2. Le véritable enjeu : déterminer l'opportunité d'un tel choix pour la France

L'expertise collective de l'INSERM a tiré de son travail de compilation de la littérature scientifique une conclusion importante qui mérite d'être soulignée : « pour que les [centres d'injection supervisés] soient efficaces, il est nécessaire qu'ils répondent à des besoins identifiés qui peuvent varier selon le contexte : importance de l'injection en public, nombre d'usagers injecteurs sans contact ou en rupture avec des structures de soin, nombre d'overdoses mortelles, existence de problèmes de santé liés à l'injection » (266 ( * )) .

M. Étienne Apaire a prolongé cette réflexion en posant des questions qui sont, pour vos rapporteurs, essentielles : les centres d'injection supervisés sont-ils adaptés aux enjeux nationaux ? Sont-ils politiquement et économiquement viables ? Pourraient-ils être acceptés par la population ? L'expertise collective n'a pas répondu à ces questions, pourtant déterminantes. L'enjeu consiste, pour vos rapporteurs, à déterminer si de telles structures seraient adaptées à la situation française.

a) Des doutes sérieux sur l'adéquation des centres d'injection supervisés à la situation française

Vos rapporteurs ont tenté, dans un souci d'objectivité, d'établir si la situation française était comparable à celle des pays où ont été mis en place des centres d'injection supervisés : quelle est la situation sanitaire des usagers de drogues ? Quelles sont les caractéristiques des « scènes de consommation de drogues » en France ? Des dispositifs de réduction des risques existent-ils aujourd'hui qui permettent de viser les usagers de drogues les plus précaires ?

? Un nombre de surdoses mortelles plus faible en France qu'à l'étranger

Notre pays est celui où la proportion de décès liés à la consommation de drogues est la plus faible. Alors qu'au milieu des années 1990, on déplorait entre 500 et 600 surdoses mortelles, ce nombre a ensuite très nettement chuté. Les statistiques diffèrent certes selon les sources : ainsi, en 2007, on comptait, selon le centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, 333 décès par surdose, alors que ce nombre était de 217 selon l'enquête sur les décès en relation avec l'abus de médicaments et de substances menée par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Toujours est-il que le nombre de morts causées par l'usage de drogues est sans commune mesure avec celui qu'il fut il y a vingt ans.

Surtout, ainsi que le note la revue Tendances publiée par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, « rapportées à des pays voisins, les données officielles placent la France dans une situation privilégiée. Le nombre de surdoses en France [...] est quatre à cinq fois moindre qu'en Allemagne, et six à sept fois inférieur au Royaume-Uni. [...] Le nombre de surdoses mortelles en France apparaît faible comparé à la situation d'autres pays européens » (267 ( * )) . À titre d'exemple, ce nombre était, en 2007, de 475 en Espagne.

Reconnaissant que le nombre de surdoses est sans doute sous-estimé d'environ 30 %, la même publication souligne que « même pris en compte, le niveau corrigé demeure en deçà des estimations relevées en Allemagne ou au Royaume Uni ». Ce résultat est intéressant à deux titres : d'une part, il montre que la France dispose de meilleurs résultats que l'Allemagne qui est pourtant dotée de vingt-cinq salles de consommation de drogues ; d'autre part, il est mis sur le compte de la politique française en matière de réduction des risques.

Ce constat rejoint les propos tenus à la mission d'information par M. Gilbert Pépin, biologiste et expert judiciaire (268 ( * )) , qui a noté que la France enregistrait beaucoup moins de morts du fait des opiacés que les autres pays européens et a jugé que cette situation était à mettre au crédit de sa politique de substitution aux opiacés. On peut penser que cela est aussi lié à la régression de l'administration de drogues par voie intraveineuse, qui est la plus risquée et a sensiblement diminué depuis les années 1990 grâce à la politique de réduction des risques, sans qu'il ait été besoin, pour atteindre de tels résultats, de créer des centres d'injection supervisés.

? Des « scènes de consommation de drogues » diffuses et mobiles

Vos rapporteurs ont pu constater que la mise en oeuvre de centres d'injection supervisés avait répondu non seulement à des préoccupations d'ordre sanitaire, mais également à des considérations d'ordre public en raison de l'existence de « scènes ouvertes » de consommation de drogues.

En France, même si certains quartiers subissent des nuisances indiscutables liées tant au petit trafic qu'à la consommation de produits stupéfiants dans l'espace public, nulle ville n'accueille des scènes d'une ampleur comparable à celle qu'ont pu connaître certaines villes allemandes ou suisses. Rappelons que le quartier du Letten à Zurich accueillait à une époque le regroupement de 3 000 à 4 000 toxicomanes, vivant dans des conditions sanitaires absolument effroyables.

