3. De délicats problèmes juridiques

Des interrogations existent quant à l'efficacité des centres d'injection supervisés et leur adéquation à la situation française. On doit également noter que leur éventuelle mise en oeuvre poserait des difficultés juridiques qu'il serait délicat de résoudre.

a) La responsabilité des personnels travaillant dans les centres

Vos rapporteurs estiment qu'en l'état de notre législation, la supervision, par un personnel soignant, de l'injection d'une substance illicite et toxique pourrait donner lieu à débat. Ainsi, l'article L. 1142-1 du code de la santé publique dispose-t-il que « hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé [...] ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute ». La supervision d'une injection de drogue constituerait-elle, à cet égard, une faute en cas d'incident, comme par exemple une surdose ? Cette supervision pourrait-elle d'ailleurs être regardée comme un « acte de prévention, de diagnostic ou de soins » ? Rien n'est moins sûr.

De toute évidence, le risque serait grand que les professionnels intervenant dans les centres d'injection supervisés ne voient leur responsabilité engagée, sur plusieurs fondements. Rappelons ainsi que la facilitation « par quelque moyen que ce soit » de l'usage illicite de stupéfiants est punie de dix ans d'emprisonnement et de 7 500 000 euros d'amende (article 222-37 du code pénal) ; la provocation directe d'un mineur à faire un usage illicite de stupéfiants est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende (article 227-18 du même code) ; la provocation à l'usage et sa présentation favorable sont, pour leur part, punies de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende (article L. 3421-4 du code de la santé publique). Enfin, la possibilité d'un engagement de la responsabilité pénale des personnels des centres d'injection supervisés pour mise en danger de la vie d'autrui, sur le fondement de l'article 121-3 du code pénal, doit aussi être envisagée.

Les médecins sont en outre soumis à un code de déontologie, figurant dans la partie réglementaire du code de la santé publique, et dont on peut penser que certaines de ses dispositions pourraient être invoquées à l'encontre d'une supervision médicale de l'acte d'injection d'un produit stupéfiant illicite. L'article R. 4127-2 prévoit ainsi que « le médecin, au service de l'individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité ». L'article R. 4127-3 dispose pour sa part que « le médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l'exercice de la médecine ». Plusieurs appréciations semblent possibles, selon qu'on considère qu'il est respectueux de la vie humaine et moral d'aider un toxicomane à pratiquer une injection dans un environnement sûr et hygiénique ou que l'on juge attentatoire à la personne et immoral de superviser l'injection d'un produit dont on sait qu'il est, par définition, toxique ou dont on ignore la composition exacte.

Il convient aussi de noter que les personnels de centres d'injection supervisés peuvent être confrontés à des situations particulièrement délicates, d'ailleurs mises en évidence dans une évaluation de l'espace Quai 9 de Genève menée par l'Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne (274 ( * )) . Jusqu'où aller dans l'accompagnement dans les étapes d'injection, lorsque l'usager ne sait pas préparer son produit ou ne sait pas l'injecter ? Que faire lorsque des usagers ont un état de santé très dégradé mais refusent de se soigner ? Quelle attitude tenir face aux nouveaux ou aux jeunes injecteurs ? Que faire face à une femme enceinte souhaitant pratiquer une injection ? Comment gérer un acharnement à l'injection ou des pratiques d'automutilation ?

Ce débat déontologique peut difficilement être tranché par vos rapporteurs. Il revient en réalité au corps médical de décider si la supervision d'une injection de drogue illicite peut être admise au regard des principes qui guident l'exercice de sa profession.

Comme on l'a vu plus haut, le Conseil national de l'ordre des médecins, compétent en matière de code de déontologie, ne s'est pas prononcé sur la question des centres d'injection supervisés. Seule sa section Santé publique a évoqué ce sujet, pour conclure que de telles structures n'étaient pas souhaitables. Mais vos rapporteurs sont sensibles à la position de l'Académie nationale de médecine qui a jugé, dans son communiqué précité, qu'« en cautionnant, même indirectement, l'injection d'une solution non stérile d'une substance non identifiée, le médecin superviseur engagerait sa responsabilité, qu'elle soit personnelle ou administrative ». Cette position, si elle ne préjuge en rien de ce que pourrait décider le Conseil national de l'ordre des médecins sur la question, conduit vos rapporteurs à penser que des centres d'injection supervisés soulèveraient des difficultés juridiques et déontologiques délicates.


* (274) Sandra Solai, Fabienne Benninghoff, Giovanna Meystre-Agustoni, André Jeannin, Françoise Dubois-Arber, Évaluation de l'espace d'accueil et d'injection « Quai 9 » à Genève - Deuxième phase 2003, Hospices / CHUV Département universitaire de médecine et de santé communautaires, Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne, 2004.

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