II. UN IMPÉRATIF POLITIQUE : ASSURER LES CONDITIONS DU DESTIN COMMUN

Au cours des auditions menées sur place par vos rapporteurs, la quasi-totalité des personnes entendues ont évoqué l'évolution institutionnelle. Vos rapporteurs ont cependant été frappés à quel point la question institutionnelle et les controverses qu'elle suscite au coeur du débat public pouvaient occulter d'autres enjeux tels que le développement économique et social du territoire et la mise en place des conditions pour aboutir au destin commun qu'appelle de ses voeux le préambule de l'Accord de Nouméa.

Lors de son audition, Mme Isabelle Lafleur estimait ainsi que la focalisation excessive sur les questions institutionnelles s'opérait au détriment du traitement des questions économiques et sociales. Vos rapporteurs ont donc souhaité s'arrêter sur les conditions qui, référendum ou pas, et quel que soit le sort futur de la Nouvelle-Calédonie, doivent permettre de maintenir la paix civile et l'esprit de concorde au sein de la société calédonienne.

A. UNE DIVERSITÉ D'ORIGINES, UNE UNITÉ DE DESTIN

Le dernier recensement mené en 2009 par l'institut national des statistiques et des études économiques (INSEE) permet de mesurer la diversité d'origine de la population calédonienne. Elle se compose d'environ 30 % de population d'origine européenne, à plus de 40 % de population mélanésienne et à un peu moins de 10 % d'une communauté originaire des îles Wallis et Futuna.

1. La reconnaissance désormais préservée de l'identité kanak

Le document d'orientation de l'Accord de Nouméa consacre son point 1 à l'identité kanak. Cette identité est constituée de plusieurs éléments qui structurent la culture kanak : le statut coutumier qui régit les rapports juridiques des personnes soumises à ce statut, les terres coutumières - chaque clan se définissant par rapport à son lien à la terre -, le patrimoine culturel dont les langues kanak 28 ( * ) et les autorités coutumières.

La coutume ne relève pas du « folklore » comme l'ont indiqué les représentants du sénat coutumier auxquels vos rapporteurs ont rendu visite, il est un aspect essentiel de l'organisation sociale des Kanak. Certes, une certaine désaffection se fait jour pour la coutume de la part des Kanak les plus jeunes et attirés par la vie en ville plutôt qu'en tribu. C'est pourquoi M. Philippe Gomès, député, a plaidé pour que la coutume ne soit pas perçue comme un « mausolée », reprenant à son compte la citation de Jean-Marie Tjibaou : « le retour à la tradition, c'est un mythe. (...) Notre identité, elle est devant nous ». Mme Hélène Iewainé, membre du Congrès, a approuvé en estimant que « la reconnaissance de la coutume ne doit pas signifier une régression des droits, notamment pour les femmes en cas de succession ou de divorce ».

En outre, la coutume n'est pas monolithique. Comme le rappelait M. Dominique Solé, vice-président de l'assemblée de la province Sud, « la coutume n'est pas uniforme mais il existe des coutumes » qui varient selon les aires coutumières au nombre de huit : Hoot Ma Whaap, Paicî-Cèmuhi, Ajië Aro, Xârâcùù, Drubea-Kapumë, Nengone, Drehu, Iaai.

La persistance de l'identité kanak et sa conjugaison avec une vie dans un monde plus occidentalisé est possible. Rencontrant vos rapporteurs, M. Dominique Molé a apporté le témoignage de sa propre expérience : « Malgré ma position sociale en ville, je retrouve ma place dans la coutume au sein du clan lorsque je rentre dans l'île dont je suis originaire ».

Vos rapporteurs ont pu mesurer la vivacité de la coutume puisque lors de leur déplacement dans les différentes provinces, leurs rencontres avec les autorités coutumières mais aussi les dirigeants politiques ont été précédées d'un geste coutumier.

a) Le statut coutumier

Longtemps synonyme d'inégalité par rapport aux citoyens français, le statut de droit coutumier a été réhabilité par l'Accord de Nouméa qui lui a fait une place à côté du statut de droit commun. Hérité de la IV ème République, l'article 75 de la Constitution précise toujours que « les citoyens de la République qui n'ont pas le statut civil de droit commun [...] conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé ». La loi organique du 19 mars 1999 a facilité la conservation et l'accès au statut coutumier en permettant le retour au statut civil coutumier pour les personnes y ayant renoncé ou dont les ascendants y avaient renoncé.

