III. OSER L'EXPÉRIMENTATION

A. NE RIEN S'INTERDIRE

Voici ce que déclarait le président Franklin Delano Roosevelt lors d'un discours à Oglethorpe University , le 22 mai 1932 : « Le pays exige des expérimentations audacieuses et soutenues. Le bon sens est de choisir une méthode et de l'essayer. Si elle échoue, admettez-le franchement et essayez autre chose. Mais surtout, essayez quelque chose ! »

Sur ce plan, les associations s'affirment comme des laboratoires d'idées et d'innovations. En 2008, devant la mission commune d'information sénatoriale sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, Olivier Berthe, président des Restos du coeur, lançait ce message : « Nous devons oser les expérimentations. Je comprends la volonté des législateurs de fixer un cadre. Mais tout ne peut être traité de manière standardisée. Nous recevons chaque année 700 000 personnes et chacune d'entre elles représente une problématique particulière. Il s'agit d'individus et non de fiches, à qui il convient de proposer un cheminement singulier. L'expérimentation est nécessaire et doit être rendue possible dans le cadre de chaque politique publique, tout en étant accompagnée d'une évaluation, d'un suivi et de résultats. »

B. LES TRAVAUX D'ESTHER DUFLO

Jeune économiste française, Esther Duflo est professeur d'économie du développement et de réduction de la pauvreté au département d'économie du Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Convaincue que, dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, les « réponses à apporter ne sont pas monolithiques », que « les politiques les mieux attentionnées et les mieux conçues peuvent n'avoir aucun effet si elles ne sont pas mises en oeuvre correctement » 134 ( * ) et que c'est bien souvent par idéologie, par ignorance et par inertie - les trois « i » - que les politiques échouent, elle privilégie une approche qui consiste à poser des questions concrètes et tenter d'y apporter des réponses claires.

Avec Abhijit Banerjee, elle a développé une méthode spécifique, que l'on peut ainsi résumer : il s'agit d'appliquer aux questions de développement le modèle des essais aléatoires utilisés en médecine pour évaluer l'efficacité des nouveaux médicaments ; l'expérimentation consiste à tester plusieurs modèles d'action et à en comparer les résultats .

Elle a montré, par exemple, qu'il était plus pertinent, pour populariser l'usage régulier des moustiquaires dans une zone touchée par le paludisme, de commencer par les fournir gratuitement. L'étude a consisté à tester différentes options au sein de trois groupes distincts pour comparer les résultats avec objectivité. C'est la démarche qu'elle explique ci-dessous.

Extraits traduits de l'intervention en anglais d'Esther Duflo lors de la conférence TED 135 ( * ) de 2010

« Le paludisme tue presque 900 000 personnes chaque année, en majorité en Afrique subsaharienne ; et la plupart ont moins de cinq ans. En fait, c'est la première cause de mortalité avant cinq ans. Nous savons comment éradiquer mais des gens viennent vous voir et disent : "Vous avez vos millions. Pourquoi ne distribuez-vous pas des moustiquaires ?" Les moustiquaires sont bon marché : pour 10 dollars, vous pouvez fabriquer et envoyer une moustiquaire traitée à l'insecticide et vous pouvez apprendre à quelqu'un à s'en servir. Non seulement elles protègent les gens qui dorment dessous mais elles limitent aussi la contagion. Si une moitié de la communauté dort sous une moustiquaire, l'autre moitié en tire aussi des avantages parce que la contagion diminue. Et pourtant, seulement un quart des enfants dans les régions à risque dorment sous une moustiquaire. Les entreprises devraient sponsoriser ces moustiquaires, les distribuer gratuitement, et même payer les gens pour les utiliser en raison des bénéfices contre la contagion.

« "Pas si vite !", rétorquent d'autres personnes, "Si vous distribuez gratuitement ces moustiquaires, elles n'auront pas de valeur pour les gens. Ils ne les utiliseront pas ou du moins ils ne les utiliseront pas comme moustiquaires, mais peut-être comme des filets de pêche par exemple."

« Alors, qu'est-ce que vous faites ? Vous distribuez gratuitement les moustiquaires pour qu'il y en ait un maximum ? Ou est-ce que vous faites payer les gens pour qu'ils réalisent leur valeur ? Comment savoir ?

