II. COMMENT EN EST-ON EN ARRIVÉ LÀ ?

A. L'HISTOIRE RÉCENTE ET SES OCCASIONS MANQUÉES21 ( * )

1. L'échec de l'ancrage européen de la Russie
a) L'après-guerre froide

Bien avant la fin la de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev avait manifesté, par le concept de « Maison commune européenne » - lancé en décembre 1984 - l'aspiration à un partenariat avec l'Europe occidentale sur la base des valeurs de celle-ci (démocratie, droits de l'homme et libertés). Le rapprochement qu'il engage se traduira notamment, en novembre 1990 , par la signature du premier accord européen de désarmement, le traité sur les forces conventionnelles en Europe 22 ( * ) (FCE), et par l'adhésion de l'URSS à la « Charte de Paris pour une nouvelle Europe ».

La dissolution de l'URSS en 1991 apparaît comme une séparation maîtrisée, qui se fait sans heurts. Prévaut alors l'idée d'un alignement de la Russie sur les standards économiques et politiques occidentaux (le « nouvel ordre mondial », selon l'expression employée par le président américain George H. W. Bush dans un discours prononcé au Congrès des États-Unis le 11 septembre 1990).

Les dirigeants politiques russes et européens partagent à cette époque l'idée d'un rapprochement entre la Russie et l'Europe, que ce soit à travers l'idée de « Maison commune européenne » ou à travers le projet de François Mitterrand d'une Confédération européenne.

Brève histoire de l'idée paneuropéenne

Le pan européisme de Coudenhove-Kalergi

Si Victor Hugo a été le premier à prophétiser en 1849 la constitution d' « Etats-Unis d'Europe », l'idée paneuropéenne émerge dans les années 20. Convaincu de la nécessité d'un nouvel ordre européen au sortir de la première guerre mondiale et redoutant la menace soviétique, Richard Nikolaus de Coudenhove-Kalergi publie en 1923 Paneuropa , essai dans lequel il préconise l'élaboration d'une confédération européenne pour garantir le progrès social et la paix civile. Sa proposition suscite un réel engouement dans les cercles de poètes et d'intellectuels européens. Lors du premier congrès de Vienne en 1926, il lance le Mouvement européen . Le 5 septembre 1929, le ministre français Aristide Briand s'inspire largement de ses idées pour le projet fédéral qu'il présente avec son homologue allemand devant l'assemblée générale de la Société des Nations en vue d'éviter le chaos en Europe. Il s'agit alors d'une réelle option, mais le plan n'est finalement pas retenu. L'arrivée du nazisme ruine ensuite provisoirement tous les efforts entrepris. Après la guerre, Coudenhove-Kalergi inspire la création du Conseil de l'Europe et de la CECA. Il devient président d'honneur du Mouvement européen , auquel appartiennent des personnalités politiques telles que Spaak, Schumann, De Gasperi, Adenauer, avant de démissionner. Il regrette le tour affairiste que prend l'Europe.

La CSCE et l'Acte final d'Helsinki

Le 1 er août 1975 est signé l'Acte final d'Helsinki. La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) qui l'a préparé et le mettra en oeuvre est une initiative du Pacte de Varsovie. Le but était de stabiliser la situation dans la grande Europe entre les deux alliances, avec cette idée de l'inviolabilité des frontières qui, à l'époque, signifiait l'inviolabilité de la séparation entre les deux blocs, mais aussi avec le sentiment d'appartenance à des valeurs communes à travers la dimension humaine de la troisième corbeille et la reconnaissance de la nécessité d'une coopération approfondie et d'un dialogue permanent sur une base pacifique entre les deux blocs.

La Confédération européenne

Le 31 décembre 1989, à l'occasion de ses voeux de fin d'année, François Mitterrand évoque la possibilité d'une Confédération européenne, c'est-à-dire d'un processus de dialogue entre tous les Européens (sans les Américains, qui font partie des trente-cinq d'Helsinki), visant à permettre une assimilation progressive des réalités nouvelles qui émergent après la chute du mur (et avant la désagrégation de l'Union Soviétique). L'idée est de susciter un dialogue qui permettrait de ne pas ouvrir tout de suite aux nouvelles démocraties l'entrée de l'Union Européenne. Il s'agit, à tout le moins de ménager une transition. La proposition est cependant restée très vague. Après un an et demi de tractations diplomatiques, le plan échoue. Les Etats-Unis, furieux de n'avoir pas été associés, avaient entamé une campagne de communication efficace auprès des pays d'Europe centrale et orientale. Convaincus que l'entreprise mitterrandienne visait à retarder leur intégration et inquiets de l'influence soviétique, les pays de l'est enterrent définitivement le projet.