L'Accord de Nouméa a consacré la spécificité du statut coutumier en établissant un principe d'égalité entre statut civil et statut coutumier. Ce statut ne signifie plus un cantonnement social dans un carcan de règles figées.

Durant la colonisation, la jurisprudence renvoyait pour le règlement d'un litige les personnes soumises au statut coutumier à leurs « juges naturels » - les autorités coutumières - parce qu'ils ne pouvaient renoncer ni expressément, ni tacitement à leur statut personnel 29 ( * ) . Le juge civil se reconnaissait donc incompétent pour régler les litiges coutumiers.

Ensuite, pour permettre un traitement juridictionnel des litiges qui lui étaient soumis, la jurisprudence a estimé qu'en soumettant le litige au juge civil, la personne relevant du statut coutumier renonçait implicitement à son statut coutumier au profit du droit commun. Cette règle était guidée par une logique assimilationniste visant à encourager l'abandon du statut coutumier.

Comme le résume M. Régis Lafargue, conseiller à la cour d'appel de Nouméa, « jusqu'en 1989, en Nouvelle-Calédonie, l'unique juridiction républicaine étant une juridiction de droit moderne inapte à manier le droit coutumier, les citoyens de statut particulier devaient opter soit pour un traitement «judiciaire» de leur litige et alors se voyaient appliquer le droit commun, ou bien pour un traitement non-judiciaire et se voyaient renvoyer à saisir leurs autorités traditionnelles, la juridiction se déclarant alors incompétente ratione personae » 30 ( * ) .

La Cour de cassation a brisé ce courant jurisprudentiel en 1991 31 ( * ) . Cette évolution a été facilitée par le fait que les litiges coutumiers peuvent être jugés depuis 1982 par les juridictions civiles complétées par des assesseurs coutumiers, en nombre pair, qui ont une voix délibérative au même titre que les magistrats.

M. Régis Lafargue résumait ainsi le « système à trois «strates» » qui s'ouvre à un justiciable relevant du statut coutumier :

« - un traitement par le droit traditionnel, dit par les chefs coutumiers qui officiellement n'ont qu'un pouvoir de «conciliation» dans la mesure où leurs décisions sont dépourvues de toute valeur contraignante. Cependant, cette conciliation relève, de facto , d'un pouvoir de décision que viennent parfois garantir des sanctions coutumières, récemment condamnées par la Cour de Cassation ;

- en cas d'échec de la conciliation, le plaideur de statut coutumier peut voir son litige examiné par une juridiction «coutumière» appliquant le droit coutumier, laquelle est présidée par un juge professionnel, et composée d'assesseurs coutumiers (sauf renonciation expresse des parties à la présence des assesseurs) ;

- enfin, le litige relèvera exclusivement de la juridiction de droit commun, lorsque l'un des plaideurs aura le statut de droit commun ».

Le droit commun se concilie désormais avec le droit coutumier qui n'est plus renvoyé à un espace de « non-droit » mais constitue désormais des règles appliquées par la justice. Les assesseurs coutumiers apportent aux magistrats la connaissance nécessaire du droit coutumier qui, du fait de son oralité, n'a jamais été codifié.

La loi organique n° 2013-1027 du 15 novembre 2013 a récemment conforté la situation en apportant une précision pour l'indemnisation des victimes de statut coutumier d'infractions commises par des auteurs de statut coutumier. Par dérogation à la compétence des juridictions pénales pour statuer sur les intérêts civils, la Cour de cassation avait confirmé que « la juridiction pénale (...) est incompétente pour statuer sur les intérêts civils lorsque toutes les parties sont de statut coutumier kanak » et que « les intérêts civils relevaient du droit civil et donc de la coutume pour les personnes de statut civil coutumier » 32 ( * ) . Contrairement aux autres victimes, les personnes relevant du statut coutumier devaient, après la condamnation définitive des auteurs de l'infraction, introduire un recours civil pour obtenir réparation.

