C. LES EFFETS PERVERS DE LA RÉGLEMENTATION : UN DISPOSITIF RÉGLEMENTAIRE QUI NE PERMET PAS DE RÉCOMPENSER LE RISQUE

1. Des producteurs et des chaînes peu incités à innover

Sur l'incapacité des uns et des autres à innover, notamment dans la fiction, chacun se renvoie la balle régulièrement.

Selon les producteurs, et en forçant à peine le trait, les chaînes ont vécu sur une rente de situation grâce à leur fréquence hertzienne et à la faible concurrence et sont incapables d'avoir de l'audace dans leurs commandes, car elles seraient crispées sur les téléspectateurs qui leur restent. En dépit de leur manque de créativité et de leur incompétence en matière artistique, elles interviennent beaucoup trop largement dans la fabrication des programmes, ce qui nuit à leur cohérence et à leur qualité.

Selon les responsables des chaînes, et là encore il n'est pas utile de les encourager dans cette voie pour qu'ils s'expriment, la capacité d'innovation des producteurs serait inversement proportionnelle à la garantie d'investissement des chaînes et l'éparpillement du secteur les rendrait incapables de proposer, et encore moins de financer, des projets d'une quelconque ambition.

Votre rapporteur estime quant à lui qu'il serait inconséquent de penser que les uns et les autres sont responsables de la situation .

Le manque d'innovation de la télévision française ces dix dernières années est dû, selon lui, à des raisons systémiques, parmi lesquelles trouvent leur place des éléments réglementaires.

D'ailleurs, les auteurs français font régulièrement la preuve de leur talent, les télévisions ont régulièrement le courage de faire des choix industriels audacieux et les producteurs ont concocté des programmes merveilleux ces vingt dernières années.

Si ces succès ne sont pas davantage reproduits c'est parce que notre environnement économique et réglementaire ne les favorise pas.

2. Le cercle vicieux d'un partage inéquitable des recettes

Aujourd'hui en matière de production audiovisuelle, les chaînes financent en grande partie les oeuvres audiovisuelles (autour de 30 % pour les oeuvres d'animation, de 50 % pour les documentaires et de 80 % pour la fiction). Cet état de fait n'est pas spécifique à la France, mais peut aussi être constaté en Allemagne ou au Royaume-Uni, avec des investissements parfois même bien supérieurs (plus de 100 % pour la fiction par exemple).

La grande différence, c'est qu'en France, les diffuseurs n'acquièrent en échange de cet investissement que des droits de diffusion , essentiellement hertziens, sur une durée définie, sans protection à l'issue des droits (cette assertion étant à relativiser), sans capacité à les exploiter largement dans l'univers numérique, et avec un retour financier quasiment inexistant en cas de revente du programme en interne et à l'étranger.

Cette impossibilité de disposer d'autres droits que ceux de diffusion est liée à la définition réglementaire de la production indépendante, qui interdit aux chaînes la détention de parts de coproduction. Or, cette disposition réglementaire ne correspond pas à la réalité de l'engagement des uns et des autres en termes de prise de risques sur l'oeuvre.

Ainsi les chaînes, qui préfinancent l'oeuvre, prennent les principaux risques 27 ( * ) :

- d'une part, le risque « culturel » e n engageant leur crédibilité sur l'oeuvre produite , tant en termes de satisfaction du public que d'audience ;

- d'autre part, le risque « industriel », l'échec d'audience lors de la diffusion entraînant des retombées publicitaires moindres lors des prochains programmes diffusés.

La conséquence de cette situation est que les chaînes ne sont pas rémunérées à la hauteur du risque qu'elles prennent .

C'est l'une des raisons pour lesquelles la fiction, dans son ensemble, n'est pas rentable pour les diffuseurs.

Elle est donc diffusée en raison des obligations d'investissement et est de facto financée par la diffusion de séries américaines ou de programmes de flux à succès.

Votre rapporteur estime que cette situation n'est pas satisfaisante.

