2. Une estimation qui, au total, minore sans doute l'effort à entreprendre

Même si des facteurs pourraient alléger l'effort à entreprendre, il est plus probable que celui-ci devra être plus important.

Si l'estimation des besoins d'investissement agricole par la FAO est cohérente avec la contrainte de production, calculée par l'organisation, c'est plus globalement que cette estimation est assise sur le scénario agricole de l'organisation ce qui oblige à la considérer comme étroitement tributaire d'une forme particulière de développement agricole.

Quelques rappels s'imposent à ce sujet.

En premier lieu, le scénario agricole de FAO est fondé sur des objectifs de croissance de la production agricole très contrastés par région .

Projections de production agricole par région
en pourcentage de croissance annuelle

2009

2030

2050

2050/2005

PAYS EN DÉVELOPPEMENT

1 172

1 784

2 207

1,88

AFRIQUE SUB-SAHARIENNE

98

182

263

2,69

AMÉRIQUE LATINE-CARAÏBES

210

343

436

2,08

AN-MO

95

155

200

2,11

ASIE DU SUD

216

356

459

2,12

ASIE DE L'EST

554

748

848

1,53

Source : FAO - Josef Schmidhuber, Jelle Bruinsma et Gerold Boedeker

La production agricole devrait s'accroître globalement de 88 % dans les pays en développement. C'est en Afrique sub-saharienne que la contrainte de l'élévation de la production serait la plus forte avec une tendance vers le triplement quand, en Asie de l'Est, elle n'augmenterait que de 50 %.

Ces résultats sont, en partie, « normés ». Notamment ils sont dépendants des perspectives régionales de la demande et, de ce fait, tributaires d'un objectif, nuancé, d'autosuffisance alimentaire .

Perspective des taux d'autosuffisance alimentaire par région

2005

2050

PAYS EN DÉVELOPPEMENT (MOYENNE)

99

99

AFRIQUE SUB-SAHARIENNE

97

95

AMÉRIQUE LATINE-CARAÏBES

118

130

AN-MO

79

78

ASIE DU SUD

99

98

ASIE DE L'EST

91

91

Source : FAO - Josef Schmidhuber, Jelle Bruinsma et Gerold Boedeker

Cette particularité de l'estimation pourrait être considérée comme conduisant à exagérer les besoins d'investissement . Pour ceux qui estiment que le développement des échanges internationaux, comme clef de voûte de l'équilibre alimentaire du futur, permettra d'optimiser la production, la contrainte de raisonner en fonction d'une norme d'autosuffisance alimentaire régionale peut être considérée comme aboutissant à des situations sous-optimales. Dans un tel contexte, le capital requis pourrait être supérieur à celui que nécessiterait un système alimentaire reposant plus pleinement sur les avantages comparatifs et les échanges internationaux. Cette vision est cependant contestable comme on l'indique dans le présent rapport.

Par ailleurs, plus ponctuellement, les résultats du scénario peuvent poser des problèmes de cohérence.

On peut s'interroger sur le point de savoir pourquoi, dans un tel contexte, l'Amérique du Sud et d'autres régions (la Russie ou l'Ukraine) seraient en position d'exportateurs nets. Cette dernière interrogation conduit à se demander si les besoins d'investissement estimés pour cette dernière zone n'excèdent pas ce qu'il serait économiquement cohérent de prévoir.

Mais d'autres considérations conduisent à se demander si les besoins d'investissement estimés par la FAO ne sont pas, plus ou moins largement, minorés.

Pour votre rapporteur, c'est plutôt cette interrogation qu'il faut considérer.

En premier lieu, les taux d'autosuffisance alimentaire qui fondent l'analyse des besoins d'investissement agricole de l'étude peuvent apparaître contestables tant au regard de leurs valeurs de départ (indiquées dans le tableau ci-dessus) que, surtout, sous l'angle de leur signification. Particulièrement du fait des hypothèses de progression des rations alimentaires individuelles, on peut juger que les évaluations de la FAO minorent les besoins de production et, par conséquent, d'investissement. Des plafonds plus élevés obligeraient à des projets plus ambitieux.