L'article 19 de la loi organique du 19 mars 1999 permet dorénavant à la juridiction pénale compétente, dans sa formation de droit commun et en l'absence de demande contraire de l'une des parties, de statuer sur les intérêts civils. En cas d'opposition de l'une des parties, la juridiction pénale de droit commun est alors dans l'obligation d'ordonner le renvoi devant la juridiction civile de droit commun, alors complétée par des assesseurs coutumiers, aux fins de statuer sur les intérêts civils.

Tout en assurant l'égalité des victimes d'infractions pénales dans la recherche de la réparation de leur préjudice, cette disposition permet ainsi de préserver la spécificité du statut coutumier.

b) Les terres coutumières

Le préambule de l'Accord de Nouméa rappelle les bouleversements induits par la colonisation sur les terres des clans : « Une importante colonisation foncière a entraîné des déplacements considérables de population, dans lesquels des clans kanak ont vu leurs moyens de subsistance réduits et leurs lieux de mémoire perdus. Cette dépossession a conduit à une perte des repères identitaires. » L'appropriation des terres par les autorités au profit des colons s'est exercée au travers d'actes juridiques dont la portée n'était pas nécessairement comprise de la part des clans, la notion même de « propriété » n'étant pas appréhendée dans son sens occidental.

(1) La restitution des terres coutumières

Les accords de Matignon marquent un premier pas avec la création, par la loi référendaire du 9 novembre 1988, de l'agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF). Cet établissement public à caractère industriel et commercial constitue le principal opérateur de la réforme foncière en Nouvelle-Calédonie. Pour ce faire, l'ADRAF procède à toutes opérations d'acquisition et d'attribution en matière foncière et agricole et engage des actions d'aménagement et de développement économique. Dans ce cadre, l'ADRAF acquiert des terres coutumières pour les restituer aux clans qui en ont été privés. Depuis sa création, l'ADRAF a attribué 97 000 hectares de terrains. Ainsi, les terres coutumières occupent désormais 17 % de l'espace de la Grande Terre 33 ( * ) . S'agissant des îles Loyauté, les terres coutumières couvrent quasiment l'ensemble de leur territoire, l'acquisition de terres par des colons ayant été presque inexistante.

L'Accord de Nouméa a franchi une seconde étape en prévoyant le transfert de l'ADRAF dans sa totalité -avec ses personnels et ses missions- à la Nouvelle-Calédonie sur demande à la majorité simple du Congrès. Malgré la concertation menée pour préparer ce transfert, ni une demande formelle, ni un calendrier précis n'ont à ce jour été transmis à l'Etat qui exerce donc encore la tutelle sur l'ADRAF.

Le transfert soulève plusieurs interrogations qui expliquent qu'il soit différé.

D'une part, le transfert pose inévitablement la question des missions de l'ADRAF et de son éventuelle réorientation, sujet délicat à trancher en dépit des éclairages apportés par un rapport de la direction générale de l'agriculture, de l'alimentation et des espaces ruraux en avril 2010. Il faudrait en particulier s'accorder sur le fait de savoir si la réforme foncière est achevée.

D'autre part, certaines terres coutumières acquises par l'ADRAF n'ont pas été encore redistribuées, faute d'accord sur le clan bénéficiaire. Ces contentieux sur le « stock dur » des terres coutumières incitent plusieurs autorités coutumières à préférer qu'ils soient résolus sous la tutelle de l'Etat en lequel elles ont davantage confiance pour les régler dans des conditions apaisées et équitables.

(2) La protection des terres coutumières

À la suite de l'Accord de Nouméa, la propriété coutumière a été pleinement consacrée comme un mode d'exercice du droit de propriété, aux côtés de la propriété privée et publique, par l'article 6 de la loi organique du 19 mars 1999. Leur régime juridique, particulièrement protecteur, est fixé par l'article 18 de la loi organique : « Les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables. » Ces règles peuvent susciter des difficultés pour leur mise en valeur puisqu'elles conduisent les établissements financiers à refuser de retenir ces terres comme des garanties bancaires.

Toutefois, ce régime des terres coutumières n'est pas nécessairement un frein à l'investissement et au développement de l'activité économique. Des outils juridiques ad hoc ont ainsi été créés pour permettre l'exercice d'une activité économique sur certaines de ces terres.