Le phénomène est, dans les grandes agglomérations françaises, plus diffus et surtout beaucoup plus mobile, ainsi que l'a souligné M. Michel Gaudin, préfet de police de Paris (269 ( * )) . La consommation de crack à Paris s'est ainsi, pendant un temps, concentrée dans le quartier de la place Stalingrad, puis, grâce à l'action des services de police, s'est déportée vers la porte d'Aubervilliers et la gare de Saint-Denis. Elle revient désormais dans la ville de Paris, notamment dans ses dix-huitième et dix-neuvième arrondissements. Les consommateurs « suivent » ainsi les petits trafiquants qui se déplacent au fil des opérations de démantèlement des réseaux.

Il est indiscutable que les quartiers concernés subissent une situation très difficile, ne serait-ce qu'en raison de l'extrême détresse sanitaire des toxicomanes qui les fréquentent et à laquelle sont confrontés, au quotidien, les riverains. Cela a d'ailleurs donné lieu à des initiatives locales positives de médiation sociale et d'accompagnement des usagers de drogues, comme Coordination toxicomanies dans le quartier de la Goutte d'Or à Paris. Mais comme l'a indiqué M. le préfet de police Michel Gaudin, il est douteux que la mise en place de structures fixes permettrait de répondre aux besoins, sauf à admettre une implantation durable des trafics à leurs abords ; on voit bien la situation intenable dans laquelle cela mettrait les forces de l'ordre et les nuisances à l'ordre public qui en résulteraient.

Vos rapporteurs sont en outre sensibles à l'argument selon lequel une salle de consommation de drogues ne présenterait de réel intérêt que si elle fonctionnait en continu, en particulier la nuit, pour répondre aux besoins des usagers de crack ; or ils ont pu constater qu'à Genève par exemple, l'espace Quai 9 est fermé de 19 heures à 11 heures du matin. Un tel mode de fonctionnement serait, à l'évidence, inadapté pour la scène parisienne de consommation de crack .

Cela étant, l'inaction n'est pas une option ; il est évidemment indispensable d'intervenir auprès des toxicomanes les plus vulnérables et précaires. Vos rapporteurs proposent donc de recourir davantage à des « maraudes » de contact , comme l'a suggéré M. le préfet de police Michel Gaudin. Une telle démarche offrirait l'avantage de la souplesse et de la réactivité pour s'adapter à la mobilité des lieux de consommation en permettant d'aller au-devant d'une population très désinsérée. Elle offrirait en outre l'avantage de correspondre aux modes d'intervention déjà mis en place par des structures très impliquées dans le domaine de la réduction des risques.

? Une politique active de réduction des risques qui a permis d'améliorer l'état de santé des usagers de drogues

On constate au niveau européen des différences importantes en matière d'accès à des dispositifs de réduction des risques qui, comme l'a observé l'expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, jouent un rôle important en matière de réduction des risques infectieux.

Selon les données de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, la France distribue ainsi quinze millions de seringues stériles, contre trois millions et demi en Espagne (on ne dispose pas de données concernant l'Allemagne et les Pays-Bas). Or, les programmes d'échange de seringues ont un impact sanitaire indéniable ; il n'est qu'à voir les résultats obtenus en matière de transmission du virus de l'immunodéficience humaine sans que la France ne dispose de centres d'injection supervisés : entre 1993 et 2008, le nombre de nouveaux cas de syndrome d'immunodéficience acquise attribués à l'usage de drogue injectable est passé de 1 495 à 51 et le nombre de décès que celui-ci a causés chez les usagers de drogues par voie intraveineuse a très nettement chuté en passant de près de 1 000 dans les années 1990 à 43 en 2007.

La France a également fait le choix d'une large diffusion des traitements de substitution aux opiacés : ceux-ci sont délivrés à 130 000 usagers de drogues, soit 51 % des usagers dits « problématiques » au sens de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (personnes qui font un usage répété de cocaïne, d'amphétamine ou d'héroïne, ou pratiquent l'injection de drogues).

À titre de comparaison, selon le même observatoire, en 2008, l'Allemagne comptait 72 200 usagers de drogues sous traitement de substitution (dont près de 58 000 sous méthadone) ; en Espagne, près de 82 000 personnes suivaient un tel traitement. La France se caractérise en outre par le choix original d'une prescription large de buprénorphine haut dosage qui présente des risques de surdose moins graves que ceux encourus en cas de prise de méthadone.

La situation est évidemment critique, et même franchement inquiétante, concernant la prévalence du virus de l'hépatite C parmi les usagers de drogues puisqu'elle est estimée à 60 % chez les usagers injecteurs. La question est de savoir si des centres d'injection supervisés permettraient d'améliorer, sur ce point, l'état de santé des usagers de drogues.