Par ailleurs, seule l'Amérique du Sud se voit reconnaître, dans le scénario de la FAO, une vocation à exporter sa production agricole. Or, il ne serait pas inutile de se situer dans un contexte plus global de développement des pays en retard où celui-ci passerait par une affirmation de leur vocation agricole.

En pareille hypothèse, les besoins d'investissement seraient sensiblement plus élevés.

Mais il existe un autre motif important de s'interroger sur le niveau de l'estimation de la FAO.

À ce propos, on doit procéder à un rappel : le scénario agricole de la FAO aboutit à des niveaux de production par agriculteur très différenciés selon la région considérée avec un creusement des écarts de production par tête .

Projections de production par agriculteur
en dollars

2005

2030

2050

2050/2005

PAYS EN DÉVELOPPEMENT (MOYENNE)

882

1 319

1 844

2,09

AFRIQUE SUB-SAHARIENNE

475

587

700

1,47

AMÉRIQUE LATINE-CARAÏBES

4 993

10 405

18 173

3,64

AN-MO

1 827

3 157

4 888

2,68

ASIE DU SUD

575

836

1 230

2,14

ASIE DE L'EST

845

1 398

2 221

2,63

Source : FAO - Josef Schmidhuber, Jelle Bruinsma et Gerold Boedeker

En 2005, la production par agriculteur s'élève aux deux extrémités de la hiérarchie, à 475 dollars en Afrique sub-saharienne et à 4 993 dollars en Amérique du Sud (soit un rapport de 1 à plus de 10) pour une moyenne de 882 dollars pour les agriculteurs des pays en développement (2,4 dollars par jour).

Le scénario de la FAO à 2050 table sur un doublement réel de la valeur de la production par tête.

Mais, cette projection verrait s'amplifier les écarts de production par tête, le rapport entre l'Amérique du Sud et l'Afrique sub-saharienne passant de 10 à plus de 25.

De fait, la production par agriculteur n'augmenterait que de 47 % dans cette dernière région contre, en moyenne, un doublement et un accroissement tangentant le quadruplement en Amérique du Sud.

Autrement dit, il n'y a pas d'homothétie entre les perspectives régionales d'évolution de la production agricole et les perspectives de production par tête par région 66 ( * ) .

La question de la cohérence de ce résultat peut être posée. Les écarts de productivité pourraient entraîner des bouleversements des systèmes de production agricole dans un contexte où les concurrences internationales se renforceraient.

Dans un tel « monde agricole » un maintien des agriculteurs les moins efficaces est hasardeux et leur prospérité plus encore. Or, si l'on se fixe un objectif d'autosuffisance alimentaire, il faut se donner les moyens de ce maintien, ce qui suppose des investissements plus massifs, dès lors que ceux-ci sont une condition pour que les agriculteurs puissent vivre de leur activité.

Cette contrainte micro-économique peut être illustrée par des données plus macro-économiques.

On peut approcher, avec une grande imprécision toutefois, les flux de revenus annuels qui seraient nécessaires pour « sortir » les pauvres de leur situation. Pour les seuls ruraux, ils s'élèvent à environ 1 000 milliards de dollars.

Une évaluation grossière des revenus nécessaires pour sortir les pauvres de la pauvreté absolue

Une évaluation grossière du supplément de revenu nécessaire pour que les ruraux sortent de la pauvreté peut être proposée.

Précisions sur la méthode d'estimation suivie

L'objectif est que chaque rural atteigne le seuil de revenu de 2,15 dollars par jour. On suppose que tous les ruraux dont le revenu est inférieur à 1,08 dollar n'ont pas de revenu, ce qui exagère la situation, et que ceux qui ont un revenu égal ou supérieur à 1,08 dollar mais inférieur à 2,15 dollars touchent 1,08 dollar.

On multiplie le revenu annuel nécessaire pour atteindre le seuil de 2,15 dollars pour le nombre des ruraux appartenant à chacune des deux catégories identifiées.

La méthode est évidemment grossière mais faute de connaître la distribution effective du revenu elle permet de chiffrer le surcroît de revenu qu'il faudrait pour que les ruraux des pays en développement sortent de la pauvreté.

