PREMIÈRE TABLE RONDE :
POUR QUELLES PATHOLOGIES ?

Point de vue :
M. Jean-Louis Touraine, député du Rhône, membre de l'OPECST

J'adresse d'abord un grand merci aux orateurs précédents. Ils ont très bien posé cette question moderne, assez complexe, et aux contours un peu flous, qu'est la médecine personnalisée. Il s'agit d'une attente majeure de la part de nos concitoyens, attente qui est audible, nécessaire, et parfois excessive d'une personnalisation complète de la médecine. En effet, chaque individu a un peu tendance à vouloir être considéré comme unique, singulier. Évidemment, il est légitime que l'on substitue au traitement des maladies, le traitement des malades en particulier. Pour autant, tous les progrès du diagnostic, de la thérapeutique, ont exigé de définir des lois générales basées sur l'étude de groupes de patients. L'individualisation de la médecine a des limites, même si elle est nécessaire, pour tenir compte de chacune des caractéristiques de chaque malade particulier.

La médecine personnalisée a connu un essor que vous connaissez tous, notamment en oncologie et dans l'industrie pharmaceutique. En oncologie, une nouvelle approche s'est substituée à l'approche précédente qui consistait à donner par exemple, une première ligne de chimiothérapie à des patients qui devaient en subir les effets adverses éventuels, mais pas toujours le bénéfice. Quand cette première ligne de chimiothérapie n'avait pas d'efficacité sur la tumeur, on passait alors à une autre variété de chimiothérapie, jusqu'à ce qu'on trouve le traitement qui empiriquement s'avérait d'une relative ou d'une grande efficacité. Aujourd'hui cela ne se fait plus de cette façon. Dans un nombre croissant de cancers, on dispose de la possibilité de définir d'emblée, grâce aux biomarqueurs, le choix de la chimiothérapie efficace. Cela est également vrai pour divers autres traitements. Il y a là effectivement une stratification, déjà évoquée, et qui est d'une grande importance.

L'industrie pharmaceutique a développé cela, en évoquant un nouveau paradigme, et aussi un nouveau modèle économique. En effet cela aboutit à définir des traitements pour des groupes plus restreints de patients, ce qui exige tout autant d'investissements pour l'étude et le développement de chaque traitement, lequel aura un champ d'application plus restreint. Peut-être s'agit-il là d'une stratification de la médecine plutôt que d'une authentique personnalisation, mais cela rentre à l'évidence dans le champ de ce que nous traitons aujourd'hui.

La médecine personnalisée concerne aussi nombre d'autres maladies chroniques qui selon la Haute autorité de santé (HAS), touchent aujourd'hui au moins 15 millions de Français. C'est donc un champ immense. On peut citer le diabète de type 1 et encore plus, peut-être celui de type 2. Là encore une approche stratifiée est apparue opportune, permettant d'adapter le traitement au patient en fonction de ses caractéristiques biologiques, mais aussi de son comportement, de ses habitudes, de son habitus. Cela a abouti à définir des profils dont les particularités permettent de mieux savoir quelles seront les réponses au traitement et les préconisations. On est donc conduit à des soins plus personnalisés du diabète que ce qui était traditionnel.

Il en va de même dans le champ vaste des maladies infectieuses. Le séquençage d'une variété de virus ou de bactéries permet de progresser dans l'adaptation du traitement. Mais depuis très longtemps la seule pratique de l'antibiogramme permettait de définir l'antibiotique adapté contre telle ou telle maladie infectieuse. Actuellement, dans le cas du Sida par exemple, dont traitera sans doute le Pr Jean-François Delfraissy, on dispose maintenant pour chacun des patients du génotypage du VIH. Cela permet de choisir la trithérapie adaptée hors des résistances à l'un ou l'autre des médicaments du fait de mutations d'un virus qui a malheureusement une propension très importante à muter et à développer par ces mutations des résistances à certains des antirétroviraux. Donc on a là la définition d'une adaptation très précise du traitement en fonction des caractéristiques, cette fois du virus, bien plus que du patient.

Quant aux maladies dites rares ou orphelines, elles ne sont pas si rares que cela à l'échelle mondiale, mais le nombre de patients est limité, et donc leur traitement par « un médicament orphelin », est compliqué à développer, restant cher à produire pour un groupe restreint de patients. Cela oblige à définir des traitements extrêmement ciblés. Le Pr Odile Kremp dressera sans doute un état des lieux des approches thérapeutiques dans ce domaine.

La médecine personnalisée s'applique également à la procréation. Avec le développement des diagnostics prénataux et plus récemment préimplantatoires, on pourra arriver à cibler ou à personnaliser les décisions opportunes. De nouvelles techniques permettent maintenant d'extraire l'ADN foetal dans le sang maternel, et donc d'aller encore plus loin dans la personnalisation et le choix de la décision souhaitée par les familles et par les équipes compétentes.

Pour terminer, je voudrais évoquer la question des frontières, qui restent floues concernant la médecine personnalisée. Quand se trouve-t-on vraiment dans le champ des traitements ciblés, d'une médecine stratifiée, d'une médecine sur mesure, comme cela a été indiqué, ou dans celui d'un traitement parfaitement individualisé ? Ce dernier existe, par exemple dans le domaine de la thérapie cellulaire, mais c'est à peu près le seul cas où le traitement est vraiment individualisé. Le Pr Marina Cavazzana l'explicitera. C'est le cas où l'on prélève des cellules à un patient, on les traite in vitro pour leur conférer des propriétés additionnelles, et on réinjecte au patient ses propres cellules. C'est un système de médecine totalement personnalisée, voire individualisée. Entre cet extrême-là et la médecine stratifiée que j'ai évoquée au début, il y a tous les intermédiaires. On le comprend, le champ de la médecine personnalisée est vaste, important, et il définit une authentique mutation dans nos pratiques médicales.

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Pr Jean François Delfraissy, directeur de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS). Médecin à l'hôpital Bicêtre, je dirige l'ANRS et l'Institut thématique multi-organismes (ITMO) « Microbiologie et maladies infectieuses » de l'AVIESAN. Dans le cadre de l'ensemble des maladies infectieuses nous avons du retard en matière de médecine personnalisée, d'après les différentes définitions qui ont été données. On dispose de beaucoup d'informations sur la génétique des bactéries, des virus, sur les diagnostics de résistance, de sensibilité, mais comme le rappelait judicieusement le Pr Axel Kahn, les bactéries ne sont pas encore des personnes. Et finalement, ce qui est lié aux personnes est lié à l'hôte, à la réponse de l'hôte, et à l'interaction entre l'hôte et le virus, ou la bactérie par exemple.

La communauté que je représente est en retard sur ce sujet, et par rapport à ce qui se passe en oncologie, en métabolisme, on a encore un certain nombre de questions. Cette communauté a vécu avec les antibiotiques. Un agent pathogène responsable d'une maladie est quelque chose d'aigu. On n'a pas trop le temps de réfléchir, l'attaquer avec un antibiotique. Il faut disposer de l'antibiotique le plus adapté à la bactérie. La puissance des antibiotiques a été longtemps importante, même si elle l'est moins maintenant. Dans les maladies virales chroniques que sont l'infection VIH ou les hépatites, la puissance s des antiviraux, après des débuts difficiles, est maintenant importante. Face à cette puissance, fallait-il vraiment s'intéresser à la personnalisation ?

On sait maintenant qu'on a affaire à des maladies infectieuses chroniques, et la réflexion vis-à-vis des biomarqueurs se modifie. Je rappelle que les maladies infectieuses, au sens très large du terme, demeurent la deuxième grande cause de mortalité dans le monde. Je conseille à tout le monde la lecture de l'éditorial du New England Journal of Medicine : « Preparing for Precision Medicine » daté du 13 mars 2012. Il pose véritablement les grandes questions, indépendamment des maladies infectieuses, en termes de société, de conséquences, et pour tous les décideurs. D'ailleurs à l'expression « médecine personnalisée », il préfère « Precision Medicine », et là, on est au coeur du débat pour un médecin.

En ce qui concerne les maladies infectieuses, je soulèverai quatre points. Après vous avoir expliqué qu'on n'était pas en avance, je reconnais que des avancées ont quand même été faites.

La première grande approche, concerne les marqueurs d'évolutivité et de pronostic des maladies infectieuses. Nous sommes inégaux devant les maladies infectieuses : une petite fraction de la population va avoir une forme très grave de l'infection, alors que la majorité n'aura qu'une forme intermédiaire, quand d'autres n'auront rien du tout. Une première grande question se pose : qui fait des formes graves ? Est-on capable de trouver un profil, avec les techniques d'omique qui ont déjà été évoquées ? Dans le cas d'un sepsis grave par exemple, le projet génétique est-il le même que pour une maladie virale x ou y ? Qu'en est-il des cas de certaines personnes qui développent des tuberculoses graves ou des réactions très particulières au BCG ?

La France est très en pointe sur certains domaines de la médecine personnalisée. L'équipe du Pr Jean-Daniel Casanova (Hôpital Necker) par exemple, est finalement partie d'une observation très simple sur les enfants qui développent une réaction très particulière après un BCG. Elle a commencé à se demander qui faisait une tuberculose grave et a trouvé un certain nombre de marqueurs, en particulier de récepteurs de cytokines, ou de relations entre récepteurs et différents types de cytokines, montrant l'existence de mécanismes intimes de la réponse cellulaire pouvant être prévus et qui faisaient qu'on développait ou non, une tuberculose grave, à la fois au nord et au sud.

En France, nous disposons d'un réseau de réanimateurs qui s'intéressent au sepsis grave. Pourquoi quelqu'un en pleine forme développe-t-il tout d'un coup, à l'occasion d'une infection, un choc septique et se retrouve en réanimation, avec une défaillance poly-viscérale dans les heures qui suivent, et a un sepsis grave ? Quels sont les marqueurs qui vont mettre en évidence un sepsis grave, cet orage de cytokines ? Nous disposons d'une étude sur ce sujet qui démontre d'abord l'intérêt des grandes cohortes. Avec tout l'omique possible, on peut essayer de mettre en évidence certains marqueurs. Ce sont des marqueurs d'évolutivité et de pronostic, et ce n'est pas tout à fait de la médecine personnalisée. On se trouve encore dans la compréhension, dans la physiopathologie. Mais voilà une approche en maladies infectieuses.

