2. Un problème à penser globalement, pour lui apporter des réponses cohérentes

Comment nous positionner face au continuum qui va de l'islamisme politique au salafisme qui peut conduire, selon le cas, au terrorisme de type djihadiste ? Nous l'avons déjà dit, il faut mettre de la cohérence dans nos positions et penser globalement le problème de l'islamisme radical. Celui-ci se veut une réponse aux dérives hyper individualistes des sociétés libérales de l'Occident. Mais il peut apparaître aussi comme une réponse à l'anomie qui se développe dans des sociétés acculées à une extrême misère.

À cet égard, on pourra se référer à l'analyse développée récemment, dans le cadre de la réflexion sur « Les changements politiques dans le monde arabe », devant l'Académie des sciences morales et politiques par Jean-Pierre Chevènement, co-président du groupe de travail :

Extrait de la communication : « Les changements politiques dans le monde arabe », 3 décembre 2012, Jean-Pierre Chevènement

« L'Islam est la religion de 1 200 millions d'hommes et de femmes, de l'Océan Atlantique aux confins de la Chine, de l'Afrique noire à l'Asie Centrale, et jusqu'aux mers du Sud (Indonésie, Philippines). L'Islam est plus qu'une religion. C'est une organisation sociale qui se veut fondée sur la parole incréée de Dieu, transmise par le Prophète, Mahomet, et sur la tradition. (...) L'Islam, au XXI e siècle, est au coeur du monde. Nul ne peut se désintéresser de son avenir. (...)

« Selon une thèse que j'emprunte en partie à Pierre Brochand 159 ( * ) , l'Islam serait de fait la principale force de résistance à la globalisation libérale que portent l'essor des nouvelles technologies de la communication, la libération des flux de capitaux, de marchandises et de services, sans parler des flux migratoires et enfin la dynamique de l'hyperindividualisme libéral.

C'est surtout, selon moi, à ce dernier trait que l'Islamisme s'oppose le plus fortement (il ne s'oppose pas à la libération des capitaux) ni plus généralement au libéralisme économique. La dynamique hyperindividualiste à quoi a abouti la civilisation occidentale n'est plus contrôlée.

« Samuel Huntington a inventé, en 1994, l'expression de « choc des civilisations » : il visait principalement l'Islam qui oppose à l'hyperindividualisme libéral une réaction non étatique de même nature, qu'on peut qualifier d'« identitaire ».

« Ses valeurs : primauté du groupe et de la famille patriarcale, hétéronomie absolue, confusion du public et du privé, du politique et du religieux, interdits sexuels, etc. l'opposent trait pour trait à l'hyperindividualisme porté par la globalisation libérale. L'Islam apparaît de fait, dans le monde d'aujourd'hui, comme le porteur par excellence de la tradition . Il n'en est certainement pas le seul vecteur, mais il est à coup sûr le plus dynamique.

Il me paraît nécessaire cependant de bien distinguer entre l'Islam qui est d'abord une religion, même si elle tend à régenter l'espace social tout entier (mais quelle religion n'en a-t-elle pas eu la tentation ?), et par ailleurs l'islamisme qui est une idéologie politique et qui tend à la conquête du pouvoir politique.

« Plusieurs sensibilités s'y expriment : des courants modernistes (c'était largement le cas du nationalisme arabe) mais aussi des réactions d'autodéfense par rapport à l'hyperindividualisme libéral confondu avec l'Occident qu'on peut distinguer selon le niveau de dissidence qu'elles expriment : les réactions de rejet : le djihadisme ; les réactions de refus : l'islamisme politique ; les réactions de repli : l'islamisation des moeurs.

« 1. Le djihadisme préconise le retour à la lettre du Coran et au califat originel, par la guerre à la fois contre l'Occident et contre ses suppôts locaux (les régimes « mécréants »). (...) C'est un terreau qu'il faut assécher si on veut pouvoir les réduire. Ils ne représentent d'ailleurs qu'une très petite minorité, chez des hommes jeunes, en pleine crise d'identité, mais la masse des musulmans, fondamentalement modérés, les rejette.

