2- L'analyse des circuits de la décision

Nous nous sommes entretenus à New York avec Paul Glimcher 154 ( * ) qui enseigne l'économie, la psychologie et les sciences neuronales, et dirige un institut dédié à la psychologie de la décision qu'il applique à l'économie. Peu financé par l'industrie, mais en revanche bien soutenu par les organismes fédéraux de financement de la recherche, son institut revisite les concepts économiques, essentiellement micro-économiques (utilité, maximisation, élasticité, bien-être, etc.), et les théories des jeux (prises de décision, stratégies) en y introduisant les récentes découvertes en matière de fonctionnement du cerveau. Il en ressort des modèles de prévision d'un caractère prédictif plus élevé qui permettent de mieux cerner le comportement du consommateur lorsque celui-ci est face à des choix multiples ou des données exogènes. Selon Paul Glimcher, ce caractère prédictif n'est pas sans conséquence au plan éthique.

3- Les risques de dévoiement : « le neuromarketing »

Le neuromarketing applique les techniques et savoirs issus des neurosciences notamment de la neuroéconomie, au comportement du consommateur, et s'appuie essentiellement sur l'imagerie par résonance magnétique (IRM) pour analyser ce qui advient dans le cerveau lorsque l'on goûte un produit, que l'on visionne une publicité ou que l'on prend une décision d'achat. Une expérience connue menée par une équipe de chercheurs en neurosciences de Houston en révèle les principes.

Ces chercheurs ont étudié les préférences d'individus pour les deux sodas les plus connus : le Pepsi et le Coca Cola. Lorsque les cobayes goûtent les deux boissons en aveugle, les préférences se répartissent équitablement entre les deux boissons. Mais lorsque l'identité du produit est affichée, les sujets expriment une nette préférence pour le Coca. L'IRM a montré que les deux situations n'activaient pas le cerveau de la même manière, et en conclut que les préférences du consommateur peuvent s'affirmer selon deux circuits différents et indépendants, selon qu'elles se fondent uniquement sur des perceptions, ou qu'elles prennent en compte des influences culturelles (gains et pertes). Par ailleurs, dans la phase d'achat, on assiste, selon les chercheurs, à la désactivation de la zone d'anticipation de la perte.

L'intérêt principal des expériences à base d'IRM pour le marketing est de pouvoir se passer du verbal. Les critiques sur les dangers du neuromarketing sont nombreuses au sein de la communauté scientifique. Outre l'étroitesse des échantillons et les conditions d'études irréalistes (des individus enfermés dans le scanner, coupés de leur environnement), de nombreux experts critiquent la faible validation scientifique reçue par ces travaux, rarement publiés dans des revues à comité de lecture.

Dès l'audition publique du 26 mars 2008 Olivier Oullier 155 ( * ) avait mis en garde contre les risques de confusion avec la neuroéconomie. : « Si le marché du neuromarketing existe, il ne faut absolument pas, et je n'insisterai jamais assez là-dessus, faire l'amalgame avec la neuroéconomie qui est une discipline universitaire rigoureuse dont les finalités ne sont nullement commerciales. Mieux comprendre comment nos émotions peuvent intervenir dans les décisions économiques et morales peut avoir un impact positif y compris pour vaincre les mécanismes d'addiction, par exemple, afin de savoir pourquoi les gens prennent la décision de replonger »

Il reconnaissait sans ambages que certains charlatans essaient de profiter des découvertes en neurosciences. En effet, les expériences fournissent toujours des résultats ex post , qui éclairent la dimension neurale des comportements qui viennent d'avoir lieu. Elles ne permettent en aucun cas de savoir comment agir sur le cerveau pour induire ces mêmes comportements. De fait, les recommandations marketing tirées de ces travaux restent relativement vagues.

Or les expériences de neuromarketing en vue de campagnes publicitaires sur des produits mobilisent des sujets pendant des heures, des appareils d'IRM, des techniciens et voire des neurologues, et peuvent se dérouler dans des lieux dédiés aux soins ; certes, les machines sont louées, mais il n'empêche que cela est choquant pour une discipline controversée dont les buts avérés sont clairement la manipulation des esprits à des fins commerciales.

A la lumière de la nouvelle loi, on peut se demander comment sera interprétée l'action d'une société de marketing qui veut réaliser, en France, une expérience d'IRM fonctionnelle sur une décision d'achat de consommateurs ? Une fois toutes les autorisations obtenues, cette société ne possédant pas d'IRMf devra faire appel à un laboratoire public qui en possède un et payer une prestation pour l'utilisation de l'IRMf, l'examen médical des sujets et le traitement des données. Les finalités de l'expérience sont bien commerciales, mais l'expérience a été réalisée au sein d'un laboratoire de recherche scientifique. Comment caractériser les résultats obtenus ? Dès lors il convient de lever toute ambiguïté et d'interdire clairement cette pratique.

Recommandation :

Interdire la validation de campagnes publicitaires ou d'expériences de neuromarketing par le recours à des IRM dédiées au soin et à la recherche scientifique et médicale.


* 154 Professeur de neuroéconomie, et psychologie Center for Neuroeconomics, New York University - (Mission des Rapporteurs aux États-Unis du 11 au 14 octobre 2011).

* 155 Professeur de psychologie à l'Université d'Aix-Marseille, Conseiller scientifique au Centre d'analyse stratégique.

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