Le dernier exemple, ce sont les vaccins. Pour des raisons qu'on ne comprend pas bien, environ 3 % des personnes ne répondent pas à un vaccin. Ces non-répondeurs, on a beau les vacciner, les revacciner, ils ne répondent pas à un vaccin. Ils peuvent répondre à certains vaccins, mais pas à d'autres. On constate qu'il existe une relation entre la génétique de l'hôte et les peptides des bactéries ou virus contre lesquels on veut vacciner. L'approche des non-répondeurs vaccinaux est également très intéressante. Dans le cadre de l'ITMO « Microbiologie et maladies infectieuses », on est en train de monter une banque de données sur les non-répondeurs pour essayer d'expliquer pourquoi certaines personnes ne répondent pas aux vaccins. À partir du moment où l'on est capable de comprendre ce type de phénomènes, on pourra éventuellement développer des vaccins du futur.

La deuxième grande approche en matière de maladies infectieuses est à nos portes. C'est le « point-of-care », le lieu d'intervention des soins, ou comment faire de la microbiologie sans culture, avec la possibilité, au lit du patient, en moins d'une heure, d'obtenir des conditions de diagnostic. S'agit-il d'une mycobactérie ou d'une mycobactérie atypique par exemple ? Est-elle sensible ou résistante ? Cela prend du temps. Le « point-of-care » n'est pas encore très courant, ni en France ni même aux États-Unis, y compris dans les très grands centres où on n'en dispose pas encore au lit du patient. La bactériologie sans culture est à la fois loin et très proche !

En France par exemple, la société bioMérieux s'est beaucoup investie dans ce domaine qui compte aussi d'autres grandes entreprises. Nous sommes en pointe sur ce sujet. Des biomarqueurs de sensibilité à différentes molécules, d'identification et de résistance, devraient être disponibles d'ici deux à trois ans, et disponibles dans les hôpitaux d'ici cinq ans. Cela changera complètement la donne en termes de diagnostic et de prise en charge. C'est un peu en marge, mais pas si loin que cela de la médecine personnalisée, ou en tout cas de la « Precision Medicine ».

Un des exemples, qui ne vaut pas seulement pour le nord, mais aussi pour le sud -parce qu'en matière de maladies infectieuses, il faut en permanence se préoccuper de ce qui se passe au sud-, est la nouvelle technique dite « GeneXpert». Elle a commencé à des coûts très impressionnants, mais aujourd'hui elle est de l'ordre de 10 à 15 dollars. Elle permet d'effectuer le diagnostic de la tuberculose et de la sensibilité de la tuberculose en moins d'une demi-heure. Avant, il fallait six semaines de culture. Cela change complètement la donne, que ce soit au nord ou au sud. Voici un exemple précis : dans les prisons françaises, l'incidence de la tuberculose est particulièrement importante et si l'on n'a pas un diagnostic très rapide, imaginez ce qui adviendra dans une cellule de huit prisonniers. Voilà une conséquence sociétale.

En troisième point, je reviendrai au coeur du débat, sur la réponse au traitement et sur la notion de bio-médicament, et de cible thérapeutique. En matière de maladies infectieuses, nous sommes beaucoup moins avancés que dans d'autres domaines, comme l'oncologie et le métabolisme. On progressera sur les facteurs liés à l'hôte, on enregistre déjà un certain nombre de grands succès. Par exemple, sur la réponse dans le traitement des hépatites, en particulier des hépatites C. Jusqu'à maintenant, le traitement des hépatites C comprenait de l'Interféron pégylé plus d'autres molécules, auxquelles certaines personnes répondaient bien et d'autres moins bien.

Il existe un marqueur de réponse à l'Interféron, avec une expression génique, et ensuite protéique, qui est liée à l'expression de IL28. Selon que l'on a ou pas ce marqueur, la réponse au traitement dans les hépatites est complètement différente. Ce grand succès est probablement celui pour lequel on a trouvé la corrélation la plus forte, hors cancérologie bien sûr, entre une sensibilité à un traitement et ce marqueur. On n'avait pas du tout obtenu cela dans l'infection HIV. Cela vous montre aussi la relativité des choses. Associées à ce traitement à l'Interféron, arrivent depuis deux ans, d'autres molécules, plus ciblées, et qui surpassent l'efficacité de l'Interféron. Et là, le marqueur IL28 ne joue plus de rôle, parce qu'il est surpassé par la puissance du traitement. C'est ce que j'évoquais précédemment au sujet des maladies infectieuses au sens large du terme. Selon la puissance des agents infectieux dont on dispose au départ, le marqueur de sensibilité aura un rôle plus ou moins important. Il s'agit là d'un très grand succès issu de la recherche fondamentale, et non pas de l'industrie, et qui ensuite est passé en recherche translationnelle dans un délai très court. Tout le monde utilise ce marqueur pour le suivi des patients. Dans trois ans, on ne l'utilisera probablement plus, parce que des médicaments complètement nouveaux l'auront surpassé. En ce qui concerne la tuberculose multi-résistante, on dispose également d'un certain nombre de marqueurs de ce type, et de sensibilité en fonction de l'hôte. Cela a été évoqué sur le tropisme viral dans l'HIV, où l'on est capable de mieux cibler. Mais là aussi, ce n'est pas tout à fait lié à l'hôte, c'est plus lié à l'agent pathogène, et donc on se trouve à la frontière de la médecine personnalisée.

Enfin, sur les effets secondaires des médicaments, je vous cite un exemple pour en montrer l'intérêt et avoir une réflexion plus globale. Il existe une molécule qui est utilisée dans le traitement du VIH et qui entraîne des effets secondaires chez certains patients. C'est l'Abacavir. Chez certains patients qui ont un HLA ( Human Leukocyte Antigene , antigène de leucocyte humain) particulier, l'Abacavir entraîne des intolérances qui peuvent être graves, voire quasi mortelles. D'où le rôle d'un marqueur permettant de ne pas recourir à l'Abacavir, utilisé en pratique courante, pour éviter les effets secondaires. Il est intéressant de constater que ce marqueur n'est pas universel. L'expression de ce sous-type de HLA particulier est fréquente dans le nord de l'Europe, intermédiaire dans nos pays, et n'existe pratiquement pas dans les pays du sud. Donc voilà un médicament qui nécessite un biomarqueur pour le nord, et qui, pour l'Afrique par exemple, peut être utilisé sans biomarqueur sans aucun problème.

En quatrième point, j'aborderai la nouvelle classification des maladies et les sous-classes de patients, évoquées tout à l'heure, pour lesquelles la « Precision Medicine » s'adapte parfaitement bien. Il s'agit de patients déjà traités pour des maladies virales chroniques, par exemple l'hépatite B ou le VIH. Ils sont traités, vont bien, mais les effets secondaires de ces traitements sont lourds, par exemple l'adhésion à la trithérapie pour les patients VIH. Comment peut-on avancer pour une personne qui a une charge virale indétectable sous trithérapie ? Est-ce un bloc homogène ? Non, c'est un bloc très hétérogène. À partir de là, il nous faut une certaine forme de sous classification de ces patients, soit parce qu'ils peuvent être éventuellement de futurs contrôleurs induits par le traitement (vous avez vu qu'on a commencé à décrire que c'était une des approches dans l'éradication fonctionnelle : comment peut-on les repérer ?), soit parce qu'on peut simplifier le traitement, en ayant moins de traitement. L' International AIDS Society a d'ailleurs tenu une réunion organisée sur ce thème des biomarqueurs pour essayer de sortir de la notion de maladie chronique et arriver à avoir des éléments plus ciblés autour de tel ou tel type de médicament. C'est vraiment une problématique pour ces deux grandes infections chroniques que sont l'hépatite B et le VIH.

Les conséquences de ces réflexions dépassent les maladies infectieuses. En termes de recherche, en particulier pour la recherche translationnelle, pour aborder ce type de problèmes, on n'aura peut-être plus besoin non plus, de grands essais randomisés pendant une très longue période. Il s'agit d'une vraie réflexion car ces grands essais randomisés sont longs et coûteux et c'est ce qui explique aussi le coût d'un certain nombre de molécules. À partir du moment où l'on sélectionne les patients au départ, on peut progresser bien plus vite avec des essais de plus petite taille.

La deuxième conséquence concerne la relation avec l'industrie, mais aussi avec les autorités de santé, les autorités d'enregistrement. Les critères d'enregistrement des médicaments peuvent être profondément bouleversés, en particulier pour les autorisations de mise sur le marché (AMM) et les équivalents.

Enfin, les associations de patients doivent aussi s'interroger sur ce que signifie la médecine personnalisée. Elles sont en général les représentantes d'une pathologie dans le cadre du VIH ou des hépatites. À présent, on leur demandera de mener une réflexion qui ne soit plus celle d'un bloc social complet concernant une pathologie donnée, mais de s'interroger sur leur hétérogénéité aussi à l'intérieur d'elles-mêmes afin d'avoir une réflexion autour de sous-groupes personnalisés. Je pense que cela remodifiera un peu, probablement dans le bon sens, la relation entre les académiques, les chercheurs et le milieu associatif.

En conclusion, on évolue dans le domaine de l'infectieux. On est un peu en retard par rapport à la cancérologie, mais j'ai tenté de vous expliquer pourquoi et comment la dynamique était en train de se mettre en place.

M. Alain Claeys. Je vous remercie et nous essaierons de revenir sur l'implication des associations de malades.

Pr Odile Kremp, directrice d'Orphanet (portail d'information sur les maladies rares et les médicaments orphelins). Les maladies rares posent un problème par rapport à l'ensemble des maladies chroniques déjà évoquées. Comme vous le savez sans doute, elles sont définies par leur prévalence. La définition retenue en France est celle d'une prévalence inférieure à 1/2000. Ce taux est différent dans d'autres pays (1/1000 aux États-Unis). Ainsi, en France, moins de 30 000 personnes sont concernées pour une maladie donnée. On estime que 2 millions de Français en sont atteints, mais on n'en est pas sûr, parce que le recueil de données est difficile. Au niveau européen, cela concernerait 30 millions de patients. Certaines de ces maladies sont connues : drépanocytose, sclérose latérale amyotrophique, mucoviscidose,... Et il y a des maladies beaucoup plus rares, comme la progéria sur laquelle travaille le Pr Nicolas Levy à Marseille.

Ces maladies soulèvent de multiples enjeux, en termes de recherche, de connaissance de diagnostic, et donc de santé publique. En termes de recherche, elles sont de plus en plus prises en compte. Un consortium international de recherche sur les maladies rares a été mis en place récemment, l'IRDiRC (International Rare Diseases Research Consortium), dont l'ANR (Agence Nationale de la Recherche) fait partie. En effet, ces pathologies peuvent servir de modèle pour des maladies plus fréquentes, que ce soit en termes de physiopathologie ou de développement de médicaments. Elles ont aussi une dimension européenne très importante pour l'organisation des soins et de la recherche.