Elle pousse les chaînes de télévision à avoir un comportement malthusien : minimiser les risques, diminuer les coûts et empêcher les programmes à succès de circuler vers d'autres chaînes. Ce n'est dès lors pas étonnant que la mission Chevalier déplore le trop faible investissement des chaînes dans le développement de la fiction.

Elle conduit aussi, comme il a été évoqué, à une atomisation de la production , qui vit sur une obligation d'investissement, et à une incapacité des producteurs à prendre en charge un part importante du financement des programmes . Sur ce sujet, Mme Catherine Tasca, auditionnée par votre groupe de travail, considère que « le tissu productif dispose de ressources garanties grâce au montant des obligations, ce qui peut le détourner d'une logique vraiment industrielle qui doit aujourd'hui être également présente dans la production audiovisuelle » .

Cette situation aboutit aussi naturellement, puisque les chaînes privées ne peuvent pas subir trop longtemps un tel déséquilibre sur leurs comptes, à faire peser de très fortes contraintes sur le service public . La situation difficile du groupe France Télévisions, sur lequel repose les obligations principales, que ce soit en matière de quota d'investissement ou d'impossibilité de coproduire, n'y est clairement pas étrangère.

L'ensemble de la profession est consciente de cet état de fait.

Le 21 février 2008, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, estimait par exemple qu'en dépit « de leur important financement du secteur de la production d'oeuvres audiovisuelles, l'étendue des droits détenus par les éditeurs de services a été fortement réduite en 2001. Au regard du bilan mitigé dressé par l'ensemble des intervenants de la filière, le Conseil estime souhaitable de modifier la réglementation afin de mieux associer les éditeurs de services aux recettes d'exploitation des oeuvres indépendantes qu'ils financent . L'ampleur de la part de financement des oeuvres assumée par les éditeurs de services justifie que ces derniers bénéficient d'une part des recettes d'exploitation » 28 ( * ) .

La très grande majorité des interlocuteurs de votre rapporteur, dont le syndicat de la production indépendante, ont estimé que le souhait des chaînes de disposer de parts de coproduction pouvait être légitimement entendu.

C'est la raison pour laquelle les décrets « production » de 2010 ont introduit un droit à recettes sur les pré-achats . Il s'agissait ainsi de prévoir des remontées de recettes secondaires, en faveur de l'éditeur, même en l'absence de détention de part de producteur, lorsque la chaîne a financé une part substantielle du coût total de l'oeuvre .

Selon les personnes auditionnées, il serait trop tôt pour apprécier les remontées des recettes réalisées , parce que les périodes d'exclusivité des contrats signés dans le cadre des nouveaux décrets sont très récemment arrivés à échéance. France Télévisions a indiqué avoir pour l'instant seulement perçu 16 000 euros à ce titre depuis 2009 et TF1, 36 000 euros !

Force est au demeurant de constater le scepticisme des différents acteurs :

- la fiction génère assez peu de recettes et comme le souligne le CSA, en animation, « le seuil de l'apport de l'éditeur a été fixé tellement haut qu'en pratique, le retour de recettes serait quasi inexistant » 29 ( * ) ;

- le manque de transparence sur les comptes de gestion des oeuvres financées par les producteurs indépendants rend extrêmement difficile la remontée de ces droits. De nombreuses chaînes contestent ainsi les devis « surévalués » des producteurs qui souhaitent assurer prioritairement le retour de leur propre apport. Votre rapporteur souligne à cet égard le grand intérêt du travail du SPI sur « Arecoa », un logiciel permettant de disposer de la transparence des comptes sur les oeuvres. Il s'agit d'un atout particulier pour les producteurs travaillant avec le service public qui devrait, selon votre rapporteur, ne faire appel -s'agissant d'argent public- qu'à les producteurs capables de rendre leurs comptes en toute transparence ;

- les chaînes reconnaissent, quant à elles, que l'enjeu n'est pas seulement le retour financier, qui ne sera perceptible qu'à moyen terme, mais aussi la maîtrise de la destinée de l'oeuvre et la constitution d'un catalogue de droits. À cet égard, le « pré-acheteur » avec un droit à recettes n'est pas un coproducteur .

