B. UN ÉTAU QUI COMMENCE À SE RESSERRER SUR LES INTERMÉDIAIRES FINANCIERS

Quel bilan peut-on tirer de l'ensemble de ces mesures prises ou annoncées ? La commission d'enquête a, à cet égard, manqué de recul par rapport à des évolutions dont certaines se sont amorcées au cours même de ses travaux. En outre, votre rapporteur n'ignore pas que, souvent, des annonces faites avec la plus grande fermeté ou dans le plus grand enthousiasme peuvent dissimuler une inertie réelle des acteurs de terrain et/ou un défaut de vision stratégique et de méthode, qui ne conduit qu'au maintien du statu quo , avec les effets désastreux dans l'opinion publique que l'on connaît.

Pour autant, quelques éléments réunis au cours des auditions et des réponses écrites adressées à votre commission d'enquête semblent attester d'une timide mais réelle évolution dans les comportements des acteurs financiers.

1. Des forteresses bancaires qui commencent à se fissurer

Qu'en est-il, tout d'abord, de la coopération internationale en matière de fraude fiscale avec les territoires traditionnellement considérés comme complaisants à l'égard des fraudeurs ?

Les informations communiquées par le ministère de l'économie et des finances à ce sujet montrent que l'implication de ces territoires depuis la signature de nouvelles conventions ou d'avenants (voir supra ) laisse encore à désirer, tant en nombre de réponses aux demandes d'assistance formulées par la France (moins d'une demande sur deux fait l'objet d'une réponse) qu'en délai de réponse. Pour autant, cette coopération est loin d'être négligeable (voir encadrés) : les paradis fiscaux ne sont plus les « forteresses bancaires » qu'ils étaient autrefois.

Comme l'indiquait Bruno Bézard, directeur général des finances publiques : « je n'ai pas besoin d'insister sur les raisons qui font que la lutte contre les avoirs non déclarés à l'étranger est un sujet d'actualité. Jusqu'à fin 2010, il était certes connu des services fiscaux, mais pas tant que cela, les découvertes de tels comptes étant peu nombreuses, compte tenu du blocage complet d'accès à l'information des pays hébergeant ces comptes. Les choses ont beaucoup changé. Elles se sont extrêmement accélérées depuis quelques mois, même en matière internationale. Nous constatons l'évolution d'un certain nombre de pays, parmi lesquels les plus rétifs historiquement à toute forme de coopération . Certains en arrivent même à affirmer qu'ils pourraient être favorables à l'échange automatique d'informations, alors qu'ils ne répondaient jamais à nos demandes ponctuelles... Singapour connaît ainsi un changement d'état d'esprit complet. Je ne sais si cela durera, mais c'est notable ».

Demandes adressées aux États et territoires nouvellement coopératifs
et réponses reçues

2011

2012

Période 2011-2012

Demandes envoyées

Réponses reçues

Demandes envoyées

Réponses reçues

Demandes envoyées

Réponses reçues

Suisse

98

55

507

85

605

140

Luxembourg

68

32

108

92

176

124

Îles Vierges britanniques

41

31

41

34

82

65

Îles Caïmans

17

9

1

9

18

18

Jersey

17

17

10

3

27

20

Guernesey

12

12

2

2

14

14

Andorre

10

10

6

2

16

12

Belgique * ( * )

10

0

26

19

36

19

Bahamas

8

8

3

1

11

9

Bermudes

4

4

9

9

13

13

Saint Marin

4

4

0

0

4

4

Gibraltar

2

2

5

3

7

5

Malte

2

2

6

2

8

4

Singapour

2

2

20

14

22

16

Île de Man

2

2

4

2

6

4

Liechtenstein

1

1

6

4

7

5

Antigua et Barbuda

1

0

1

1

2

1

Saint Vincent et les Grenadines

1

1

0

0

1

1

Uruguay

1

1

0

0

1

1

Malaisie

0

0

1

0

1

0

TOTAL

301

193

756

282

1 057

475

Source : ministère de l'économie et des finances

Délai moyen de réponse aux demandes françaises par les États
et territoires nouvellement coopératifs