Avant tout, ces maladies constituent un enjeu de santé publique. Très souvent elles sont graves et invalidantes et démarrent tôt dans la vie. Nombre d'entre elles sont des maladies chroniques, avec des déficits sensoriels, intellectuels et moteurs associés. Elles sont graves, puisque le pronostic vital est en jeu dans la moitié des cas, et expliquent un tiers de la mortalité infantile (35 % des décès avant l'âge d'1 an), 10 % de la mortalité entre 1 et 5 ans, 12 % entre 5 et 15 ans. Pour toutes ces raisons, les maladies rares exigent une prise en charge globale qui s'est organisée à partir de la prise en compte du médicament orphelin.

Elles représentent un enjeu de connaissance important : 6 000 à 7 000 maladies rares sont identifiées à ce jour. On décrit de nouveaux syndromes chaque semaine dans la littérature internationale. Environ 80 % sont d'origine génétique, et l'explosion actuelle des techniques diagnostiques font qu'elles sont de mieux en mieux connues. Cependant, on constate une rareté de l'expertise des professionnels, un déficit de connaissance et d'information des professionnels de santé et des patients, à l'origine d'une « errance diagnostique » importante. Cela est générateur d'inégalités dans la prise en charge (remboursements, indemnisations et accès aux produits de santé). Les malades sont en outre mal repérés dans le système de soins. Orphanet a développé à l'INSERM, avec le soutien de la Direction générale de la santé (DGS), une plateforme d'information destinée à la fois aux professionnels, aux malades et aux institutions.

D'après les données de la base Orphanet, une grande partie des maladies rares est liée à des anomalies du développement (16,40 %), dont des anomalies morphologiques et troubles intellectuels ; il y a des maladies oncologiques (10,87 %), neurologiques (10,78 %) et tous les grands champs pathologiques sont concernés. La France a été leader dans la prise en charge des maladies rares, et elle le reste en Europe, à partir d'une réflexion commencée autour des médicaments orphelins (1995 : mission des médicaments orphelins au ministère de la santé menée par Annie Wolf), puis les deux Plans nationaux maladies rares (2005-2008, 2011-2014), et la réflexion sur la recherche.

Un autre enjeu est celui du diagnostic puisque pour pouvoir participer à la recherche, il faut que le malade soit diagnostiqué. Le premier Plan national maladies rares a mis en place un réseau de centres de référence et de compétences qui a permis aux patients d'avoir accès au diagnostic. En termes de traitement, on a encore beaucoup de lacunes. Au niveau de la HAS (Haute Autorité de Santé), seuls 50 protocoles nationaux de diagnostic et de soins ont été mis en place avec les centres de référence. C'est peu pour 6 000 maladies rares.

Le Plan national maladies rares 2011-2014 a mis aussi l'accent sur la recherche, avec la création de la Fondation maladies rares début 2012. Plusieurs appels à projet ont été lancés en recherche fondamentale sur des modèles thérapeutiques sur les souris. Un appel à projets a également été lancé en recherche en sciences sociales, où il y a très peu de données sur les maladies rares. Par ailleurs, toute une réflexion se poursuit sur l'amélioration de l'accès aux soins et sur la recherche, notamment avec le soutien du ministère chargé de la santé au développement des plateformes de génétique moléculaire.

En Europe de nombreuses recherches se développent : plus de 4 500 projets de recherche et près de 1800 essais cliniques sont répertoriés dans Orphanet. On y trouve aussi de nombreux tests diagnostiques et les laboratoires experts, avec leur répartition dans différents pays. Dans certains pays européens, plus de 500 gènes peuvent être testés pour permettre de diagnostiquer de plus en plus de maladies (fin 2011 : 1 129 en France, 1 449 en Allemagne). Un des objectifs du consortium IRDiRC est que la plupart des maladies rares puissent être diagnostiquées d'ici 2020.

En ce qui concerne les traitements, on observe que de nombreuses maladies n'en n'ont pas encore : sur le marché européen, en 2012 il existait 68 médicaments orphelins, dont 9 ont eu l'autorisation de mise sur le marché (AMM) cette année-là, et 75 médicaments avaient au moins une indication pour une maladie rare ou un groupe de maladies. L'autre objectif de l'IRDiRC est de développer 200 nouveaux médicaments d'ici 2020 à l'échelle internationale.

La prise en compte européenne est extrêmement importante, à travers des recommandations pour disposer de stratégies sur les maladies rares dans les différents pays. Celles-ci se mettent en place progressivement, avec aussi la volonté de constituer des réseaux européens d'experts de référence. Certains existent déjà, mais il faut mieux les afficher pour que les malades puissent être pris en charge et participer à l'ensemble des essais.

Actuellement, une grande inquiétude se développe chez les patients et les associations autour de l'application de la « loi médicament », avec les Recommandations Temporaires d'Utilisation (RTU). En effet, de nombreux médicaments utilisés dans les maladies rares n'ont pas d'AMM, notamment en pédiatrie. Comme il a été indiqué précédemment, les associations de patients jouent un rôle majeur dans les maladies rares, notamment l'Association française contre les myopathies (AFM), mais aussi l'Alliance maladies rares, qui fédère plus de 200 associations de malades en France, et Eurordis, qui fédère plus de 560 associations membres, dont plusieurs Alliances nationales maladies rares dans 51 pays. Elles participent aux essais thérapeutiques et aux réflexions en cours sur les maladies rares.

Même si la connaissance génétique des maladies rares se développe, qui permet de mieux les caractériser, de comprendre leur physiopathologie et de chercher de nouvelles thérapeutiques, le défi reste celui du faible nombre de traitements disponibles.

Pr Marina Cavazzana, directrice du département de biothérapie de l'hôpital Necker-Enfants malades, prix Irène Joliot-Curie 2012 . Je vais présenter un parcours des soins en prenant comme exemple les maladies génétiques et la thérapie cellulaire au service de la médecine personnalisée. Il s'agit d'abord de relever un défi scientifique, celui du diagnostic moléculaire, dont les impacts immédiats sont la médecine prédictive et le diagnostic prénatal ou préimplantatoire qui en découle.

L'éradication des maladies génétiques par leur prévention reste encore la forme la plus efficace de médecine personnalisée. Ensuite, la connaissance de la base moléculaire d'une maladie héréditaire permet de comprendre sa physiopathologie. Autrement dit, comment relier un certain nombre de symptômes à la mutation d'un gène ? A ce stade des connaissances d'une maladie, le défi technique consiste à modéliser la pathologie. Dans un certain nombre de cas, les modèles animaux (petits rongeurs) dont nous disposons ne reproduisent pas les signes cliniques et les manifestations pathologiques dont souffrent les malades. On peut alors avoir recours à des modèles cellulaires : les cellules souches pluripotentes induites (iPS) ou les cellules souches embryonnaires obtenues directement des malades, les deux modèles ayant un apport irremplaçable.

La découverte d'un gène et de sa physiopathologie nous amène aussi à envisager une thérapeutique personnalisée, qui peut relever de la pharmacologie, ou de la thérapie cellulaire. Dans le champ de la thérapie cellulaire, la thérapie génique reste une source d'espoir grandissante pour toutes les maladies génétiques, monogéniques et autosomiques récessives. Elle a fait ses preuves pour les maladies des systèmes hématopoïétiques, pour les pathologies de la rétine et pour la production des facteurs de coagulation pour le foie.

La thérapie génique représente non seulement un exemple extraordinaire de médecine personnalisée, mais également une approche thérapeutique importante pour les maladies acquises et les tumeurs. En effet, ces dernières années, l'apport des connaissances provenant des maladies héréditaires a également permis des progrès pour les maladies acquises. On attend également des avancées pour les malades atteints du sida, il s'agit là de rendre leurs cellules résistantes à l'infection.

La thérapie génique appliquée aux maladies héréditaires des systèmes hématopoïétiques consiste à introduire une copie normale du gène muté dans les cellules souches du patient. Théoriquement on pourrait penser que toutes les pathologies héréditaires des systèmes hématopoïétiques curables par greffe de cellules souches hématopoïétiques pourraient bénéficier de l'utilisation de cellules souches autologues (du patient lui-même) génétiquement modifiées. Cela résoudrait le manque de donneurs d'organes, les problèmes immunologiques liés à la greffe seraient évités, et cela pourrait permettre d'atteindre un taux de survie avec guérison sans complications très élevé.

Dans ce champ nouveau qu'est la thérapie génique, les problèmes de sécurité de l'utilisation des rétrovirus demeurent. À cet égard, on distingue deux périodes en thérapie génique. De 1997 à 2006, l'utilisation de rétrovirus a apporté quelques bénéfices indiscutables, des inefficacités et un certain degré de toxicité. De 2007 à 2013, on a démontré l'efficacité en absence de toute toxicité liée aux vecteurs modifiés utilisés. Ces résultats nous permettent de poser ouvertement la question : quand pourrons-nous remplacer par la thérapie génique la greffe non apparentée faite à partir de donneurs volontaires du registre international, ou les greffes intrafamiliales partiellement compatibles ? Tel est notre futur défi technique.

Par ailleurs, ce type de médecine personnalisée présente un troisième défi qui est médico-économique. Je voudrais donner deux exemples pour illustrer les répercussions de la médecine personnalisée sur les dépenses de santé ou du système de sécurité sanitaire national.

Le premier exemple concerne le déficit en adénosine désaminase, qui est un déficit immunitaire combiné grave, et pour lequel le pronostic est sévère à courte échéance. Les patients peuvent décéder dans les mois qui suivent la naissance. L'enzymothérapie de substitution, introduite à la fin des années soixante-dix, a un coût par flacon de 5 200 euros. Il faut un flacon par semaine pour traiter un nourrisson atteint de cette maladie, soit 270 000 euros par an. Si le patient est plus grand, on utilise deux flacons par semaine, soit un coût de plus de 500 000 euros par an. Devenu adulte, il lui faudra trois flacons, soit un coût de plus d'1 million d'euros par an. Le coût moyen d'une greffe allogénique est de 120 000 euros, et dans ce cas, receveur et donneur doivent être HLA compatibles. Le coût de la thérapie génique est inférieur à celui de la greffe allogénique si on exclut le coût de la phase de développement.

