3. Les femmes absentes des « rétrospectives », « grands prix » et des « festivals »

Il est un domaine particulièrement emblématique de l'entreprise de délégitimation des créatrices dans le domaine artistique, c'est celui des « rétrospectives » consacrées par les musées, « grands prix » décernés par la profession et autres « manifestations » culturelles dont l'ambition est de faire la lumière sur l'excellence artistique dans telle ou telle discipline. Grand-messes médiatiques, ces manifestations - au premier rang desquelles on trouve le Festival de Cannes - brillent par l'absence - ou plus couramment la relégation - des femmes au rang de muses, d'interprètes...

Ainsi, pour la 66 ème édition du Festival de Cannes, qui s'est clos le 26 mai 2013, sur les 20 films en compétition officielle, seul un a été réalisé par une femme...

Rappelons que, depuis sa création en 1955, la Palme d'Or cannoise, considérée comme l'une des distinctions cinématographiques les plus importantes au monde, n'a été attribuée qu'à une seule femme dans toute l'histoire du festival : Jane Campion en 1993 pour « La Leçon de piano » . Mais la réalisatrice néo-zélandaise a dû partager sa Palme d'Or avec le Chinois Chen Kaige, pour son film « Adieu ma concubine » qui traite... de la coexistence problématique de la tradition et de la modernité ! Un hasard fâcheux pour cette Palme d'Or ex-aequo ...

Certes, parmi les 18 longs-métrages de la sélection « un Certain Regard » 2013, dont les enjeux artistiques, financiers et médiatiques sont bien moindres que ceux de la compétition officielle, on dénombre 8 films réalisés par des femmes, dont deux Françaises, Rebecca Zlotowski et Claire Denis. Mais aucun des cinq prix décernés dans « Un certain regard » n'a récompensé une femme cette année...

Bérénice Vincent 31 ( * ) nous faisait remarquer, à cet égard, que seuls quatre femmes avaient été présidentes du jury au cours des vingt dernières années et que toutes étaient comédiennes : Isabelle Huppert, Liv Ullmann, Isabelle Adjani et Jeanne Moreau.

Quant aux rétrospectives de la Cinémathèque, seules trois ont été consacrées à des femmes réalisatrices : Catherine Breillat, Naomi Kawase et Christine Pascal.

Dans le domaine des arts plastiques, la situation paraît encore plus figée.

Ainsi, la manifestation biennale dénommée « Monumenta », organisée par le ministère de la Culture, propose chaque année à un artiste contemporain de renom de créer une oeuvre spécialement conçue pour l'espace monumental de la Nef du Grand-Palais. Ont eu droit à cette vitrine exceptionnelle : Kiefer en 2007, Richard Serra en 2008, Christian Boltanski en 2010 et Daniel Buren en 2012.

Pour Giovanna Zapperi 32 ( * ) , par cette sélection d'artistes hommes, le ministère de la Culture confirme qu'un artiste contemporain de renom capable de créer une oeuvre monumentale financée par l'État français est forcément un homme...

On retrouve le même déni en 2009 dans « La force de l'Art », Triennale d'art contemporain organisée par le ministère de la Culture qui devait dresser un panorama exhaustif de la création contemporaine en France et qui ne comptait que 7 femmes parmi les 42 artistes sélectionnés.

Or, il est intéressant de remarquer que l'édition 2012 de la Triennale, dirigée par un commissaire américain entouré d'une équipe majoritairement féminine, faisait une part plus belle aux femmes.

La relégation des créatrices serait-elle une exception française ?

La délégation a, à cet égard, été particulièrement choquée d'apprendre qu'avait été organisée, le 8 mars 2013, par la section française de l'Association internationale des critiques d'Art, en collaboration avec le Palais de Tokyo, une compétition réservée à une dizaine d'artistes féminines dont les travaux devaient être présentés par autant de critiques d'art femmes devant un jury international, chacune disposant seulement de 6 minutes 40 secondes. La lauréate de la compétition y gagnait le droit d'exposer dans un musée français et faisait l'objet d'un article présentant ses travaux dans un magazine d'art contemporain.

Pour les membres de la délégation, cette manière insultante de promouvoir les femmes dans le monde de l'art en France, à la façon d'un « concours de beauté », n'est pas acceptable.

L'initiative a, d'ailleurs, soulevé un tollé d'indignation, qui s'est cristallisé dans une pétition signée par des centaines de critiques d'art et d'artistes...

Enfin, les témoignages de Chantal Montellier 33 ( * ) , et de Lucie Servin 34 ( * ) ont fait découvrir à la délégation une discipline artistique particulièrement masculino-centrée. Ainsi, nous ont-elles appris qu'on comptait moins de 10 % de femmes dans la bande dessinée et que, sur 51 auteurs sélectionnés au Grand prix du Festival d'Angoulême, 48 étaient des hommes et seulement 3 femmes !

Cette « invisibilité » des femmes dans les lieux de création et les célébrations qui en distinguent les meilleurs artistes n'est pas seulement injuste et injustifiable, elle prive aussi le public et le patrimoine artistique français d'une richesse et d'une diversité esthétique .

En effet, la présence de femmes dans une discipline entraîne très souvent des bouleversements esthétiques majeurs qu'on observe par exemple dans les évolutions du paysage chorégraphique.

Ainsi, comme le soulignait Karine Saporta 35 ( * ) , l'arrivée à la tête des centres chorégraphiques nationaux de figures féminines majeures de la danse - telles Régine Chopinot, Maguy Marin, Odile Duboc, entre autres - a permis l'émergence de la danse contemporaine en France.

Inversement, la régression actuelle et l'arrivée d'une nouvelle génération de chorégraphes masculins à la tête de ces institutions marque un retour en puissance d'écritures chorégraphiques « codées » émergentes, telles le « hip hop », ou résistantes, comme le néo-classicisme.

Pour la délégation, il est essentiel de rappeler que la discrimination faite aux femmes créatrices dans le paysage artistique français n'est pas qu'une affaire d'égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi et surtout une question de richesse et de diversité artistique, dont les femmes artistes sont porteuses.


* 31 Lors de son audition précitée.

* 32 Lors de son audition précitée.

* 33 Chantal Montellier, dessinatrice et scénariste, auditionnée le 11 avril 2013 par la délégation.

* 34 Lucie Servin, doctorante en histoire contemporaine et journaliste de bande dessinée, auditionné le 11 avril 2013 par la délégation.

* 35 Karine Saporta, chorégraphe, présidente de la commission Danse et vice-présidente de la Société des auteurs compositeurs dramatiques (SACD), présidente fondatrice de l'Association des centres chorégraphiques nationaux, auditionnée le 16 mai 2013 par la délégation.

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