« 2. L'autodéfense musulmane peut prendre en pays d'Islam la forme du refus : c'est l'islamisme politique qui recherche non la confrontation globale avec l'Occident mais la prise de pouvoir dans un pays donné par la voie des élections, avec l'objectif d'y imposer la « charia ». L'islamisme politique est pragmatique. Il ne remet pas en cause le marché. Il est ouvert aux compromis. La question qui se pose est de savoir s'il peut accepter le pluralisme, l'alternance, une totale liberté de conscience, d'opinion, bref de démocratie et qu'on puisse ainsi parler de « démocratie musulmane » comme il y a eu, après 1945, en Europe, une « démocratie chrétienne » ? (...)

« 3. Il est une troisième forme de réaction des sociétés musulmanes à l'hyperindividualisme libéral porté par l'Occident : c'est le repli, l'islamisation des moeurs , quelquefois encouragée par des gouvernements non-islamistes, mais dont il n'est pas aventuré de prédire qu'elle nourrira à terme l'islamisme politique et qui sera pénible voire insupportable aux musulmans qui n'ont pas la soumission au Coran comme dogme exclusif.

« Il existe ainsi un savant dégradé de réactions défensives des sociétés musulmanes à la déferlante de l'hyperindividualisme libéral. Mais il y a aussi des synthèses modernistes en gestation.(...)

« Quelle politique arabe pour la France ? Il faut instaurer la cohérence : on ne peut pas à la fois hystériser l'islam en France et proposer « l'union pour la Méditerranée ».

« On ne peut pas soutenir l'islamisme politique dans le monde arabe en fermant les yeux sur ses dérives djihadistes et combattre ce même djihadisme en Asie (Afghanistan) ou en Afrique (Mali). On ne doit pas faire non plus comme si l'islamisme politique était le seul régime qui convenait chez eux aux peuples arabes et prôner en même temps l'intégration en France de nos compatriotes de tradition musulmane. Nous éprouvons certes quelques difficultés de transmission des valeurs républicaines. Mais ce n'est pas le problème de l'Islam. C'est le problème de la France ! ».

Une vision d'ensemble nous semble nécessaire : il faut introduire de la cohérence, dans notre approche, face au continuum que peut représenter, dans une certaine mesure, l'islamisme politique, les différents courants salafistes et le « djihadisme » armé, (entendu comme l'action des groupes terroristes dressée contre nos intérêts). Au djihadisme armé, il ne peut évidemment être répondu qu'au plan militaire, où il se place lui-même.

Pour le reste, il faut distinguer entre l'islam et l'islam politique, qui détourne la religion à des fins politiques, pour bâtir un modèle de société où les valeurs républicaines (alternance démocratique, égalité hommes-femmes, etc...) ne trouvent pas forcément leur compte. Il est indispensable d'approfondir nos analyses sur les changements politiques dans le monde arabo-musulman.

Sur le plan de notre politique étrangère, la question se pose de savoir jusqu'où il est possible de vouloir armer une opposition syrienne où les fondamentalistes paraissent avoir repris la main, tout en combattant AQMI au Sahel. Si réellement, comme plusieurs personnalités rencontrées dans nos déplacements et entretiens l'ont affirmé, l'appel d'air « djihadiste » vers la Syrie se compte en centaines en Europe, mais en milliers dans les pays arabes sunnites (Tunisiens, Libyens, Égyptiens, Irakiens...) faisant face à d'autres belligérants, chiites ceux-là, venus du Liban (Hezbollah) ou de l'Iran, alors l'onde de choc lors du retour à leur pays d'origine de ces combattants dépassera largement celui des « Afghans » dans les décennies précédentes.

Seul un approfondissement de nos analyses pourra nous permettre de répondre de façon pertinente à ces questions qui ne concernent pas que la politique étrangère.


* 159 Ancien directeur général de la DGSE

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