Le deuxième exemple d'une greffe de cellules souches allogénique pour la drépanocytose est encore plus parlant. La drépanocytose est une maladie génétique qui touche les globules rouges. On estime à 120 millions les porteurs d'un trait drépanocytaire ou de l'hémoglobine S, soit 1,7 % de la population mondiale. En France, 15 000 patients sont atteints d'un syndrome drépanocytaire majeur, dont 50 % d'enfants. C'est la première maladie génétique en France. Elle touche chaque année 300 nouvelles naissances. Et sa fréquence en Ile-de-France est de 1/1100. En 2014, on prévoit que 30 000 adultes seront atteints de drépanocytose. Actuellement, l'âge moyen de décès est de 55 ans, hors mortalité pédiatrique.

Trois traitements existent. Le coût moyen de l'hydroxyurée, un produit destiné à augmenter chez l'adulte la production d'hémoglobine foetale, est de 10 000 euros par an. Si l'hydroxyurée échoue, le coût d'un programme transfusionnel est de 50 000 euros par an. Une variable entre en ligne en compte pour la mise en place d'un programme transfusionnel : l'approvisionnement des produits sanguins labiles. Cela posera un problème de santé publique dans les années qui viennent, surtout pour des populations immigrées à groupe sanguin rare.

Le coût moyen d'une greffe allogénique est toujours identique, 100 000 euros l'année de sa réalisation, puis 1 700 euros par année de suivi post-transplantation. Le coût d'une greffe la première année correspond au coût d'une transfusion pendant un an et demi et à huit années de traitement par l'hydroxyurée. Le coût d'une greffe post-transplantation correspond au coût de douze jours de transfusion et de 64 jours de traitement à l'hydroxyurée. Les coûts de la thérapie génique après sa phase de développement sont bien inférieurs à ceux de la greffe allogénique et le coût sociétal de la morbidité et de la mortalité de ces individus deviendrait extrêmement inférieur à ce qu'il est actuellement.

À travers ces deux exemples, la médecine personnalisée montre son intérêt scientifique et économique. L'extension de l'utilisation de la thérapie génique est une promesse de changement radical pour le pronostic d'un groupe important de maladies héréditaires, que ce soit en termes d'efficacité (nombre de jours d'hospitalisation) ou d'offre de soins (possibilité d'étendre les soins en dehors des centres de référence).

Pr Florent Soubrier, responsable du département de génétique du groupe hospitalier de la Pitié-Salpêtrière-Charles Foix . En réponse au titre de la table ronde qui vise à définir les pathologies qui doivent bénéficier de la médecine personnalisée, je vous livrerai un certain nombre d'éléments plus pour essayer de cerner le périmètre de ces pathologies, que pour les définir de façon précise. Je suis délégué par l'Académie nationale de médecine, mais ce que je vais expliquer ne reflète pas forcément ce que pense l'Académie.

Pour reprendre ce qu'a dit le Pr Jean-François Delfraissy, historiquement, nous passons progressivement de l'« evidence-based medicine » à la « precision-based medicine ». Mon internat était bercé d'« evidence-based medicine », toute la pratique médicale était basée sur des données publiées concernant des biomarqueurs, des traitements, des investigations, qui permettaient d'avoir un jugement fondé sur des statistiques irréprochables pour effectuer des choix médicaux.

Progressivement, on est passé à la « precision-based medicine » qui fait appel à la multiplication des paramètres d'analyse du patient, et surtout l'utilisation des omiques en clinique, que je détaillerai après. C'est un saut technologique. Il permet l'analyse globale du patient. L'étape la plus difficile concernera l'intégration de ces données, qui sont multidimensionnelles, pour une analyse globale de l'état clinico-biologique du patient. Médecine personnalisée ou médecine de précision, je crois que ce sont de bons synonymes.

En mars 2012, un article de l'équipe de Michael Snyder fait la couverture du prestigieux journal Cell. Cette équipe a suivi un patient de façon longitudinale pendant 400 jours, en s'aidant de quantité de données d'omiques permettant de suivre une infection virale ou une susceptibilité au diabète. On peut utiliser les cellules, les tissus, et les liquides biologiques, et on verra l'importance des fèces sur différents aspects. Maintenant on peut obtenir sans problème la séquence complète du génome, mais aussi  les modifications épi génétiques qui surviendront sur ce génome et en modifier la fonction ; les modifications de l'expression des gènes, leur produit (protéome) dans les différents milieux biologiques, le métabolome, c'est-à-dire l'ensemble des métabolites ou des auto-anticorps, et la séquence des microbes peuplent notre tube digestif et qui forment le microbiote intestinal. On peut analyser ces données dans leur globalité et obtenir ce que Michael Snyder avait appelé un profil intégré des omiques personnels l'iPOP, Integrative Personal Omics Profile ).

Je pense qu'il faut revenir à des fondamentaux et se souvenir que l'analyse intégrée d'un patient, d'un sujet, doit comprendre tous les différents déterminants du phénotype. Il y a l'influence des gènes, qui restent tout au long de la vie, mais aussi l'influence de l'environnement, qui ira croissant à tous les âges de la vie, et il faut prendre en compte l'ensemble des données pour obtenir une vision globale, une vision intégrée qui est difficile à obtenir, de façon à pouvoir juger de l'état clinique de ce patient.

Par rapport à la maladie, on peut se situer avant sa survenue. C'est le domaine du diagnostic pré-symptomatique, par exemple le diagnostic d'une maladie génétique, une prédisposition héréditaire au cancer qui va survenir plus tard dans la vie et donc nécessiter une surveillance particulière. Ce peut être la prise en compte d'un facteur de risque pour des maladies vasculaires ou d'autres, sur lesquelles on va pouvoir mettre en place des actions de prévention. Cette prise en compte du risque apportera effectivement un bénéfice au patient, si tant est que celui-ci utilise les données qu'on lui fournit sur ce risque de pathologies.

La médecine de précision peut aussi intervenir pendant la maladie. Pour effectuer une évaluation globale du patient, on utilisera des biomarqueurs, des omiques quand cela est nécessaire, et en particulier la pharmacogénétique pour adapter le bon traitement à la bonne dose, et ainsi intégrer l'ensemble de ces données pour justement choisir le bon traitement au bon moment.

Enfin, la médecine de précision peut se situer après la maladie pour son suivi : utilisation des biomarqueurs, utilisation des omiques, ces données intégrées qui adapteront le traitement, de façon à évaluer le processus pathologique en cours : est-il toujours en cours, quelle est l'amélioration obtenue par le traitement ?

Un point me frappe. Nous connaissons des sauts technologiques très brutaux : sur les omiques par exemple, l'arrivée du séquençage massivement parallèle a complètement changé la donne en quelques années. Les méthodes d'analyse bénéficient très vite ces sauts technologiques, et en même temps, pour la médecine, ces progrès sont incrémentaux, car il faut que toute la chaîne soit impliquée, depuis l'imagerie, les paramètres biologiques, jusqu'aux traitements. C'est pourquoi les progrès sont plus lents dans les applications médicales.

On a parlé de changement de paradigme. Ma vision est un peu différente. On se trouve dans l'approche probabiliste, qui consiste à définir un groupe de patients par un paramètre, un biomarqueur, et à partir de là à pouvoir définir une probabilité pour le patient d'être guéri par un traitement. Progressivement, on passera à une approche beaucoup plus déterministe. Grâce à toute une série de mesures, de paramètres, d'omiques, à l'intégration de ces données, on va pouvoir définir le traitement adapté pour chaque patient. C'est le grand bénéfice de cette médecine de précision : donner un traitement efficace, et éviter le traitement inutile. Je pense que les cancérologues ici présents traiteront de ces chimiothérapies ciblées que l'on sait inutiles, voire délétères en fonction de la présence de certaines mutations dans les tumeurs. Il y aura aussi moins d'effets indésirables grâce à la pharmacogénétique, le rapport coût /bénéfice sera très favorable, mais dépendra des maladies.

Autre point important, il faut adapter le degré de précision à atteindre selon la maladie, parce que les enjeux sont différents. Je prends des exemples très variés. Pour une fracture de jambe, a-t-on vraiment besoin d'une médecine de précision ? On posera une broche, une plaque, et je considère qu'il y a un bénéfice en termes de santé publique et de coût, si par exemple on adapte, grâce à un bilan précis de l'hémostase, le traitement anti-thrombotique nécessaire pour ce patient donné, ce qui lui évitera la thrombose, l'embolie pulmonaire, avec toutes les complications que cela peut entraîner. Pour le cas d'une infection grave, la médecine de précision peut déterminer l'état immunitaire du patient, la bonne dose et le bon médicament. Dans le cas d'un cancer, on ira jusqu'à séquencer le génome tumoral, en partie ou totalement pour adapter le traitement car l'enjeu thérapeutique est majeur.

La médecine personnalisée trouve ses limites, d'abord dans la complexité de l'environnement et des signes cliniques, bien plus difficiles, bien plus imprécis que la détermination d'un génome qu'on sait faire de façon très précise. S'y ajoute la nécessité de créer des traitements spécifiques pour chaque cible pouvant être en cause. On a rappelé la fin des blockbusters . Enfin, au niveau sociétal, le problème des coûts demeure.

Je conclurai sur ces trois remarques. Les progrès de la médecine personnalisée/de précision sont incrémentaux, alors que les sauts technologiques qui permettent de la mettre en place sont bien plus rapides. Par ailleurs, la mise en place de chaque progrès doit tenir compte des enjeux de la maladie, et donc du bénéfice qui peut être tiré. Enfin, l'intégration de l'ensemble des données constitue un défi : le défi de la « biologie de système » permettant d'intégrer toutes ces données.

Pr Hugues de Thé, chef du service de biochimie/biologie moléculaire à l'hôpital Saint-Louis . Mon approche sera un peu différente, elle est ciblée sur un exemple qui représente probablement le succès le plus éloquent de la médecine personnalisée, au niveau clinique, et peut-être aussi l'exemple du cancer le mieux traité par des traitements individualisés. Vous me pardonnerez de ne parler que d'une maladie sur laquelle je travaille depuis vingt-cinq ans, mais c'est probablement pour cela que j'ai été invité. Cet exposé illustrera aussi ce qu'expliquait le Pr André Syrota sur les apports du monde académique dans la médecine personnalisée, puisque tous les progrès concernant cette leucémie sont venus du monde académique.