Délai moyen de réponse

2011

2012

Suisse

147

254

Luxembourg

64

112

Îles Vierges britanniques

99

126

Îles Caïmans

88

236

Jersey

31

27

Guernesey

50

80

Andorre

114

505

Belgique

/

125

Bahamas

140

377

Bermudes

96

102

Saint Marin

115

0

Gibraltar

19

59

Malte

53

114

Singapour

71

108

Île de Man

73

35

Liechtenstein

95

113

Saint Vincent et les Grenadines

85

/

Uruguay

197

/

Source : ministère de l'économie et des finances

2. Des intermédiaires financiers astreints à des exigences accrues de transparence

Pour les fraudeurs, la possibilité de se dissimuler derrière le secret bancaire ou professionnel de leurs intermédiaires pour continuer à se soustraire à l'impôt dont ils sont tenus de s'acquitter paraît de plus en plus compromise :

- d'une part, l'extension des mécanismes d'échange automatique d'informations conduit progressivement au déclin corrélatif des diverses solutions de compromis (retenue à la source) qui avaient, jusqu'à un temps récent, pu être utilisées. À cet égard, il est probable que, rapidement, la Suisse ne sera plus en position de défendre auprès de ses principaux partenaires des mécanismes de type « Rubik » permettant aux fraudeurs de bénéficier du secret bancaire promis par ses établissements financiers (voir supra ) ;

- d'autre part, le renforcement des exigences en matière de lutte contre le blanchiment, qui incluent désormais le blanchiment de fraude fiscale depuis la « troisième directive blanchiment » 42 ( * ) , astreint les acteurs financiers à des obligations de vigilance et de signalement peu compatibles avec une participation volontaire ou, du moins, consciente, à des faits d'évasion fiscale frauduleux.

À cela s'ajoute l'obligation, créée dans la récente loi du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires, faite aux banques et entreprises de publier, pour chaque État ou territoire où elles sont implantées, le nom et la nature des activités, leur chiffre d'affaires (ou leur produit net bancaire) et leurs effectifs. Cette nouvelle exigence devrait donner aux pouvoirs publics les moyens d'identifier les établissements financiers susceptibles de participer à des activités de fraude ou de blanchiment d'argent , ou de développer une activité offshore sans lien avec l'économie du pays.

3. Quelques signaux encourageants

Deux éléments, intervenus au cours des travaux de la commission d'enquête, invitent à cet égard à une certaine forme d'optimisme.

D'une part, d'après les informations communiquées par le ministère chargé du budget, la nouvelle procédure de régularisation, mise en place par circulaire du 21 juin 2013, semble produire des effets.

Rappelons que cette instruction a fixé les conditions dans lesquelles des contribuables possédant des avoirs non déclarés à l'étranger pourront mettre leur situation en conformité avec la législation fiscale. Les dossiers, déposés auprès du service des impôts des particuliers dont relève le contribuable, ou directement auprès de la direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF), sont traités par cette dernière afin d'assurer un traitement homogène des demandes.

Aux termes de cette circulaire, les contribuables devront s'acquitter du paiement intégral des impositions éludées et non prescrites dans les conditions de droit commun, ainsi que des pénalités et amendes correspondantes. Elle ouvre toutefois la possibilité, dans le cadre d'une transaction, de réduire la majoration pour manquement délibéré et l'amende pour défaut de déclaration d'avoirs à l'étranger (ces majorations étant ramenées à 15 % pour les avoirs constitués dans le cadre d'une succession ou d'une donation ou lorsque le contribuable n'était pas résident en France, à 30 % dans les autres cas).

Alors même que les conditions sont nettement moins favorables que celles posées dans le cadre de la précédente « cellule de dégrisement » mise en place en avril 2009 (les contribuables pouvaient rester anonymes, les intérêts de retard et pénalités étaient fortement réduites, etc.), le premier bilan dressé par Bernard Cazeneuve, ministre chargé du budget, faisait état, le 17 septembre dernier, de 1 605 demandes de régularisation déposées auprès de ses services moins de trois mois après la publication de la circulaire .

D'autre part, certains éléments semblent indiquer que certaines banques de territoires autrefois fort complaisants tendent désormais à inciter leurs clients à déclarer leurs avoirs dissimulés et à se mettre en règle avec leurs obligations fiscales .