La Charte de Paris pour une nouvelle Europe

En septembre 1990 le Sommet de Paris constitue un temps fort de l'ambition paneuropéenne. Mikhaïl Gorbatchev, George Bush, François Mitterrand, Margaret Thatcher, Edmund Kohl participent notamment à ce « printemps de l'Europe », à l'occasion duquel les anciens pays du bloc de l'Est sont invités à rejoindre l'Occident et qui a pu être comparée à une conférence de paix de la guerre froide. Ce sommet débouche sur la signature, le 21 novembre 1990, de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, plateforme de principes qui crée des institutions communes (un Secrétariat de la CSCE, un Bureau des élections libres, rebaptisé plus tard « Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme » à Varsovie ainsi qu'un centre de prévention des conflits à Vienne) et promeut l'idée d'une sécurité fondée sur la maîtrise des armements, la coopération économique et des valeurs humaines communes. Elle sera complétée dans les années qui suivent par plusieurs autres documents concernant la mise en oeuvre des valeurs de la démocratie, la maîtrise des armements et le règlement pacifique des conflits.

La Maison commune européenne de Gorbatchev

Le dernier président de l'URSS utilise le terme de « maison commune » pour la première fois à Londres en 1984. Il s'agit alors essentiellement d'une tentative de séduction des opinions et des élites ouest-européennes. A partir de 1987 toutefois, un réel projet se dessine au fil de ses déclarations. Les mesures géopolitiques et territoriales adoptées lors de la conférence d'Helsinki en 1975 serviraient de fondations à cette maison commune, le premier étage de la maison serait consacré aux mesures de sécurité collective et de désarment nucléaire, chimique et conventionnel, le second étage, à la résolution pacifique des conflits et les deux derniers à une coopération économique et commerciale pan-européenne. À plus court terme, en incarnant un socialisme au visage plus humain, il espère tisser des relations nouvelles et apaisées avec les démocraties populaires, d'une part, et avec les pays de l'Europe occidentale, d'autre part. Le projet fait écho à la confédération européenne de François Mitterrand mais échoue pour les mêmes raisons.

Entre 1992 et 1995, la politique étrangère russe, conduite par Andreï Kozyrev se donne pour objectif d' intégrer la communauté internationale (la Russie adhère ainsi au FMI et à la Banque mondiale en 1992) et, dans la ligne tracée par Gorbatchev, de se rapprocher de l'Europe , ce qui conduit la Russie à déposer sa candidature au Conseil de l'Europe et à engager des négociations avec les Communautés européennes. Cette époque est souvent décrite comme une « lune de miel » russo-européenne .

L'idée de « maison commune », restée abstraite, s'efface assez rapidement, le pouvoir russe souhaitant avant tout se montrer pragmatique et concret dans sa relation à l'Europe.

C'est ainsi que la Russie bénéficie dès 1991 d'un programme d'assistance communautaire, TACIS, qui représente 60 % de l'aide internationale qu'elle perçoit et contribue à sa modernisation.

En 1994, elle signe avec l'UE un accord de partenariat et de coopération (APC) , qui institue un cadre pour le dialogue politique (mise en place d'un sommet biannuel, instauration d'un conseil de coopération et d'une commission mixtes associant les parlements...) et vise à renforcer les relations économiques entre les deux parties par un projet de zone de libre-échange, qui ne peut toutefois intervenir avant l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC). Cet accord entre en vigueur le 1 er décembre 1997.

Les relations commerciales entre les deux entités se développent, l'Union européenne représentant dès cette période un peu plus du tiers des échanges de la Russie.

En 1996 Evgueni Primakov devient ministre des affaires étrangères, en remplacement d'Andreï Kozyrev, dont la politique extérieure est critiquée en Russie pour son manque d'ambition, notamment lors de la crise yougoslave. Son accession à ce poste marque une inflexion dans le rapprochement vers l'ouest, la relation à l'Europe passant au second plan . La Russie n'en poursuit pas moins son intégration dans les enceintes internationales : en 1996, elle entre au Conseil de l'Europe ; en 1998, elle intègre le G7 qui devient le G8.

Malgré la signature en 1997 de l'Acte fondateur OTAN-Russie, des tensions apparaissent avec l'Alliance atlantique , dont la Russie redoute l'élargissement aux anciennes démocraties populaires (la Pologne, la Hongrie et la République tchèque rejoignent en effet l'OTAN en 1999) et à certaines ex-républiques soviétiques. Surtout, l`intervention de l'OTAN au Kosovo en 1999 a été vivement contestée par la Russie.