Leucémie signifie le « sang blanc », c'est une prolifération incontrôlée des cellules du sang. Les premiers progrès dans la classification de ces maladies ont été réalisés dans les années soixante-dix avec la classification FAB (Française Américaine Britannique), fondée sur la morphologie des cellules et sur l'expression des marqueurs de surface. Vingt ans plus tard, cette classification a été progressivement remplacée par une classification moléculaire qui se fondait en particulier sur des anomalies chromosomiques, et plus récemment sur la séquence génomique complète d'un assez grand nombre de types de leucémies. Au niveau thérapeutique, l'introduction de la chimiothérapie a obtenu les premiers succès dans les années soixante.

Un tableau tiré d'une revue parue à la fin des années quatre-vingt-dix montre la diversité génétique de deux maladies qui étaient précédemment considérées comme relativement homogènes : la leucémie aiguë lymphoblastique et la leucémie aiguë myéloïde. Sans entrer dans le détail, on voit qu'elles concernent des anomalies chromosomiques très variées qui vont chacune définir un type de maladie spécifique.

La leucémie aiguë promyélocytaire est une maladie rare, une maladie orpheline (100 cas par an en France). Elle est grave du fait de l'existence de troubles de la coagulation qui mettent en péril la vie du malade dès les premières heures du diagnostic. Un taux de guérison de 25 % avait été obtenu par des chimiothérapies conventionnelles proposées par le Pr Jean Bernard en 1967. Deux thérapeutiques empiriques ont été décrites, et là on arrive à l'apport du monde académique : une hormone, l'acide rétinoïque (1988, Wang) et un toxique notable, l'arsenic (1995, Chen). L'un et l'autre auront des effets quasi miraculeux sur cette maladie, conduisant à la guérison de tous les malades par l'association des deux médicaments.

L'acide rétinoïque in vivo provoquera un changement de la morphologie des cellules et la disparition progressive de celles-ci. La mise en évidence de la sensibilité de cette leucémie à cette hormone a donc permis la caractérisation de la translocation chromosomique à l'origine de cette maladie. Cette pathologie induira la fusion de deux protéines pour créer une protéine de fusion PML/RARA, qui est le marqueur moléculaire de cette maladie, responsable de son déclenchement. Puisque cette protéine comprend l'un des récepteurs de l'acide rétinoïque, l'acide rétinoïque se trouve en fait être un traitement ciblé.

Les travaux de plusieurs équipes ont montré que ces deux médicaments, partagent la propriété de dégrader la protéine à l'origine de la maladie. On se trouve donc face à ce que les théoriciens chinois appelaient « combattre l'ennemi dans ses plans », en ciblant la protéine responsable du déclenchement de cette maladie, et ce de manière intelligente. Il a été démontré que ces deux médicaments induiront la dégradation de cette protéine en ciblant chacune de ses extrémités constitutives. On se trouve dans une situation où l'empirisme avait permis de trouver une manière très efficace pour contrecarrer l'action de cette protéine, et donc détruire la maladie.

Des critiques ont été émises sur l'importance des souris, des modèles animaux dans la compréhension des pathologies humaines. Dans cette maladie, les modèles de souris ont été au contraire extrêmement bénéfiques. Des modèles très efficaces ont été obtenus et reproduisent parfaitement la physiopathologie, l'évolution, la réponse thérapeutique de cette maladie. Ils ont permis de montrer la synergie formidable de l'association de ces deux médicaments, permettant de détruire complètement la maladie et de guérir toutes les souris dans un temps record. Alors que d'autres tests, non fondés sur des souris, avaient conclu à l'antagonisme fonctionnel de ces médicaments, conduisant à ne pas les associer chez les patients.

Aujourd'hui, cliniquement, dans tous les pays, au nord comme au sud, l'arsenic remplace progressivement la chimiothérapie en première ligne. En l'absence de chimiothérapie, on arrive à guérir tous les patients ayant une forme simple. Et ceci représente un succès éclatant de cette thérapeutique ciblée, peut-être l'un des modèles les plus achevés de la guérison par un traitement personnalisé.

Peut-on généraliser ce modèle particulier à l'ensemble des leucémies ? Pour l'acide rétinoïque et l'arsenic, on a une efficacité de 100 % dans cette maladie spécifique, définie par une translocation chromosomique, mais aucune efficacité sur toutes les autres leucémies. On se trouve bien dans le contexte de ces traitements ciblés, personnalisés.

Il existe des biomarqueurs permettant d'effectuer un diagnostic quasi immédiat par imagerie cellulaire. En quelques heures, ils permettent de poser l'indication thérapeutique. Cela nécessite la formation des équipes pour une maladie rare, la disponibilité des produits (acide rétinoïque, arsenic). On a également évoqué le problème du prix prohibitif de certains de ces produits. Néanmoins, on arrive à la guérison de la quasi-totalité des malades, et ceci représente des économies très importantes dans la prise en charge de cette maladie. Un article tiré de Nature Medicine (vol. 13, n° 9, septembre 2007) a contesté le prix prohibitif auquel l'arsenic est mis à disposition dans la plupart des pays, environ 50 000 dollars. C'est un composé dont la fabrication est extrêmement simple. Et il n'a pas demandé beaucoup d'efforts de R&D.

En conclusion, ce modèle est assez extraordinaire au niveau des résultats cliniques. De plus, le degré de compréhension des mécanismes moléculaires de cette maladie sont, je crois, inégalés dans le domaine du cancer. Malheureusement, ce modèle n'est pas généralisable. Certains cancers ou leucémies ont un mécanisme simple : une translocation chromosomique induira la maladie. Cependant, la plupart des maladies cancéreuses possèdent une physiopathologie qui répond à des altérations complexes, multiples, et posent des problèmes de hiérarchie, de compréhension du rôle respectif des différentes anomalies. Ils commencent à être abordés par les techniques de séquençage complet, mais il reste encore beaucoup de mystère, que ce soit au niveau de la biologie ou de la prise en charge.

Ce modèle illustre la façon dont on peut obtenir des bénéfices cliniques éloquents grâce au traitement ciblé. Il n'y a pas de raison pour que ce type d'approche ne soit pas étendu au moins à certaines autres maladies cancéreuses.

Pr Pierre Laurent-Puig, médecin au service de biochimie de l'hôpital européen Georges Pompidou et directeur de recherche INSERM UMR-S775, université Paris V Descartes . Je traiterai des cancers colorectaux qui représentent un modèle du développement de la médecine personnalisée au cours de ces dernières années. Depuis le début de l'année, je dirige le Cancer Research and Personalized Medicine (CARPEM), qui est au centre de nos débats. C'est un site de recherche intégrée en cancérologie, financé par l'Institut national du cancer (INCa), et qui réunit deux hôpitaux de l'assistance publique, l'hôpital Georges Pompidou et l'hôpital Cochin, ainsi que 22 équipes de recherche. Il comprend trois axes de recherche : un axe pharmaco-génomique, un axe immunitaire qui étudie la réponse de l'hôte à sa tumeur - c'est extrêmement important dans la détermination du pronostic des tumeurs -, et un axe éthique avec en particulier une recherche sur les pratiques médicales induites par la médecine personnalisée.

Les cancers colorectaux sont l'un des trois cancers les plus fréquents, avec 40 000 nouveaux cas par an en France. Pendant très longtemps, cette maladie a été considérée comme une maladie homogène, en particulier sur le plan histologique, puisqu'on considère que 95 % des cancers sont des adénocarcinomes. C'est une particularité des cancers colorectaux, alors que d'autres cancers ont des types histologiques différents. Mais en fait, c'est une maladie qui est hétérogène sur le plan moléculaire.

Si l'on applique des omiques aux cancers colorectaux, on est capable de distinguer au moins six groupes complètement différents de cancers colorectaux, alors que sur le plan histologique rien ne les distinguait. Ces types moléculaires sont pour certains d'entre eux extrêmement distants les uns des autres, et on peut attribuer à chacun de ces groupes moléculaires particuliers des caractéristiques spécifiques. Par exemple, le groupe C4 est le plus distant, et on peut retrouver une signature de cellules souches. On peut donc dire que ce groupe-là dérive probablement de cellules souches. On peut aussi leur attribuer des origines de transformation différentes, en particulier, deux groupes ont été identifiés comme dérivant soit d'adénomes, soit de lésions prenéoplasiques de type festonné.

Ces groupes moléculaires ont des diagnostics différents. Les groupes C4 et C6 ont un mauvais pronostic comparés aux autres groupes. Ceci a été montré maintenant sur plusieurs milliers de malades. De plus ces tumeurs ont un paysage thérapeutique compliqué. On dispose de plusieurs types de molécules efficaces et dont l'efficacité est identique. Ces molécules sont de plus en plus chères, et jusqu'à maintenant, on ne disposait d'aucun biomarqueur permettant de choisir le traitement face à un patient qui a un cancer colorectal.

En résumé pour les stratégies thérapeutiques, on dispose de trois molécules classiques de chimiothérapie (5-FU, Irinotecan, Oxaliplatin), de deux thérapies ciblées (un anti-angiogénique, le Bevacizumab, et de deux anticorps anti-EGFR : Cetuximab et Panitumumab), et on mélange, en particulier pour les lignes métastatiques, ces différents composés sans avoir aucun biomarqueur permettant de choisir son traitement face à un patient. Cela a changé, au moins pour l'une des thérapies ciblées, qui est le Cetuximab et le Panitumumab.

Depuis une vingtaine d'années, on a fait des progrès en termes de survie. Par exemple, pour un patient atteint d'un cancer du côlon métastatique, on est passé de 6 mois de survie pour des soins de support à plus de 24 mois pour une trithérapie associant deux chimiothérapies classiques à une thérapie ciblée. Parallèlement, l'évolution des coûts est de quelques centaines d'euros pour un traitement de support à plusieurs milliers ou dizaines de milliers d'euros pour un traitement associant des thérapies ciblées.

L'ensemble des thérapies ciblées qui sont développées dans le cancer sont centrées sur des voies de signalisation qui transmettent le signal du milieu extracellulaire au noyau de la cellule tumorale. Cette thérapie ciblée vise à interrompre la communication entre le récepteur, situé à la membrane, et le noyau. Les cellules tumorales ont la particularité d'activer ces voies de signalisation, soit par des mutations activatrices d'un certain nombre de partenaires, soit par des mutations inactivatrices sur un certain nombre de partenaires.

