2. L'illusion constitutionnelle

Que valent les principes constitutionnels relatifs à la décentralisation ?

Plus précisément, quelle suite est donnée à la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 modifiant l'article 72-2 ?

Dans l'esprit de ses promoteurs, il s'agissait de donner un fondement financier au principe de libre administration. Inspirés par l'idée d'autonomie financière, ils entendent qu'en cas de transfert de compétence il y ait compensation et que la loi prévoie « des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales » .

Tous ces objectifs et références, dans leur concrétisation, dépendent de la loi et de la libre interprétation gouvernementale et parlementaire.

En ces matières, il n'existe, dans la Constitution elle-même, aucune définition officielle, aucune donnée chiffrée consacrée par un texte juridique.

Michel Bouvier observe à juste titre que l'autonomie financière « ne fait pas l'objet d'une définition unanime et ce alors même qu'elle tient depuis toujours une place centrale dans les débats relatifs à la libre administration des collectivités territoriales 203 ( * ) ». S'il convient de distinguer autonomie de gestion financière et autonomie de décision fiscale, il faut conclure très logiquement que « le véritable lieu de la décision n'est plus la collectivité locale si son autonomie de gestion n'est pas associée à un pouvoir fiscal. C'est bien sur ce dernier terrain, celui d'une autonomie financière conditionnée par l'existence d'une certaine autonomie fiscale et prenant acte que les collectivités locales ne sont pas de simples espaces de gestion que se joue l'avenir de la décentralisation. 204 ( * ) »

Yves Krattinger et Jacqueline Gourault, dans leur rapport pour le compte de la Mission temporaire sur l'organisation et l'évolution des collectivités territoriales, n'écrivaient pas autre chose : « l'autonomie financière des collectivités territoriales est indissociable, dans le contexte français, d'une large autonomie fiscale. 205 ( * ) »

Que sont devenus les principes de l'article 72-2 de la Constitution et, d'une manière plus générale, celui de libre administration ?

Édouard Balladur répond : la révision constitutionnelle de 2003 ne pouvait faire autre chose que d'épuiser rapidement « ses effets heureux ». Il se déclare prêt à imaginer d'inviter les pouvoirs publics à modifier les dispositions constitutionnelles issues de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, « car les incertitudes liées à ces dispositions présentent des inconvénients et limitent étroitement le cadre de toute réforme des finances locales ».

La sentence de l'ancien Premier ministre tombe : ces dispositions sont incohérentes et à moyen terme « une révision de la Constitution sur ce point ne serait pas à déconseiller 206 ( * ) » .

Pour nos collègues Yves Krattinger et Jacqueline Gourault, la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 est « un rendez-vous manqué ». En effet, selon son rapporteur sénatorial René Garrec, citant d'ailleurs la direction générale de la comptabilité publique, devaient être considérées comme ressources propres des collectivités « les recettes de fiscalité locale directe, celles les recettes de la fiscalité locale indirecte et les produits des domaines et d'exploitation ». Mais, un an après, par la loi organique n°2004-758 du 29 juillet 2004, le Parlement a décidé que l'ensemble des ressources fiscales, y compris celles provenant d'impôts nationaux partagés seraient considérées comme des ressources propres. Les collectivités territoriales n'ayant aucun moyen sur la détermination de ces impositions partagées, « la révision constitutionnelle de 2003 constitue donc sur ce point un rendez-vous manqué pour la reconnaissance de l'autonomie financière et fiscale des collectivités territoriales ». 207 ( * )

Sur ce rendez-vous manqué est récemment venue se greffer la réforme de la taxe professionnelle, dont Alain Guengant, Directeur de recherche au CNRS, démontre qu'elle engendre un recul de l'autonomie fiscale 208 ( * ) . Avant la réforme le pouvoir de fixation des taux s'appliquait à 82 % du produit cumulé des taxes directes foncières, d'habitation et professionnelle. Après la réforme, nous en serons à 69 %.

L'autonomie fiscale régionale est aujourd'hui de moins de 10 %. Au milieu des années 90, elle était de 42 %, de 23 % en 2009. Les régions perdent « la totalité du pouvoir de vote des taux de la nouvelle fiscalité et ne le conserveront marginalement que pour trois taxes indirectes : la quote-part de la taxe intérieure sur les produits pétroliers, la taxe sur les cartes grises et la taxe d'apprentissage ».