Il est à craindre que la réponse soit négative : comme on l'a vu plus haut, les études déjà menées ne permettent pas d'apprécier un éventuel impact de ces structures sur la transmission du virus de l'hépatite C, très contagieux. En outre, les usagers de drogues qui seraient susceptibles d'être concernés par ces centres ont déjà un long « parcours » de toxicomane derrière eux et sont, pour une grande partie, déjà infectés. La fréquentation d'un centre d'injection supervisé ne changerait malheureusement pas leur situation et le risque de transmission ne serait, d'après les études, pas amoindri par l'existence de telles structures.

Rappelons enfin que la France dispose d'un réseau dense de structures d'accueil ayant un bas seuil d'exigence à l'égard des personnes les fréquentant. Les interlocuteurs rencontrés par la mission d'information à Genève lors de sa visite de Quai 9 ont tous insisté sur le fait que ce centre constituait, avant toute chose, un espace d'accueil où se créait du lien social. Cela correspond en tout point à la mission des 130 centres français d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues. Ces derniers permettent en effet d'avoir un premier contact avec les mêmes populations que celles qui sont ciblées par les centres d'injection supervisés, à savoir des usagers de drogues ayant un long parcours de consommation et vivant dans des conditions souvent précaires. Ils procèdent, eux aussi, à des échanges de matériel d'injection et peuvent orienter les usagers de drogues vers 500 structures de traitement spécialisées ou, si cela est nécessaire, le système de soins de premier recours.

Les modalités de fonctionnement de ces structures sont peut-être à améliorer ; probablement pourrait-on envisager un aménagement de leurs missions et les encourager à multiplier les interventions mobiles. Toujours est-il que la France dispose d'espaces destinés à avoir un premier contact avec les usagers de drogues les plus fragiles et les plus marginalisés ; c'est un atout précieux que le débat sur les centres d'injection supervisés ne doit pas occulter.

? L'acceptation plus qu'incertaine de centres d'injection supervisés par la population

Il est évident que la mise en oeuvre de structures d'accueil de toxicomanes où ceux-ci pourraient procéder à des injections de substances illicites serait impossible sans l'acceptation de la population. Un tel choix nécessite un consensus, faute de quoi il est voué à l'échec.

Élus, vos rapporteurs doutent que ce consensus puisse être atteint. Au-delà des appréciations divergentes qui ont été mises en évidence plus haut et qui émanent de personnalités directement impliquées dans le champ des toxicomanies, il est fort probable que la seule expérimentation de centres d'injection supervisés susciterait non pas des réticences de la part de la population, mais sa franche opposition.

Les résultats de la dernière enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes (publiée en juin 2010 à partir de données de 2008) sont d'ailleurs sans appel. Celle-ci note certes qu'une large majorité (72 %) des personnes interrogées adhère au principe de base qui fonde la politique de réduction des risques, bien que ce soutien se soit effrité depuis 2002 (81 % partageaient alors cette opinion). Mais, souligne l'enquête, « cette majorité favorable à la réduction des risques s'inverse lorsque l'on envisage les formes les plus «discutées». Ainsi, seuls 27 % des Français seraient favorables à l'idée de : «pour prévenir les risques pour la santé, mettre à disposition des consommateurs d'héroïne des locaux et du matériel spécial pour qu'ils puissent s'injecter leur propre drogue» » (270 ( * )) .

Or, comme l'a souligné fort justement l'expertise collective de l'INSERM, « pour garantir un fonctionnement adéquat [des centres d'injection supervisés], leur implantation doit reposer sur un consensus entre tous les acteurs locaux : santé, police, autorités politiques et administratives, population en général et voisinage immédiat, usagers eux-mêmes » (271 ( * )) .

Vos rapporteurs constatent que si des accords locaux entre associations et municipalités ont pu, dans certains cas, survenir, on est loin d'avoir abouti au consensus réclamé par l'expertise collective. De toute évidence, le choix d'implanter des centres d'injection supervisés serait incompris par une grande partie de la population et, ne serait-ce que pour cette raison, semble plus qu'hasardeux. Vos rapporteurs estiment qu'il porterait en outre un mauvais coup à la politique de prévention des toxicomanies en brouillant le message délivré par les autorités publiques à l'adresse des populations les plus vulnérables face aux toxicomanies, en particulier les jeunes.


* (266) Institut national de la santé et de la recherche médicale, expertise collective, Réduction des risques chez les usagers de drogues - Synthèse et recommandations, p. 35, Les éditions INSERM, 2010.

* (267) Éric Janssen, Christophe Palle, « Les surdoses mortelles par usage de substances psychoactives en France » , Tendances n° 70, mai 2010.

* (268) Audition du 11 mai 2011.

* (269) Audition du 25 mai 2011.

* (270) Jean-Michel Costes, Cécile Laffiteau, Olivier Le Nézet, Stanislas Spilka, « Premiers résultats concernant l'évolution de l'opinion et la perception des Français sur les drogues 1999-2008 » , Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 21 juin 2010.

* (271) Institut national de la santé et de la recherche médicale, expertise collective, Réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues, Les éditions INSERM, juillet 2010, p. 388.

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