Si l'on donne un anticorps qui cible le récepteur à l'EGF, c'est-à-dire situé à la membrane, et que l'on est en présence d'une tumeur dont la voie de signalisation est activée en dessous du récepteur, on peut imaginer que le traitement sera inefficace. Malgré l'inhibition de l'activation du récepteur, de toute façon il y aura une activation de la voie de signalisation. C'est ce qui se passe avec les anticorps anti-EGFR qui ciblent le récepteur à l'EGF. Lorsqu'on a une mutation du gène KRAS fréquente dans les tumeurs colorectales (près de 40 % des tumeurs colorectales possèdent cette mutation du gène KRAS activée) le traitement est inefficace. Nous avons montré avec d'autre qu'on observe aucune réponse chez des malades à qui on donne un anticorps anti-EGFR, lorsque leur tumeur est mutée KRAS.

En 2007 et 2008, il y a eu une modification d'autorisation de mise sur le marché (AMM) pour ces molécules qui ne sont maintenant réservées qu'à des patients dont la tumeur possède un gène KRAS sauvage. Cela se traduit aussi en termes de survie sans progression plus longue pour les patients qui n'ont pas de mutation KRAS au sein de leur tumeur.

Cette découverte a été appliquée par l'INCa au niveau des plateformes de biologie moléculaire. Des études médico-économiques ont démontré, en tout cas pour la première fois dans les tumeurs solides, qu'en ciblant le traitement chez un sous-groupe de patients, qui représente 60 % de l'ensemble des patients atteints d'un cancer du côlon métastatique, on pouvait faire des économies. Le coût du test KRAS a été évalué à 2 millions d'euros, ce qui représente environ 20 000 tests KRAS/ an en France, et cela permet d'éviter un traitement inefficace chez 40 % des patients atteints d'un cancer du côlon métastatique, ce qui représente une économie de 39 millions d'euros.

Dr Christophe Le Tourneau, médecin oncologue à l'Institut Curie . Où en est la médecine personnalisée en cancérologie ? L'Institut national du cancer américain définit la médecine personnalisée en cancérologie par l'utilisation des données biologiques des patients, afin de prévenir, diagnostiquer ou traiter. En réalité, le terme de médecine personnalisée est né en cancérologie avec l'émergence des thérapies ciblées à la fin des années quatre-vingt-dix.

La chimiothérapie des médicaments qu'on utilise depuis longtemps en cancérologie détruit les cellules en division. C'est pour cela qu'ils ont des toxicités importantes, car ils détruisent également des cellules saines en division. Les patients perdent leurs cheveux, ils ont des toxicités sur leurs globules, et donc de la fièvre, de l'aplasie, etc.

À la fin des années quatre-vingt-dix, sont apparues les thérapies ciblées qui sont des médicaments synthétisés de novo par les industriels pour inhiber une cible thérapeutique bien précise dans la cellule tumorale ou dans son environnement. Cette cible peut être un ligand, un récepteur ou une voie de signalisation intracellulaire. Les toxicités de ces thérapies ciblées sont différentes des toxicités des chimiothérapies. Leur mode d'administration peut être intraveineux, mais également oral.

Aujourd'hui, et M. Jean-Louis Touraine l'a bien expliqué, en cancérologie, on pratique une médecine stratifiée. Le premier niveau de décision pour donner un traitement à un patient atteint d'un cancer, est la localisation de son cancer. Pour les patients qui ont un cancer du poumon, nous avons des chimiothérapies, et également des thérapeutiques ciblées que nous prescrivons dans certains cas. De même, pour les patients qui ont un cancer du côlon, comme l'a montré le Pr Pierre Laurent-Puig, nous possédons certaines chimiothérapies et certaines thérapeutiques ciblées que nous leur prescrivons. Mais là encore, le premier niveau de décision reste la localisation de la tumeur dans le corps pour décider du traitement.

Je prends deux exemples. Pour les patientes qui ont un cancer du sein, on recherchera systématiquement s'il existe une anomalie sur le récepteur HER-2. 20 % des patientes ont cette anomalie, on leur donne un traitement avec un anticorps qui cible ce HER-2, pendant un an après l'opération, et cela diminue le risque de récidive par deux. De la même manière, pour des patients qui ont un cancer du poumon, on va rechercher systématiquement s'il existe une mutation sur le gène de l'EGFR. Cela représente 10 % des cas. Nous avons pour ces patients un traitement qui inhibera l'EGFR et qui est particulièrement efficace.

Il existe donc un certain nombre d'anomalies moléculaires pour lesquelles nous avons des traitements ciblés qui correspondent à chacune de ces anomalies moléculaires. Leur incidence diffère selon les cancers. 20 % des patients atteints d'un cancer du sein ont une anomalie sur HER-2 ; moins de 2 % des patients atteints d'un cancer du poumon ont une anomalie sur HER-2.

Aujourd'hui, la communauté scientifique s'interroge. Faut-il toujours donner les traitements, en particulier les thérapies ciblées, en fonction de la localisation de la tumeur des patients ? Ou faut-il faire abstraction de la localisation tumorale et uniquement prendre en compte le profil moléculaire de la tumeur ? Cela implique de rechercher l'ensemble des anomalies moléculaires connues, prédictives de réponses à des thérapies ciblées, chez tous les patients, quel que soit leur cancer, afin de déterminer s'il existe une thérapie ciblée qu'on pourrait leur proposer.

Cette approche, envisageable aujourd'hui, ne l'était pas il y a deux ans, pour la simple et bonne raison que la technologie n'était pas prête. On ne pouvait pas encore regarder en un seul coup d'oeil toutes les anomalies moléculaires d'une tumeur d'un patient, non seulement parce que c'était trop coûteux, mais également parce que c'était trop long, et donc pas compatible avec la prise en charge des patients à l'hôpital.

Effectuer un profil moléculaire de la tumeur chez chacun des patients atteints d'un cancer et donner le traitement ciblé qui correspond, est-ce une stratégie finalement plus efficace que ce qu'on fait tous les jours à l'hôpital, c'est-à-dire déterminer les traitements en premier lieu à partir de la localisation tumorale ? Cette question est ouverte. La démonstration de la médecine personnalisée n'a pas encore été faite. Aujourd'hui, on ne peut pas dire s'il est plus efficace d'effectuer un profil moléculaire de la tumeur des patients pour leur donner un traitement ciblé qui correspond, par rapport à ce qui se fait tous les jours en pratique clinique.

À l'hôpital, aujourd'hui encore, les patients sont traités en premier lieu en fonction de la localisation de leur tumeur. Cette question, nous l'avons soulevée dans un essai intitulé SHIVA en octobre 2012, que j'ai initié à l'Institut Curie et dans six autres centres en France. Il consiste à faire la carte génétique simplifiée, sans regarder le génome dans son entier, de la tumeur des patients, et s'il y a une anomalie moléculaire, nous proposons au patient le traitement ciblé qui correspond. Il s'agit d'un essai comparatif. Nous comparons cette approche-là à l'approche de tous les jours à l'hôpital, c'est-à-dire aux traitements que nous donnerons au patient si jamais il n'était pas inclus dans cette étude. Depuis le mois d'octobre, un peu plus de 130 patients ont été inclus, et les inclusions continuent.

Comment cela se passe-t-il dans la pratique ? Nous avons besoin de nouveaux métiers. Dans cet essai, environ 10 personnes travaillent pour rendre la carte génétique. Ces 10 personnes d'habitude ne travaillent pas en routine pour traiter les patients à l'hôpital. Qui sont-elles ? Premièrement, il faut prélever la tumeur. Nous avons donc besoin des radiologues et des chirurgiens pour faire des prélèvements supplémentaires que nous ne faisons pas d'habitude en routine. Nous avons besoin de l'anatomo-pathologie, c'est-à-dire de personnels qui vont regarder au microscope pour bien vérifier qu'il s'agit de cellules cancéreuses, et savoir quelle est la proportion de cellules cancéreuses. Ces mêmes personnes extraient l'ADN des cellules cancéreuses. Ce sont des manipulations que nous ne faisons pas d'habitude en routine.

L'ADN est envoyé à des plateformes de séquençage, lesquelles réalisent la carte génétique de la tumeur, mais produisent des données ininterprétables par des médecins. Ces données sont donc ensuite transférées à la bio-informatique. Plusieurs bio-informaticiens travaillent pour traiter ces données et faire un compte-rendu lisible et compréhensible par les médecins et interprété par les biologistes. Enfin, nous disposons, nous, les médecins, d'un compte rendu de la carte génétique qui nous permet de savoir si oui ou non, il existe une anomalie moléculaire pertinente pour laquelle nous pouvons donner un traitement.

Par rapport à la routine de l'hôpital au quotidien, un certain nombre de personnes entrent dans le jeu pour déterminer la carte génétique. D'habitude, ces personnes ne travaillent pas à cela.

L'essai SHIVA, aussi simple soit-il, nécessite un flux des données qui part des données cliniques des patients jusqu'aux données de la carte génétique, puis jusqu'à la décision. Ces données doivent être envoyées à certains moments de façon automatisée. C'est un réel défi, car à la fin, il faut que le compte rendu de la carte génétique du patient, non seulement corresponde bien au bon patient, mais encore que celle-ci soit validée et soit de qualité. Tout cela nécessite des compétences que nous n'utilisons pas d'habitude en pratique à l'hôpital.

Pour conclure, j'estime que finalement, aujourd'hui en cancérologie, nous pratiquons surtout une médecine stratifiée. Nous utilisons des données biologiques pour décider de traitements, et nous catégorisons les cancers en des sous-groupes de cancers. Ces sous-groupes sont encore relativement importants. Nous ne sommes pas encore parvenus à la médecine personnalisée qui permettrait de dire : « faisons une carte génétique de la tumeur d'un patient, quel que soit son cancer, pour lui donner le traitement qui correspond ». Cette démonstration est probablement en cours avec des essais comme SHIVA qui se déroule actuellement, ou d'autres essais qui démarreront en France ou à l'étranger. Très probablement dans les années à venir, la communauté scientifique en est persuadée, nous arriverons à une stratégie qui consistera effectivement à adapter les traitements en fonction de la carte génétique des cancers des patients, et non plus en fonction de la localisation tumorale primitive.

M. Alain Claeys. Je remercie chacun des orateurs de ces exposés et j'ouvre le débat.

Débat

M. Jean-Louis Touraine. J'ai deux questions. L'une n'entre pas tout à fait dans le cadre des pathologies mais s'en rapproche, et elle est à l'ordre du jour. Elle porte sur le développement bien nécessaire d'une contraception personnalisée. Ce n'est pas de la pathologie, mais c'est indispensable.

