreuses relations prévues entre « le représentant de l'État et les collectivités décentralisées ». Elles témoignent d'une volonté de cohérence et de cohésion, tout spécialement en une période dominée par les défis économiques et sociaux.


* 1 Le compte rendu de cette réunion figure en annexe du présent rapport.

* 2 Dont la liste figure en annexe.

* 3 D'autres mesures ont été examinées par le Parlement (fixant le nombre de conseillers territoriaux) ou le seront prochainement : élection des conseils de collectivités territoriales ou des EPCI, renforcement de la démocratie locale, proposition de loi organique concernant les collectivités d'Outre-mer...

* 4 Cf. Marc Thoumelou : « Les collectivités territoriales, quel avenir ? », La Documentation française, juillet 2011.

* 5 Hubert Dubedout (1922-1986) fut maire de Grenoble de 1965 à 1983, président de la Fédération des élus socialistes et républicains de 1977 à 1983. Elu député, il présida en 1982 la Commission nationale du développement social des quartiers. Avec le Mouvement des groupes d'action municipale (1964) et la politique qu'il va mener à Grenoble de 1965 à 1983, il incarne un nouveau modèle du maire urbain.

* 6 Intervention à l'Assemblée nationale le 27 juillet 1981 (cf. Journal officiel des débats, p. 326 et suivantes).

* 7 Devant le Sénat, Michel Giraud, rapporteur du projet, reprend cette critique tout en trouvant parfaitement contradictoire le triptyque « décentralisation », « planification », « nationalisation ». Au titre de la défense des collectivités locales, pour Michel Giraud, la suppression de la tutelle risque de compromettre la protection du citoyen, l'exécutif élu porte en lui le risque de l'arbitraire, d'une tutelle d'une collectivité sur une autre, d'une concurrence entre collectivités territoriales au détriment des communes (JO des débats du Sénat, le 28 octobre 1981, p. 2225).

* 8 Tout comme Olivier Guichard, Paul Girod au Sénat critiquera cette « législation en cascade » qui, selon lui, parcellise les problèmes et ne permet pas de porter un jugement global sur l'ensemble de l'opération.

* 9 Cf. « Hommage à Gaston Defferre », Colloque du 1 er octobre 1991, présidence de l'Assemblée nationale.

* 10 Cette consécration est un aboutissement : en 1955, 22 régions de programme en métropole ont été créées, remplacées en 1960 par « des circonscriptions d'action régionale ». Le décret du 14 mars 1964 institue les préfets de région et la loi du 5 juillet 1972 fait des 22 régions des établissements publics avec un conseil régional non élu et un comité économique et social. L'exécutif demeure dans les mains du préfet. L'alinéa 67 de l'article 59 précise : « La création et l'organisation des régions en métropole et outre-mer ne portent atteinte ni à l'unité de la République ni à l'intégrité du territoire ».

* 11 Ils peuvent disposer « en tant que de besoin » des services extérieurs de l'État.

* 12 Cf. l'article 63 et le Comité économique et social, article 68 et le Comité régional des prêts.

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