« Je n'ai pas de réponse à la grande question - est-ce que les aides ont des résultats positifs ou non ? - mais je peux répondre à la question des moustiquaires. Nous ne sommes plus au Moyen Âge. Nous sommes au XXI e siècle. Au XX e siècle, des tests contrôlés, les essais cliniques aléatoires ont révolutionné la médecine en permettant de distinguer les traitements qui marchent de ceux qui ne marchent pas. Vous pouvez faire les mêmes tests aléatoires pour les politiques sociales. Vous pouvez adapter aux innovations sociales les mêmes tests scientifiques et rigoureux que nous utilisons pour les médicaments. En faisant cela, vous pouvez éliminer les jeux de devinette des politiques, en sachant ce qui marche, ce qui ne marche pas et pourquoi.

« Qu'en est-il pour les moustiquaires ? Faut-il les distribuer gratuitement ou faire payer les gens ? Cela dépend des réponses à trois simples questions. La première est : si les gens doivent payer pour des moustiquaires, vont-ils les acheter ? La deuxième est : si je donne gratuitement des moustiquaires, est-ce que les gens vont les utiliser ? La troisième est : la distribution gratuite ne va-t-elle pas décourager de futurs achats ? Cette troisième question est importante : si nous pensons que les gens s'habituent aux dons, cela pourrait détruire le marché pour la vente. C'est un débat qui a provoqué beaucoup d'émotions et d'échanges houleux. C'est plus une question idéologique que pratique, mais cela correspond à un problème simple. Nous pouvons maintenant y répondre. Nous avons simplement fait un test, mêmes plusieurs tests : ils ont toujours le même résultat. Je vais vous parler de l'un d'entre eux.

« Celui-là a eu lieu au Kenya. Des coupons de réduction ont été distribués aux gens, qui pouvaient les utiliser dans les pharmacies locales pour avoir une moustiquaire. Certains avaient des réductions de 100 %, d'autres de 20 %, d'autres de 50 %, etc. Regardons ce qui s'est passé. Qu'en est-il des ventes ? Ce que l'on peut voir, c'est que, quand les gens doivent payer pour leurs moustiquaires, le taux d'acquisition baisse vraiment beaucoup. Même avec des subventions partielles - 3 dollars n'est pas le prix total d'une moustiquaire -, vous n'avez que 20 % des gens qui ont des moustiquaires, vous perdez la motivation de santé, ce n'est pas génial. De plus, qu'en est-il de l'utilisation ? La bonne nouvelle est que les gens, quand ils ont des moustiquaires, vont les utiliser, quelle que soit la façon dont ils les ont eues. S'ils les ont eues gratuitement, ils les utilisent. S'ils ont dû les acheter, ils les utilisent. Et que se passe-t-il dans le long terme ? À ceux qui ont eu gratuitement des moustiquaires, nous avons donné, un an plus tard, la possibilité d'acheter une moustiquaire à 2 dollars. Les gens qui en avaient reçu une gratuitement étaient plus susceptibles d'en acheter une seconde.

« Par conséquent, les gens ne s'habituent pas aux dons, ils s'habituent aux moustiquaires. Peut-être qu'on devrait un peu moins douter d'eux.

« Cette preuve est forte. Elle peut pousser à l'action. Nous devrions donc commencer tout de suite. Ça ne va pas être facile. C'est un processus très lent. Il faut continuer à faire des tests et les grandes idées doivent parfois laisser la place au côté pratique, car ce qui marche quelque part ne marche pas forcément ailleurs. Cela prend du temps mais c'est le seul moyen. Ce modèle que je propose, c'est comme la médecine au XX e siècle. C'est un processus lent et délibéré de découverte. Il n'y a pas de remède miracle, mais la médecine moderne sauve des millions de vie chaque année et nous pouvons faire la même chose. »

Selon Esther Duflo, l'erreur fait partie intégrante de l'expérimentation. La première évaluation aléatoire de grande taille réalisée en France sur ce modèle porte sur une expérimentation qui a eu lieu à l'automne 2007. Elle a été mise en oeuvre par le Crest 136 ( * ) , l'école d'économie de Paris et le J-PAL, pour évaluer les effets des opérateurs privés d'accompagnement des demandeurs d'emploi.


* 134 Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee - Repenser la pauvreté - Seuil - 2011.

* 135 Les conférences TED (Technology, Entertainment and Design), sont une série internationale de conférences organisées par la fondation à but non lucratif Sapling foundation. Cette fondation a été créée pour diffuser des « idées qui valent la peine d'être diffusées ». Les premières conférences se sont tenues en Californie en 1984 (d'abord à Monterey, puis à Long Beach), et plus récemment deux fois par an dans d'autres villes du monde, sous l'appellation TED Global. À partir de 2014, la conférence principale TED aura lieu à Vancouver.

* 136 Centre de recherche en économie et statistique.

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