À l'île des Pins, vos rapporteurs ont pu constater que l'hôtel Le Méridien qui participe à l'activité touristique de l'île est construit sur des terres coutumières. De même, nos anciens collègues Bernard Frimat et Christian Cointat faisaient état dans leur rapport de 2011 du chantier de la zone artisanale de Baco où « les quatre Groupements de droit particulier local (GDPL) de la tribu de Baco se sont regroupés au sein d'une société civile et ont créé la société par actions simplifiée Zone Artisanale de Baco, en s'associant avec les sociétés anonymes d'économie mixte locales (SAEML) Espaces de l'Ouest et Grand Projet VKP » afin de constituer des garanties aux entreprises souhaitant s'installer.

Il n'en demeure pas moins des blocages ponctuels, notamment pour l'extension d'équipements publics tels que les aérodromes, qui appellent encore des efforts de clarification et d'innovation pour concilier les impératifs de protection et ceux de valorisation des terres coutumières.

c) Les autorités coutumières

Les autorités coutumières jouent un rôle éminent dans la régulation de la vie sociale. Lors de leur visite au sénat coutumier, précédée d'un geste coutumier et de la visite de la case symbolisant sur ses piliers les différentes aires coutumières de la Nouvelle-Calédonie, les membres de cette assemblée ont rappelé que les accords de Matignon avaient donné une place restreinte à la coutume en créant les conseils coutumiers alors que l'Accord de Nouméa a élargi cet espace en consacrant un sénat coutumier.

Le sénat coutumier

Ayant succédé, avec la loi organique du 19 mars 1999, au conseil consultatif coutumier (qui regroupait déjà, « selon les usages reconnus par la coutume, les représentants de l'ensemble des aires coutumières de la Nouvelle-Calédonie », aux termes de l'article 60 de la loi référendaire du 9 novembre 1988), le sénat coutumier est composé de seize membres, c'est-à-dire deux pour chacune des huit aires coutumières, qui sont désignés pour cinq ans. Il répond, en pratique, à une présidence « tournante » entre ces aires, chacune dirigeant successivement l'institution pour une durée d'un an.

En principe désignés « selon les usages reconnus par la coutume » (article 137 de la loi organique), les membres du sénat coutumier peuvent, depuis 2005, être élus dans leur aire coutumière ; les caractéristiques de cette élection - modalités et collège électoral - devraient cependant être déterminées par une loi du pays et n'ont pas encore été arrêtées.

Localement, le sénat coutumier s'appuie sur les conseils coutumiers dont dispose chacune des aires coutumières.

En outre, le sénat coutumier est doté de prérogatives dans le processus normatif :

- il est associé à l'élaboration des textes relatifs aux signes identitaires, au statut civil coutumier, au régime des terres coutumières et des palabres coutumiers, aux limites des aires coutumières et aux modalités d'élection du sénat coutumier et des conseils coutumiers. Saisi par le président du Congrès des projets ou des propositions de loi du pays qui concernent ces matières, il dispose d'un délai de deux mois pour se prononcer.

La délibération du Congrès porte alors sur le texte adopté par le sénat coutumier. Si le texte adopté n'est pas identique à celui du sénat, ce dernier est saisi une nouvelle fois du texte voté par le Congrès. À défaut d'une adoption dans des termes identiques dans un délai d'un mois, le Congrès statue définitivement (article 142 de la loi organique) ;

- il est obligatoirement consulté par le président du gouvernement, du Congrès ou d'une assemblée de province sur les projets ou les propositions de délibérations qui intéressent l'identité kanak ; il peut également être consulté par ces autorités, ainsi que par le Haut-Commissaire, sur toute autre question (article 143 de la loi organique). À l'initiative de votre commission des lois, la loi organique n° 2009-969 du 3 août 2009 a permis au sénat coutumier de désigner l'un de ses membres pour exposer son avis devant le Congrès ou l'assemblée de province sur les projets ou propositions de délibérations qui lui ont été soumis.

- enfin, il peut saisir le gouvernement, le Congrès ou une assemblée de province de toute proposition intéressant l'identité kanak (article 145 de la loi organique). La loi organique du 3 août 2009 a précisé que l'institution saisie par le sénat coutumier devait l'informer des suites réservées à ses propositions.