Ma deuxième question s'adresse au Pr Jean-François Delfraissy qui a indiqué qu'actuellement il y avait un relatif retard en pathologie infectieuse par rapport à la cancérologie dans le développement de la médecine personnalisée. Pour autant, la nature a développé cette infinie diversité dans la réponse aux infections. Chacun connaît bien l'immense diversité de notre système d'histocompatibilité. D'ailleurs celui-ci existe dans les autres espèces de mammifères. Ce système HLA est complexe et bien entendu important dans l'ontogénie de systèmes immunitaires, notamment intra-thymiques. Depuis Rolf Zinkernagel et Peter Doherty, on sait que le lymphocyte T reconnaît l'antigène de concert avec la molécule d'histocompatibilité propre. Ainsi chacun d'entre nous reconnaît différemment les différents antigènes infectieux par exemple, ce qui détermine une immunité différente de chacun vis-à-vis de ces infections. Et donc la probabilité de survie est différente. Tout se passe comme si la sélection naturelle avait privilégié la survie de l'espèce humaine plutôt que celle de l'individu, acceptant de passer par pertes et profits dans chaque épidémie une partie de l'humanité, mais sélectionnant une partie de l'humanité pour être résistante à chaque épidémie.

Alors je voudrais savoir s'il existe une voie de recherche qui pourrait utiliser cette réflexion. Certes, les traitements les plus puissants passent par-dessus ces différences de réponse individuelle, mais il reste que par exemple pour la plupart des maladies virales, il n'y a pas actuellement de traitement suffisamment efficace. C'est donc bien encore l'immunité individuelle de chacun d'entre nous qui nous permet de guérir de nombreuses maladies virales. Cette immunité est très différente d'un sujet à l'autre. Pourra-t-on personnaliser cette approche pour tirer parti de cette immense diversité d'immunité ?

Pr Jean-François Delfraissy. Cela soulève une question générale. La médecine personnalisée ne doit pas uniquement s'intéresser à la médecine de soins des patients, mais aussi beaucoup plus en amont à la prévention. Les systèmes de prévention, ou par exemple les nouveaux outils biomédicaux de la prévention sur un certain nombre de maladies, doivent évidemment se poser la question de la personnalisation de cette nouvelle approche de la prévention. On ne doit pas l'oublier, car il est vrai que nous sommes tous dans la prise en charge et dans le traitement.

Pr Claude Huriet, président de l'Institut Curie. Le Pr Jean-François Delfraissy a expliqué, je cite « on n'a plus besoin de grands essais randomisés » ; et le Pr Odile Kremp, à propos des maladies orphelines, a déploré le fait qu'un certain nombre de médicaments utilisés dans le cadre des maladies rares soient prescrits hors AMM pour des raisons qui, je pense, sont liées à la méthodologie des essais cliniques. C'est sur ce point que porte ma question.

La méthodologie des essais cliniques s'appuie sur des analyses statistiques, ce qui signifie que si les données des statistiques ne sont pas suffisamment élaborées, on a tendance à ne pas retenir le protocole. Or pour les traitements personnalisés, par nature, il est très difficile de réaliser des cohortes comportant des centaines, voire des milliers de patients, alors même que les exigences en termes d'appréciation du bénéfice-risque vont dans le sens de l'allongement des délais d'observation et de l'accroissement du nombre de personnes participant aux essais.

Autrement dit, il y a une contradiction sur laquelle il est important que l'Office se prononce. En effet, les organismes qui financent les essais cliniques sont amenés à dire : ce protocole ne répond pas aux exigences des analyses statistiques. En conséquence, ce projet ne peut pas être financé. C'est la démarche même du développement des essais cliniques qui se heurte à une antinomie profonde entre le terme même de « personnalisé » et l'importance des analyses statistiques.

Jean-François Delfraissy. C'est tellement important que je suis obligé de réagir. Le concept même de grand essai randomisé n'est pas remis en question, loin de là, mais en tout cas, il doit être revisité, y compris en recherche de la science, de la méthodologie des essais. Ma génération vient de vivre vingt ans, où l'on nous a appris l'importance de l'essai randomisé en médecine, sous l'égide du Pr Laurent Schwartz, père fondateur en France de cette méthodologie.

Cette méthodologie permet en effet de lever toute une série de biais, qui sont maintenant très connus, mais a aussi ses contraintes. Contraintes d'effectifs, contraintes d'un certain nombre de patients qui ne veulent pas rentrer dans des essais en double aveugle par exemple. L'essai randomisé permet de répondre à un certain nombre de questions. La philosophie générale est de considérer que si on compare A versus B, ensuite on pourra d'une part, regarder à l'intérieur de cet essai randomisé ce qui relève véritablement de l'efficacité de telle ou telle molécule, ou ce qui relève d'autres biais, et d'autre part, on trouvera des facteurs explicatifs d'une réponse ou d'une non-réponse à l'intérieur de cela. C'est donc l'essai qui lui-même génère l'explication de la réponse ou de la non-réponse .

Dans le cadre de la médecine personnalisée, on part dans le sens inverse. À la base, on dispose d'un certain nombre de marqueurs qu'on connaît en partie, peut-être pas totalement, mais sur lesquels on possède un certain nombre de pistes. Au lieu de faire un essai randomisé, on peut prendre une population très spécifique, peut-être une population de l'extrême, qui a tous les marqueurs en l'occurrence. Les cancérologues commencent à le faire, et c'est vrai dans d'autres pathologies, avec un marqueur prédictif d'une réponse ou au contraire d'une non-réponse, qu'on en soit sûr ou qu'on le suppose.

Si je sélectionne cette population avec des marqueurs, je démontre plus rapidement la limite sur un plus petit nombre de patients, si finalement la molécule que j'apporte va avoir un bénéfice ou pas. C'est une vraie question, qui fait débat en ce moment. Toute une part de la science s'est bâtie pendant des années et des années autour de l'essai randomisé en double aveugle. Et je fais partie des gens qui admettent que cela a construit leur vie, mais la vie est faite pour évoluer. On doit être extrêmement plastique en recherche. Posons-nous des questions sur ce qui doit se monter pour les années qui viennent, maintenant qu'on a des biomarqueurs et une technologie des biomarqueurs qu'on n'avait pas il y a vingt ans.

Donc je nuance. Je ne suis pas en train de démolir aujourd'hui les essais randomisés, sinon vous allez me faire assassiner dans les jours qui viennent.

Pr Claude Huriet. Pardon Monsieur le président. Ma remarque ne portait pas du tout sur la randomisation. Elle porte exclusivement sur la notion même de cohorte et l'exigence statistique d'avoir des cohortes les plus nombreuses possibles, ce qui est incompatible avec le concept même de traitement personnalisé.

Pr Philippe Amouyel, directeur général de la Fondation Plan Alzheimer. Le Pr Jean-François Delfraissy a pris l'exemple tout à l'heure de l'Abacavir qui est un excellent exemple pour comprendre comment on est arrivé à la médecine personnalisée pour essayer d'éliminer les effets indésirables de l'Abacavir.

Je crois qu'il n'existe pas de confusion. Quand on évoque les cohortes, on confond nombre de patients, nombre de sujets nécessaires. Lorsque les effets sont faibles et qu'on veut montrer qu'avec un nouveau médicament il y a une amélioration de quelques pourcents dans une maladie extrêmement fréquente comme une maladie cardiovasculaire par exemple, on est obligé de recourir à de très grandes populations. Dans cet exemple on ne se trouve pas dans cette situation, on espère obtenir un maximum de bénéfices pour un minimum de patients. Cela signifie que l'effet sera extrêmement fort. L'effet se mesure en termes de risques relatifs ou de hazard ratio , et dans le cas de l'Abacavir, les patients qui ont le fameux génotype HLA, ont un hazard ratio de l'ordre de500 et 1 000. La moyenne habituelle des risques relatifs dans la plupart des essais thérapeutiques, c'est 1,2 - 1,3 - 1,4.

On n'est donc pas du tout sur les mêmes effets, mais on utilise toujours les mêmes méthodologies. Et quand on a démontré un effet pharmacogénétique pour l'Abacavir, on est parti en effet d'un groupe de patients spécifiques, et ensuite on a refait un essai randomisé, pour démontrer que cet effet était bien retrouvé en conditions expérimentales. Parce qu'aujourd'hui, on dispose d'informations descriptives de recherche, on associe les éléments, mais après, il faut refaire l'analyse inverse, un essai clinique ad hoc, pour savoir si on a un bénéfice et si l'on obtient bien l'effet qu'on attend de ce produit ou de ce biomarqueur.

Pr Odile Kremp. J'ai voulu dire dans mon propos que compte tenu du nombre de maladies rares, du faible nombre de malades pour une maladie donnée, et du peu de médicaments actuellement disponibles, personnaliser la médecine semblait encore difficile, même si la connaissance de la génétique de ces maladies progresse vite. Ce n'est pas le cas pour des maladies rares qui sont déjà bien connues, et l'on a eu d'excellents exemples avec la drépanocytose et la leucémie.

Par ailleurs, une réflexion est menée à l'échelle européenne. La valeur ajoutée de l'Europe compte, parce que cela permet d'inclure plus de patients. En ce qui concerne la modification de stratégie des essais, il y a eu des recommandations du Comité européen d'experts sur les maladies rares pour commencer les traitements, et continuer à suivre très précisément les effets secondaires et les effets bénéfiques, mais plus tôt dans le cours de la vie d'un médicament orphelin que pour des médicaments qui sont utilisés à beaucoup plus grande échelle ( http://www.eucerd.eu/?post_type=document&p=2137 ). Cela rejoint la réflexion sur les autorisations temporaires d'utilisation (ATU) ou les recommandations temporaires d'utilisation (RTU). C'est sûrement une piste, avec bien sûr les garanties de méthodologie qu'il faut adopter.

Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée de l'Hérault, vice-présidente de l'OPECST. Je ne suis ni chercheur ni médecin en biologie santé. Nous sommes ici à des niveaux de travail et de précision qui sont considérables et d'une immense valeur. Cependant, j'ai eu un peu le sentiment qu'on était très orienté sur le cancer, un peu sur l'infectiologie, mais pas trop sur l'immense majorité des maladies que vivent les hommes. Le cancer, tout le monde le vit, et c'est lié en partie au vieillissement de la population. C'est une réalité objective dans nos pays développés. On sauve de plus en plus de vie, de la naissance à la mort. On étend de manière considérable la vie, c'est essentiel et formidable. Ensuite, cela a été explicité reste la question du bénéfice médical, en termes de soins, de santé ou de vie de la personne, et du coût sociétal. Ce dernier point a été évoqué, mais finalement on l'évoque assez peu.