Quel supplément de revenu faudrait-il pour que les ruraux sortent de la pauvreté ? (estimée à 2,15 dollars par jour) (en milliards de dollars)

Au total, il faudrait accroître le revenu rural des pays considérés de 1 034,1 milliards de dollars pour disposer des moyens de surmonter la pauvreté rurale.

L'effort le plus important (80 % du total) est requis pour les pays en mutation du fait du nombre de personnes concernées.

C'est l'extrême pauvreté (quand les personnes touchent moins de 1,08 dollar par jour) qui absorbe l'effet théorique le plus élevé (près de 60 % du total dont plus des trois quarts dans les pays en mutation).

Cette estimation peut être rapprochée de plusieurs grandeurs qui permettent d'approcher l'ampleur de l'effort nécessaire. Avec un taux de change de 1,3 dollar pour 1 euro, l'estimation revient à 795 milliards d'euros, soit un peu plus de 40 % du PIB de la France et 5,7 % du PIB européen.

Il est douteux qu'un investissement net limité à 3 636 milliards de dollars engendre de tels revenus. Il faudrait que lui soit associé un rendement annuel exceptionnel.

Enfin, les estimations de la FAO, sont étroitement liées aux caractéristiques, très contrastées selon les régions, du développement agricole imaginé par elle.

L'évaluation des besoins d'investissement proposée par la FAO dessine des développements agricoles très différenciés avec, d'un côté, des pays à « agriculture productiviste » et, de l'autre, des régions où la production agricole reposerait principalement sur la main d'oeuvre. Cette vision n'est pas sans parenté avec celle développée par la Banque mondiale sur les conditions du développement agricole dans les pays en développement 67 ( * )

Dans la situation d'aujourd'hui, le stock de capital par personne employée dans le secteur agricole varie nettement d'une région à l'autre .

Stock de capital par personne employé dans le secteur agricole en 2009
(en millions de dollars)

PAYS EN DÉVELOPPEMENT (MOYENNE)

4,28

AFRIQUE SUB-SAHARIENNE

2,78

AMÉRIQUE LATINE-CARAÏBES

25,24

AN-MO

11,61

ASIE DU SUD

3,88

ASIE DE L'EST

3,06

Source : FAO

Le capital par tête varie de 1 à 9 entre l'Afrique sub-saharienne et l'Amérique du Sud. En dehors celle-ci, et de la zone Afrique du Nord-Moyen Orient, le paysan moyen dispose d'un capital estimé autour de 3 000 dollars.

Le scénario de la FAO implique qu'à l'horizon 2050 le capital par tête augmente à l'échelon des pays en développement de l'ordre de 80 %. Mais ce résultat moyen serait le produit d'évolutions très disparates.

Projection régionale de capital par tête 2005-2050
(en millions de dollars)

2005

2030

2050

2050/2005

PAYS EN DÉVELOPPEMENT (MOYENNE)

4,28

5,72

7,68

1,79

AFRIQUE SUB-SAHARIENNE

2,78

2,62

2,77

1

AMÉRIQUE LATINE-CARAÏBES

25,24

45,7

77,77

3,08

AN-MO

11,61

17,33

25,41

2,19

ASIE DU SUD

3,88

4,59

6,1

1,57

ASIE DE L'EST

3,06

4,87

7,67

2,51

Source : FAO - Josef Schmidhuber, Jelle Bruinsma et Gerold Boedeker

Les projections de la FAO retiennent des augmentations du capital par tête par région qui amplifient les écarts initiaux .

La situation de l'Afrique sub-saharienne doit être relevée puisque l'équipement agricole par individu n'y ferait aucun progrès. En revanche, la région où il est déjà le plus développé - l'Amérique du Sud - connaîtrait aussi la plus forte progression avec un triplement de la valeur du capital par tête.

La fragilité d'un tel scénario doit être soulignée d'autant que des éléments pouvant être importants sont apparemment négligés.

La question essentielle est celle du savoir si sans une augmentation du capital par tête, le niveau du revenu par tête peut augmenter. Votre rapporteur en doute même en considérant les progrès de productivité non liés à l'investissement. Dans ces conditions, le maintien des agriculteurs qui n'auraient pas davantage de capital à leur disposition n'est pas acquis non plus que leur accès à un niveau de revenu compatible avec leur accès à la nourriture.