Parallèlement, l'institution est représentée dans de nombreux organismes dont le poids est important dans la vie publique calédonienne : le conseil économique et social, l'ADRAF, l'agence pour le développement de la culture kanak et le conseil consultatif des mines.

Nos anciens collègues Bernard Frimat et Christian Cointat constataient, s'agissant du sénat coutumier, que « malgré ces prérogatives substantielles, et bien qu'il ait été conforté par votre commission des lois en 2009, le sénat coutumier reste contesté en Nouvelle-Calédonie : critiqué à la fois par la jeunesse mélanésienne de plus en plus désireuse de s'affranchir des règles coutumières et par de nombreux chefs coutumiers, le sénat coutumier peine à affirmer son rôle dans l'architecture institutionnelle calédonienne . » Ils ajoutaient alors que « le sénat coutumier n'a pas encore trouvé son équilibre » car, « initialement conçu comme une seconde chambre, il ne joue pas pleinement son rôle d'assemblée consultative pour ce qui concerne l'identité kanak » 34 ( * ) .

Si ce constat correspond encore largement à la réalité, vos rapporteurs pourraient le tempérer avec la récente adoption d'une charte des valeurs kanak qui marque un tournant important et pourrait conforter la fonction du sénat coutumier qui a joué un rôle moteur dans sa promotion et sa diffusion. Le président du sénat coutumier a ainsi indiqué à vos rapporteurs que cette charte avait été validée par 95 % des grands chefs et 80 % des chefferies. Cette charte marque une avancée car elle met fin à l'oralité et transcrit des valeurs qui sont communes à l'ensemble des aires coutumières. Elle est de nature à favoriser une meilleure compréhension de la culture kanak pour ceux qui n'en sont pas issus mais qui la côtoient.

M. Alain Levasseur, président du tribunal administratif de la Nouvelle-Calédonie, a relevé une des propositions de la charte consistant à privilégier d'autres voies de règlement que juridictionnelle. Il témoignait que cette proposition correspond à une réalité, les litiges relevant de la juridiction administrative se résolvant le plus souvent au sein de la communauté mélanésienne non dans un prétoire mais entre un maire et son administré. De ce point de vue, il s'est félicité que « la charte des valeurs kanak marque un effort de conceptualisation, de rassemblement des éléments communs et de recensement des difficultés ».

Les membres du sénat coutumier ont regretté que l'approche du pluralisme normatif, permettant la coexistence du droit écrit et du droit coutumier, ne soit pas encore aboutie, espérant toutefois que la charte des valeurs kanak contribue à cette réflexion. Selon eux, les autorités coutumières souhaitent participer à la médiation pénale, comme l'évoque explicitement l'Accord de Nouméa. L'État a marqué une ouverture en ce sens puisque dans sa circulaire du 18 mars 2013, la Garde des sceaux indique que « si l'expérimentation de la médiation pénale en lien avec les autorités coutumières a effectivement été tentée en 2010, [elle souhaitait] développer cette mesure, après concertation avec le Sénat coutumier ». Cette question légitime mais délicate puisqu'elle porte sur l'exercice d'une mission régalienne particulièrement symbolique appellera, en tout état de cause, un bilan de sa mise en oeuvre dans les prochaines années.

2. Une société civile plurielle à construire

Dans son récent ouvrage d'entretien avec M. Jean-Paul Briseul, le père Roch Apikaoua, que vos rapporteurs ont rencontré, se félicitait du métissage physique et « des manières d'être et de faire », à l'oeuvre en Nouvelle-Calédonie. Et de poursuivre : « Il faut définitivement admettre que la société calédonienne n'est pas bipolaire, et n'est pas seulement composée de deux blocs, l'européen et le kanak, elle est merveilleusement tissée de nombreux fils d'origine diverses, grâce aux apports de ces Japonais, des Vietnamiens, des Indonésiens, des Kabyles et de tant d'autres : c'est cela la Calédonie d'aujourd'hui, et de demain » 35 ( * ) .