Le CSA note, au demeurant, que certaines organisations professionnelles de producteurs déplorent les effets de cette mesure sur la baisse des budgets de production, qui s'accompagne d'une diminution du soutien attribué par le CNC, les chaînes ayant tenté d'atteindre plus facilement les seuils de déclenchement du droit à recettes (qui est fonction du pourcentage de l'apport du diffuseur dans le plan de financement). Elles auraient ainsi préféré « que le niveau des investissements soit maintenu et que les éditeurs de services conservent la possibilité de détenir des parts de producteur » 30 ( * ) .

Par ailleurs, autre effet pervers de la situation, mais votre rapporteur développera ce point ultérieurement, les chaînes n'ont aucun intérêt à la circulation des oeuvres sur le marché secondaire après la période d'exclusivité et n'ont au contraire comme seul objectif possible que de vouloir la limiter.

Votre rapporteur considère que l'on est dans une situation où tout le monde a conscience que les règles doivent changer mais où chacun craint d'y perdre des avantages . Cette spirale de l'inertie pourrait se révéler fatale à la création française. Dans un cas comme celui-là, les pouvoirs publics ont la mission de débloquer la situation et de créer un environnement favorable à l'épanouissement des oeuvres audiovisuelles françaises.

Cette tâche prend un caractère encore plus important à l'heure où la révolution numérique risque de transformer profondément notre économie de l'audiovisuel.

3. La bataille de la distribution

Il est avéré que dans la distribution, la constitution d'un large catalogue de droits est un atout, parce que les programmes se vendent en grand nombre ou ne se vendent pas .

Or, il apparaît qu'en dépit du travail de TV France International, souvent mis en valeur par les personnes auditionnées, il est parfois plus difficile pour la distribution française d'être efficace à l'étranger parce que les détenteurs de droits sont forcément multiples.

À cet égard, l'atomisation du secteur de la production pourrait avoir un effet contre-productif sur la distribution internationale et notre capacité à exporter les programmes .

En avançant sur ce terrain, votre rapporteur considère qu'il ne prend absolument pas partie sur la nature du distributeur (indépendant, autodistribution par un producteur, dépendant d'un éditeur...) :

- il existe des avantages (préservation d'une logique de marque) et des inconvénients (risque de gel de droits, de porter préjudice à des producteurs indépendants...) à une distribution de programmes assurée par les filiales des chaînes ;

- il existe aussi des avantages (volonté de faire circuler les oeuvres) et des inconvénients (portefeuilles de droits moins larges) à ce que les producteurs soient en charge de la distribution.

La situation est ainsi clairement différente selon qu'on parle de distribution sur le marché intérieur (câble et satellite), où les filiales de distribution peuvent éventuellement être en difficulté pour vendre un programme diffusé par la chaîne, ou à l'international , où cette question ne se pose pas.

S'agissant de l'exportation à l'international, il fait le simple constat que le marché n'est probablement pas organisé de la manière la plus optimale.

Son point de vue est que ce sujet de la distribution doit être distingué de la nature dépendante ou indépendante de l'oeuvre. En revanche la distribution devrait faire l'objet d'une juste concurrence entre les filiales des chaînes et les autres distributeurs, dans les meilleurs intérêts de chacun, sous le contrôle d'un CSA qui disposerait de pouvoirs de régulation économique en la matière 31 ( * ) .


* 27 Le producteur assure la garantie de bonne fin et prend donc le risque du débordement du budget et celui de la réputation.

* 28 Les relations entre producteurs et éditeurs de services de télévision : le point de vue du Conseil, CSA, 21 février 2008.

* 29 Deux années d'application de la réglementation de 2010 relative à la contribution des éditeurs de services de télévision au développement de la production audiovisuelle , CSA, janvier 2013.

* 30 Ibid.

* 31 Selon les souhaits au demeurant récemment exprimés par M. Olivier Schrameck, président du CSA.

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