L'autonomie fiscale départementale passe de 35 % à 16 %. Face aux difficultés des départements nous voyons que la variable d'ajustement fiscal demeure limitée. Reste l'autre variable d'ajustement : l'investissement. Notons que celui-ci est en recul : moins 4,7 % de 2008 à 2009 ; moins 11,7 % en 2010. Rappelons qu'en moyenne 78 % de ces dépenses d'investissement vont au gros entretien et à la maintenance, dépenses incontournables sauf à déprécier le capital collectif.

L'autonomie de l'ensemble communes-EPCI évolue de 48 % à 41 % 209 ( * ) .

C'est avec raison que Gilles Carrez et Michel Thenault peuvent écrire : « La réforme de la fiscalité locale intervenue à l'occasion de la suppression de la taxe professionnelle modifie pour partie en 2010 et radicalement à partir de 2011 la structure des recettes des collectivités locales entre dotations et fiscalité avec ou sans pouvoir du taux... La réduction des marges de manoeuvre résultant de la fixation des taux de fiscalité directe locale et la limitation des transferts de l'États font de la maîtrise de leurs dépenses le principal outil de pilotage des comptes des collectivités locales. 210 ( * ) »

Il est évident qu'avec cette diminution de l'autonomie fiscale ajoutée à l'abandon de la clause de compétence générale du département et de la région, le principe de libre administration des collectivités territoriales se trouve réduit.

Jean-Bernard Auby a regretté l'absence de définition de ce principe et critiqué l'indigence de la Constitution sur « ce principe largement muet » 211 ( * ) . Il fait partie de celles et de ceux qui ont souhaité donner au droit de la décentralisation d'authentiques bases constitutionnelles. C'est en effet l'absence de celles-ci qui a pu conduire le Conseil constitutionnel à déclarer, à propos de la suppression de la taxe professionnelle: « il ne résulte ni de l'article 72-2 de la Constitution ni d'aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités territoriales bénéficient d'une autonomie fiscale » . En définitive, l'article 72-2 de la Constitution ne consacre aucun pouvoir fiscal pour les collectivités territoriales : en permettant à la loi de les autoriser à fixer l'assiette et le taux d'impositions de toutes natures, il ne prévoit qu'un pouvoir fiscal dérivé (car subordonné à la loi), facultatif (car le législateur n'est pas tenu de le mettre en oeuvre) et révocable.

Une nouvelle fois, il nous faut invoquer le politique. Édouard Balladur qui, à titre personnel, conteste le principe de libre administration, a raison d'écrire au début de son rapport que « l'administration du territoire est en France une question éminemment politique ».

La dimension de la libre administration - ou de l'autonomie locale - d'une collectivité se mesure aux moyens dont elle dispose, à son champ de compétences, à l'indépendance de ses décideurs, à leurs prérogatives en matière d'intervention, à la nature du lien qui la réunit à l'État, aux contrôles qu'il exerce sur elle, aux règles de procédures qui s'imposent à elle. Dans un État unitaire tel que le nôtre, n'oublions pas que celui-ci dispose de la « compétence de la compétence ».

Qu'en est-il de la péréquation ?

Les nombreux travaux de la commission des Finances du Sénat sur le sujet prouvent que nous sommes devant un défi toujours présent quoiqu'ancien. Dans la longue liste des rapports de notre Haute Assemblée nous pouvons, à titre d'exemple, citer l'étude de Jean François-Poncet et de Claude Belot consacré à « La péréquation interdépartementale : vers une nouvelle égalité territoriale. 212 ( * ) »

Indépendamment des efforts faits, les inégalités demeurent.

Dans son rapport de 2010, le Conseil des prélèvements obligatoires constate :

- en 2007, le potentiel fiscal par habitant varie, en France métropolitaine, du simple au double entre régions, du simple au quadruple entre départements ;

- en métropole, le potentiel fiscal par habitant des communes varie de 0 € à plus de 30 000 €, pour une moyenne d'environ 500 €. Le potentiel fiscal par habitant varie pour le département de 296 € (Creuse) à 1 069 € (Paris) et pour les régions de 67 € (Corse) à 111 € (Haute-Normandie). L'assiette de la nouvelle contribution économique territoriale ne corrige pas la répartition inégale des bases d'imposition de la taxe professionnelle.