Ma question porte donc sur le lien entre ce travail exceptionnel et la médecine de ville, et le lien avec les cancérologues que les malades rencontrent. Les patients ne sont pas tous soignés dans le système hospitalier, public ou privé. Ils sont souvent soignés en ambulatoire et se pose le problème du lien entre médecine de ville et s progrès scientifiques.

Cette problématique nous éloigne certes quelque peu de la randomisation des essais ou des cibles plus précises. Nous sommes en train de lutter contre la sélection naturelle, et il est bon que chacun puisse en bénéficier. L'approche individualisée est aussi une lutte contre cette sélection naturelle, il faut le rappeler. Or sur la médecine personnalisée, je pose la question : comment, par rapport aux maladies banales que nous vivons tous, le travail scientifique se fait-il aujourd'hui ? Entre les grands cancers, qui sont nombreux, et les maladies orphelines, existe l'espace pour le quotidien de chacun et le lien avec la médecine de ville individuelle. Ce lien me paraît compliqué et malaisé à construire. En tant que parlementaires, notre ambition est de construire un projet de société autour de cette question de la médecine personnalisée. Comment va-t-on le construire, et comment vous, les scientifiques et les médecins, allez-vous nous aider à le construire ?

M. Alain Claeys. Cette interpellation est très importante, pour nous, parlementaires. Qui veut répondre ?

Pr Pierre Laurent Puig. Je serais bien incapable de répondre à l'ensemble de vos interrogations, mais j'estime qu'un effort de formation doit être accompli pour expliquer la médecine personnalisée. Actuellement, pour les pathologies graves le ciblage thérapeutique et l'accès à certains médicaments, uniquement si la tumeur possède certaines caractéristiques, cela ressemble à une double peine. C'est-à-dire que vous avez le cancer, mais vous ne pouvez pas accéder au traitement. C'est une phase transitoire tant qu'on ne dispose pas pour tous les types tumoraux, tous les sous-types pour un type tumoral donné, de l'accès à une thérapeutique qui permettra de pouvoir traiter le patient. C'est relativement compliqué de faire comprendre cela, et je pense que cela exige un effort de formation. Le bénéfice est qu'on évite des effets secondaires inutiles.

En ce qui concerne la médecine de ville, je ne pense pas que la médecine personnalisée change particulièrement les choses. C'est plus un effort d'explication. Si on a accès à la détermination du phénotype tumoral, de manière égalitaire, ce qui est le cas pour l'instant, il n'y a pas de difficulté sur ce point dans l'immédiat. Grâce à l'effort fourni par l'INCa sur les plateformes de génétique, tout le monde a accès à la détermination des altérations génétiques ciblables de sa tumeur. Peut-être que l'introduction de l'exome ou du génome modifiera cet aspect.

M. Jean-François Deleuze, directeur du Centre national de génotypage au CEA. Je vais apporter une autre dimension. Effectivement, ces avancées donnent l'impression d'être très techniques, mais je pense qu'elles sortiront aussi du champ de l'hôpital et de la recherche, et que le patient aura accès, de par lui-même, à son information génétique. C'est le cas aujourd'hui à l'étranger et ce le sera peut-être en France demain. Pour quelques centaines d'euros, on peut déjà l'acheter ailleurs. Le patient viendra avec son information génétique, et il aura accès à des logiciels d'analyse, qui se trouveront certainement aussi sur des bases de données publiques, permettant de décrire déjà un ensemble de prédispositions. Il sera donc déjà en possession de son information génétique. Par rapport au lien entre médecine de ville et hôpital, l'information appartiendra au patient.

Pr Philippe Armouyel. Aujourd'hui, vous pouvez avoir accès à cette information. De toute façon, les médecins de ville y seront confrontés, puisque les patients viendront avec cette information dans leur cabinet.

En réponse à la première question : applique-t-on ces principes pour les maladies autres que le cancer ? La réponse est positive, mais ce qui est particulier dans le domaine du cancer, c'est qu'on est plus avancé et qu'on dispose de réelles preuves d'intérêt thérapeutique. Dans tous les domaines, on pratique le même type d'approche, et comme le soulignait le Pr André Syrota, c'est la recherche qui nous fait avancer dans ce domaine-là.

À l'autre bout de la chaîne, on a bien sûr la formation, mais aussi l'intégration des informations, comme dans l'essai SHIVA. Quand on mesure l'importance du transfert et la complexité des informations, on constate qu'il est impossible de faire tout cela seul, que l'on soit un universitaire, un chercheur ou un médecin généraliste. D'où le besoin d'outils d'informations et d'informatique, de la bioinformatique, de la biostatistique nécessaires pour intégrer cela et produire des éléments exploitables par le médecin généraliste.

M. Jean-Louis Touraine. Pour le médecin de ville, je ne suis pas sûr que ces avancées soient une authentique révolution. C'est l'évolution, plus scientifique, plus rigoureuse, de ce qu'il faisait précédemment. Comme vous l'avez expliqué, c'est effectivement le rôle de la médecine, depuis toujours de lutter contre la sélection impitoyable de la nature, qui élimine les faibles, généralement avant l'âge de reproduction, écartant ainsi les gènes de susceptibilité, et ne laisse suivre que les plus forts d'entre nous qui survivront jusqu'à l'âge adulte. Donc le médecin généraliste, le pédiatre, tous les médecins, de tout temps dans leur pratique, ont toujours lutté et favorisé la possibilité aussi bien pour les personnes vulnérables que pour les autres, d'atteindre un âge plus avancé.

Par le passé, on avait déjà cette pratique, mais avec des notions moins rigoureuses. L'interrogatoire des comportements des personnes, mais aussi de leurs antécédents, apportait au médecin la précision. Les femmes dont les mères ou les grand-mères avaient eu un cancer du sein, on le savait depuis longtemps, avaient plus de risques d'avoir un tel cancer. C'était également le cas pour les maladies cardiovasculaires, ce qui imposait davantage de propension à une alimentation mieux contrôlée et un exercice physique plus important. Tout cela était déjà établi.

Aujourd'hui, ce qu'on apporte en plus au médecin, ce sont des données scientifiques, rigoureuses, qui lui permettent de pouvoir étayer son argumentation sur des éléments très précis. Et cela a été souligné par le Pr Axel Kahn, ce n'est pas pour autant que cela aboutira à une translation immédiate. On sait déjà tous les méfaits du tabagisme et on a beaucoup de peine à lutter contre, à obtenir une réduction de ce fléau dans la population générale.

Dr Catherine Bourgain, chargée de recherche en génétique humaine et statistiques à l'INSERM. Je citerai un éditorial paru récemment, le 28 mars 2013, dans Science , qui posait la question du « risque de dépersonnalisation de la médecine », avec la montée en puissance de toutes les technologies qui permettront certains progrès. Cela a été mentionné à propos du recrutement de personnel dans l'essai SHIVA, on voit que les compétences ne sont pas les mêmes pour ce type de médecine. Cela pose la question de la répartition des moyens : doit-on payer des informaticiens, des bio-informaticiens, des personnels capables de traiter tous ces flux de données mais qui à l'évidence seront moins au contact des patients. Une tension se joue là. Il ne faut pas la négliger, car elle fait partie de la réflexion autour des promesses de la médecine personnalisée.

Pr Jean-François Delfraissy. Je ferai trois remarques très rapides. Il est vrai que la cancérologie est en avance. On a évoqué l'infectiologie mais en neurosciences, dans le domaine des maladies cardiovasculaires et du métabolisme, des avancées en médecine personnalisée sont vraiment en cours. Les applications sont beaucoup plus larges que celles présentées ce matin.

Deuxièmement, j'estime qu'il faut faire un effort considérable, et cela rejoint les médecins généralistes, sur la formation, y compris celle des étudiants. Cela dépend des facultés, selon qu'une personnalité s'intéresse particulièrement à ce domaine, mais globalement on constate un retard autour de cela. Et donc la transmission par rapport aux médecins généralistes est en jeu.

Troisièmement, sur la place du milieu associatif, je partage ce qui a été évoqué - on trouve énormément d'informations sur Internet et il y en aura de plus en plus -. On peut s'interroger sur l'interaction avec le milieu associatif. Personnellement je l'ai vécu il y a quelques années dans le domaine du VIH où l'on a joué l'interaction avec le milieu associatif qui a contribué à nous stimuler et qu'on a contribué à former. Le bilan vingt ans plus tard est solide, le milieu associatif continue de nous interpeller, et il nous faut d'une certaine façon continuer à les former. Je considère qu'en ce moment, sur une série de pathologies, il faut que le citoyen puisse s'emparer de cette expérience et qu'on contribue, nous scientifiques et médecins, à les amener et à les former à cette réflexion. C'est un enjeu sociétal particulièrement important.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je vous remercie de la diversité de vos réponses. C'est très éclairant, non seulement sur ce que vous faites les uns et les autres, mais aussi sur l'humanité avec laquelle vous le faites. Je crois que le public a besoin d'être rassuré là-dessus aussi et de savoir que nous ne sommes pas dans une médecine en train de se déshumaniser.

Je m'interroge sur cette information très juste, selon laquelle bientôt les patients arriveront avec leur carte génétique chez le médecin. Ils peuvent acheter cela pour pas très cher sur Internet. C'est interdit mais on peut le faire.

M. Alain Claeys. Il faut peut-être nuancer cela.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Certes mais malheureusement, il faut quand même le souligner, et mon propos est de rappeler que la vie humaine n'est pas qu'une affaire de gènes. On n'a pas un gène à la naissance qui amènera à avoir un cancer à 57 ans ou à 12 ans, ou un accident vasculaire cérébral à 43 ans. Cela n'est vrai qu'en partie, pour un certain nombre de pathologies, peut-être identifiables, et peut-être même déjà identifiées. Cependant dans la plupart des cas, les caractères sont polygéniques, certainement liés à l'environnement, les conditions de vie et les lieux de vie. Tous les travaux d'épi-génétique, et de modélisation sur les conditions de vie, sont absolument indispensables à conduire et à mener. Il faut rappeler que nous ne sommes pas déterminés parce que le monde n'est pas déterministe.

M. Jean-François Deleuze. Je suis assez d'accord mais il existe quand même des dizaines de marqueurs monogéniques et très déterministes. Rien que pour ceux-là, il faut continuer. Tous les autres ne constituent que des facteurs de risques. Il faut donc effectivement, moduler l'analyse.

M. Alain Claeys. Je vous remercie et nous allons entamer la deuxième table ronde.

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