La branche genevoise de la banque UBS aurait par exemple fait parvenir le 29 août dernier à ses clients résidant en France une lettre les enjoignant à fournir « dans les meilleurs délais » un justificatif de déclaration de leurs avoirs à l'administration fiscale, dûment signé par « un avocat, un notaire ou un expert-comptable autorisé à exercer en France » 43 ( * ) . Dans l'hypothèse où ces avoirs n'auraient pas été déclarés, les clients seraient priés « d'envisager les mesures nécessaires » dans un délai de seize mois.

D'autres banques, notamment le Crédit Suisse, auraient envoyé des lettres similaires à leurs clients.

Cette attitude est à l'opposé de celle qui avait prévalu en 2009, lors de la mise en place de la précédente « cellule de dégrisement » : d'après les informations communiquées à votre commission d'enquête, les banques avaient alors eu davantage tendance à « retenir leurs clients ».

Ce changement d'attitude a été confirmé devant la commission d'enquête par plusieurs avocats et gestionnaires de fortune. L'avocat fiscaliste Éric Ginter a par exemple attesté que « les contribuables sont vivement incités par les établissements financiers à régulariser leur situation », au point d'ailleurs d'être parfois « déstabilisés face à ce discours inversé ». Il prédit ainsi une vague importante de régularisations, bien supérieure à celle de 2009, dont témoigne par exemple le nombre de dossiers en attente à son cabinet - au point même d'estimer que la capacité de traitement de la DNVSF est largement sous-dimensionnée ( cf. infra pour les détails et les chiffres sur ces régularisations).

Il faut certainement voir dans ce changement d'attitude la conséquence d'une pression internationale qui menace chaque jour de plus en plus le secret bancaire, notamment avec la prochaine entrée en vigueur du dispositif FATCA, l'accord entre la Suisse et les États-Unis, les projets de l'Union européenne et du G20 en matière d'échange automatique.

L'optimisme auquel invitent ces constats doit toutefois rester mesuré : en effet, seules les banques suisses seraient à ce jour concernées. Le problème demeure entier en ce qui concerne les établissements localisés dans d'autres États ou territoires, où peuvent facilement être transférés des avoirs jusque-là détenus en Suisse, y compris dans une filiale de la même banque.

Assiste-t-on donc à un véritable renversement de tendance, qui, peu à peu, va irriguer vers d'autres territoires de plus en plus acculés au changement, ou simplement provoquer une recomposition des flux financiers au profit d'États qui continueront à faire de l'opacité bancaire un élément d'attractivité de leur territoire ?

Les dirigeants des grands pays sont aujourd'hui plus que jamais sous le contrôle de leur opinion publique. Comme le rappelait Christian Chavagneux, journaliste à Alternatives Économiques , lors de son audition : « la pression de la rue se révèle extrêmement forte au Royaume-Uni, les citoyens se révoltant contre le fait que de grandes multinationales installées dans le pays ne paient que très peu d'impôts. Dans le Guardian d'hier, 40 % des Britanniques se disent prêts à boycotter les produits des entreprises considérées comme des fraudeurs fiscaux. Les élections législatives se profilant, David Cameron se doit de prendre position politique ferme ».

Constat nuancé par Marc Roche, journaliste au Monde , lors de son audition : « je me suis rendu récemment à Jersey : l'île n'est pas troublée outre mesure par les propos de M. Cameron, qui sait que les trusts continueront à générer des recettes pour les cabinets fiscaux. Le Premier ministre britannique est donc à la fois sincère et hypocrite : il a fait de la lutte contre l'évasion fiscale une priorité du G8, et cherche véritablement de nouvelles recettes fiscales, mais il ne peut priver la City des revenus qui lui procurent la moitié des paradis fiscaux du globe. Il touche au gras sans attaquer le muscle ! »...


* * Ces demandes ne portent que sur des informations bancaires, la loi belge ayant évolué sur ce point en 2011.

* 42 En France, depuis le décret n°2009-874 du 16 juillet 2009 pris pour l'application de l'article L. 561-15 II du code monétaire et financier.

* 43 Le Parisien-Aujourd'hui en France, « Évadés fiscaux : les banques suisses entament le "grand ménage" », 15 septembre 2013.

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