Ces inégalités de ressources peuvent se cumuler avec des charges importantes ; nous le voyons tout spécialement dans certains départements. Ces inégalités de ressources signifient inégalités de service ; au-delà de la réduction des inégalités, la péréquation participe à la satisfaction des besoins du citoyen.

Si nous analysons les dotations de péréquation destinées aux collectivités territoriales, nous constatons qu'en 2010, elles ne représentaient que 16,6 % du montant total de la DGF 213 ( * ) .

A la demande du Gouvernement, MM. Durieux et Subremon ont remis un rapport sur « L'Évaluation des effets de la réforme de la taxe professionnelle sur la fiscalité des collectivités locales et sur les entreprises » (mai 2010).

Ils soulignent la timidité de l'effet péréquateur des mécanismes mis en place et écrivent avec beaucoup de sagesse : « la situation difficile du budget de l'État limite les perspectives d'évolution de la péréquation par la voie budgétaire. Par conséquent, la péréquation entre collectivités sera la source principale de progrès de la réduction des inégalités entre celles-ci ».

La péréquation horizontale s'impose, mais organisée à l'intérieur d'un périmètre restreint. Elle ne saurait se substituer à la péréquation verticale dont elle est un complément.

Il ne semble pas que la loi de finances pour 2011 ait donné satisfaction aux avocats de la péréquation. Elle a créé un fonds national de péréquation des recettes fiscales intercommunales et communales (FNPRIC). Un rapport doit être remis au Gouvernement avant le 1 er septembre 2011 pour préciser les modalités de ce fonds.

Une véritable politique de péréquation est inséparable de la politique de services publics que l'État doit assurer : ne demandons pas à la péréquation de compenser le retrait de l'État. Ceci affirmé, la question centrale reste la définition de la richesse, le territoire pris en considération, les efforts d'organisation demandés 214 ( * ) .

Pour ajouter à la difficulté, la politique de péréquation ne saurait creuser notre déficit public. Et tout ceci exige une véritable réforme de notre fiscalité locale.


* 203 Michel Bouvier « Les finances locales » LCDJ, 2008, p. 35.

* 204 Michel Bouvier Op. cit., p. 35-36.

* 205 Yves Krattinger, Jacqueline Gourault « Faire confiance à l'intelligence territoriale », rapport Sénat, n°471, 2008-2009, p. 152.

* 206 Edouard Balladur.

* 207 Yves Krattinger, Jacqueline Gourault Op. cit. p. 153.

* 208 Alain Guengant « Conséquences financières de la réforme de la taxe professionnelle pour les collectivités locales ». Revue Française de Finances Publiques, 1 er septembre 2010, n° 111, p. 177. Dans cet article, Alain Guengant rappelle qu'avant la réforme, les entreprises finançaient 53 % de la fiscalité directe locale et les ménages 47 %. Après la réforme, la participation est inversée (47 % pour les entreprises, 53 % pour les ménages).

* 209 Cf. Rapport Carrez-Thenault « La maîtrise des dépenses locales », conférence sur les déficits publics, 20 mai 2010. 61 % des dépenses de fonctionnement des départements sont d'ordre social et dans leur majorité relèvent de facteurs extérieurs au libre choix des départements.

* 210 Gilles Carrez, Michel Thenault, Op. cit. p. 15.

* 211 Jean-Bernard Auby « La libre administration des collectivités locales : un principe à repenser » in « Quel avenir pour l'autonomie des collectivités locales ? » Les 2 es entretiens de la Caisse des dépôts sur le développement local, 30 septembre 1999. Editions L'Aube Territoires.

* 212 Rapport n°40, Sénat, 2003-2004.

* 213 Nous incluons dotation nationale de péréquation, dotation de solidarité urbaine et rurale, dotation d'intercommunalité pour le bloc communal, dotation de péréquation urbaine et de fonctionnement minimal pour les départements, dotation de péréquation pour les régions. Soit un total de 6,8 milliards d'euros sur 41 milliards.

* 214 Le groupe de travail de la commission des Finances du Sénat a produit un document utile qui retient la notion de « potentiel financier de base » (pour la péréquation verticale) et celle de « potentiel financier corrigé » (pour une péréquation horizontale).

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