Par ailleurs, il faut prendre en compte des facteurs d'élévation du coût de l'investissement.

Les effets-prix pourraient être de plus de poids que dans le passé dans l'hypothèse d'une hausse des coûts de production des investissements d'autant plus envisageable que les fournisseurs seraient de plus en plus concentrés et exposés à l'augmentation du prix de l'énergie, dans un contexte où, par ailleurs, la flexion des prix due à la récente vague de mondialisation s'inverserait ;

Les effets des coûts d'amortissement des dommages environnementaux qui pourraient contraindre à des investissements supplémentaires, préventifs ou de réparation...

Dans ce contexte, il se pourrait que les besoins d'investissement pour relever le défi alimentaire, tout particulièrement s'il s'agit d'assurer le respect du droit individuel à l'alimentation, soient nettement plus élevés.

* *

*

Le cadrage général du développement agricole privilégié par la FAO et ses effets sur l'évaluation des besoins d'investissement sont ainsi discutables. Ils sont par ailleurs tributaires de la prospective globale des équilibres de l'alimentation de la FAO qui repose sur des hypothèses techniques qu'il faut détailler :

une faible substitution du capital au travail dans la mesure où nombre de pays suivraient un modèle d'agriculture intensif en travail (conformément à leurs avantages comparatifs supposés) ;

une augmentation de la productivité totale des facteurs qui permet d'économiser des facteurs de production, parmi lesquels le capital.

Globalement, la fonction de production du secteur agricole se modifierait avec un accroissement du capital de 71 %, une diminution du travail de 16 % et une extension des terres cultivées de 25 %.

La substitution du capital au travail ainsi décrite est présentée comme modérée par les experts de la FAO 68 ( * ) .

C'est exact, mais ce n'en est pas moins problématique. En Afrique subsaharienne, le capital et le travail agricole évolueraient parallèlement (+ 48 % et + 59 %) avec une mobilisation supplémentaire des terres de seulement 28 %.

Les « hypothèses » sur la productivité totale des facteurs découlent de ces perspectives. Pour une croissance moyenne de 20 %, elle s'élèverait à 62 % en Amérique du Sud mais serait négative en Afrique subsaharienne (- 35 %).

Prises ensemble, ces variables posent un problème de cohérence.

La production agricole des pays en retard de développement peut-elle être développée dans un contexte où les incitations économiques ne s'amélioreraient pas significativement et où les concurrences s'accentueraient ?

Peut-on réellement envisager un supplément d'investissement, même modéré, dans des pays où les moyens de cet investissement devraient être trouvés à l'extérieur du secteur agricole lui-même ?

La production agricole mondiale peut-elle se passer d'un accroissement beaucoup plus conséquent de la production des pays les plus en retard ?

La mise en oeuvre effective du droit à l'alimentation ne nécessite-t-elle pas une élévation plus importante du niveau de revenus des agriculteurs les plus pauvres, qui implique un plus fort recours au capital ?

Telles sont autant de questions qui conduisent à estimer que les besoins d'investissement agricole pourraient être nettement plus élevés qu'envisagés.

Si l'effort d'investissement à entreprendre dans les pays en développement pourrait devoir être plus élevé que dans l'évaluation de la FAO, la question des moyens de cet investissement se poserait avec encore plus d'acuité.

D'ores et déjà celle-ci appelle la mise en oeuvre des moyens financiers gérés par des institutions adaptées au défi à relever tout en n'oubliant pas la mise en oeuvre d'un contexte facilitant 69 ( * ) .


* 66 Cette inégalité est rendue cohérente avec les objectifs d'autosuffisance alimentaire grâce à la variable des rations alimentaires.

* 67 Voir le présent rapport.

* 68 Mais elle serait nettement plus forte que la moyenne dans certaines régions. En Amérique du Sud, l'investissement augmenterait de 62 % avec une baisse de l'emploi agricole de 73 % et une extension importante des terres (+ 49 %).

* 69 À titre d'exemple, une annexe décrit les différentes voies envisageables pour gérer les risques économiques en agriculture.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page