La troisième force démographique du territoire est ainsi composée de la communauté wallisienne et futunienne en raison des liens anciens qui existent entre ces deux territoires. Depuis 1989, davantage de Wallisiens et de Futuniens résident de manière durable en Nouvelle-Calédonie qu'aux îles Wallis et Futuna 36 ( * ) . Lors de sa rencontre avec vos rapporteurs, Mme Sutita Lagadec, membre du Congrès issue de la communauté wallisienne, exposait les interrogations à laquelle cette communauté est en proie sur son identité, l'organisation coutumière la rattachant aux îles Wallis et Futuna - qui relève de l'aire polynésienne et non mélanésienne - mais le rapport à la terre étant rompu. Pour elle, « la communauté doit participer à l'édification du destin commun », bien que l'éviction des habitants wallisiens et futuniens du quartier de l'Ave Maria cohabitant avec la tribu de Saint-Louis aient pu paraître compromettre cet objectif.

D'autres exemples sont plus encourageants. Lors de son entretien avec vos rapporteurs, Mme Sonia Lagarde, députée-maire de Nouméa, notait avec satisfaction que l'image de « Nouméa la blanche » avait laissé la place à une situation de mixité sociale et ethnique en progression. Elle insistait alors sur l'importance des politiques sociales, notamment de la politique de la ville, pour conforter cette évolution.

La voie tracée par l'Accord de Nouméa, dans le droit fil des accords de Matignon, est celle d'un avenir partagé par les nouvelles générations afin de couronner le processus de réconciliation de la société civile que la Nouvelle-Calédonie a entamé depuis plusieurs années et qui, au regard de situations comparables dans la région du Pacifique sud, est exemplaire.

Il faut pour cela que la coexistence des communautés se transforme progressivement en l'affirmation d'une communauté de destin choisie. La construction d'un « peuple calédonien » passe par la recherche de valeurs communes. Dans cette optique, les représentants de Calédonie ensemble ont exposé à vos rapporteurs leur souhait de soutenir la mise en place d'un service civique obligatoire qui puisse constituer un rite de passage et d'intégration commun à tous les jeunes Calédoniens.

Dans leur rapport, MM. Mélin-Soucramanien et Courtial soulevaient ce problème s'agissant de la citoyenneté calédonienne : « la constitution d'une citoyenneté infra-étatique n'est pas nécessairement le stade précurseur d'une nationalité et, vice-versa, la constitution d'une nationalité n'est en rien solide et durable si, dans l'un et l'autre cas, la citoyenneté ou la nationalité n'est pas assise sur une communauté réelle qui se ressent comme telle » 37 ( * ) . Approuvant ce constat, notre ancien collègue Christian Cointat ajoutait que «  la définition des deux signes identitaires 38 ( * ) restant prévus par l'Accord de Nouméa - le drapeau commun et le nom - doit inviter à renforcer l'effort de construction d'un destin commun par l'éducation et la formation des jeunes générations » 39 ( * ) .


* 28 En janvier 2012, le service de l'enseignement des langues et de la culture kanak (SELCK) a été créé pour permettre l'enseignement, non obligatoire, d'une quinzaine de langues kanak.

* 29 Cour d'appel de Nouméa, 19 septembre 1933.

* 30 Régis Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, Aux sources d'un droit commun coutumier, 2003, Mission de recherche droit et justice .

* 31 Cour de cassation, 2 ème chambre civile, 6 février 1991, n° 88-19862.

* 32 Cour de Cassation, avis, 15 janvier 2007, n° 0070001P.

* 33 À titre de comparaison, la propriété privée des particuliers représente environ 16 % de la superficie de la Grande Terre.

* 34 Rapport d'information de MM. Christian Cointat et Bernard Frimat, précité.

* 35 Roch Apikaoua et Jean-Paul Briseul, Le prêtre et le juge , le corridor bleu, avril 2014.

* 36 21 300 Wallisiens et Futuniens étaient recensés en 2009.

* 37 Rapport de MM. Jean Courtial et Ferdinand Mélin-Soucramanien, précité.

* 38 L'article 5 de la loi organique autorise la Nouvelle-Calédonie à déterminer « librement les signes identitaires permettant de marquer sa personnalité aux côtés de l'emblème national et des signes de la République » par une décision du congrès à la majorité des trois cinquièmes de ses membres.

* 39 Avis de M. Christian Cointat, précité.

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