Enfin, la guerre menée en Tchétchénie en 1999 par le gouvernement Poutine constitue, pour les pays européens, une première rupture, compte tenu des atteintes aux droits de l'homme auxquelles elle donne lieu.

b) Le début des années Poutine

Néanmoins, le début des années Poutine est encore marqué par une volonté de rapprochement avec l'ouest et notamment avec l'Europe .

Sur le plan international, les attentats du 11 septembre 2001 se traduisent par une solidarité entre Moscou, Washington et les capitales européennes dans la lutte contre le terrorisme , qui ouvre une période de coopération.

Dans son discours du 24 septembre 2001 devant le Bundestag, Vladimir Poutine souligne la primauté de l'appartenance européenne de la Russie et plaide pour la constitution d'une grande alliance russo-occidentale afin de faire face aux défis de sécurité du siècle prochain.

Par ailleurs, la Russie entend profiter de la croissance économique de la zone euro et monte en puissance comme fournisseur énergétique d'une Union européenne désireuse de diversifier ses approvisionnements. Les échanges économiques entre les deux zones continuent à se développer, l'Union européenne devenant le premier partenaire commercial de la Russie.

En mai 2003 , le sommet UE-Russie de Saint-Pétersbourg est l'occasion de lancer les « quatre espaces de coopération » qui constituent un cadre plus souple et plus adapté aux relations avec la Russie que l'accord de 1994 : espace économique commun, espace commun de liberté, sécurité et justice, espace de coopération dans le domaine de la sécurité extérieure et un espace de recherche et d'éducation.

Ces quatre espaces ont donné lieu à l'adoption de plusieurs feuilles de route et ont permis des progrès . L'espace économique a accompagné le développement des relations économiques russo-européennes. L'espace commun « liberté, sécurité et justice » a notamment permis la signature en 2003 d'un accord de coopération policière avec Europol et la coopération avec l'agence européenne de protection des frontières extérieures (Frontex). Le dialogue sur la sécurité extérieure a permis d'aborder avec la Russie des thèmes comme le terrorisme et lui a donné l'occasion de participer à des opérations européennes (mission de police en Bosnie-Herzégovine entre 2003 et 2006, opérations EUFOR-Tchad). Dans ce domaine, les progrès restent toutefois limités, la Russie se plaignant de n'être pas associée à la prise de décision en matière de gestion des crises. La coopération en matière de recherche, d'éducation et de culture est restée, quant à elle, très insuffisante 23 ( * ) . Cette dynamique des quatre espaces s'est néanmoins essoufflée.

Si l'intervention militaire des Etats-Unis en Irak en 2003 donne l'occasion à Moscou de former avec Berlin et Paris un « front du refus » contre l'interventionnisme américain, des sujets de friction apparaissent qui affectent les relations entre la Russie et l'Europe .

Un premier motif d'insatisfaction est l' élargissement, en 2004, de l'UE à huit pays post-soviétiques (République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République slovaque et la Slovénie), qui inquiète la Russie à plusieurs titres : impact sur ses relations commerciales avec les nouveaux Etats membres, problème du transit des personnes et des marchandises entre la Russie et Kaliningrad, qui se retrouve enclavée dans l'UE, statut des minorités russophones dans les Etats baltes (10 % en Lituanie, 30 % en Estonie et 40 % en Lettonie).

Un autre sujet de préoccupation est la multiplication des « révolutions de couleur » dans l'ancien espace soviétique (révolution des Roses en Géorgie en 2003, révolution orange en Ukraine en 2004, Kirghizistan en 2005, Moldavie en 2009) qui, pour Moscou, sont encouragées de l'extérieur, notamment par les Etats-Unis, et visent à provoquer des changements de régime dans ces pays et à réduire son influence dans l'étranger proche.

Surtout, les différends avec l'OTAN (l'adhésion en 2004 de la Bulgarie, de la Roumanie, de la Slovaquie, de la Slovénie et des Etats Baltes, le projet d'installation en 2007 d'éléments du système de défense anti-missile américain en Pologne et en République tchèque, et le soutien américain à l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie au sommet de Bucarest d'avril 2008) contribuent à dégrader le climat dans lequel s'inscrivent les relations entre Russie et l'Occident . La reconnaissance du Kosovo en 2008 par un certain nombre de pays dont les États-Unis, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, constitue un nouveau contentieux.

A cela s'ajoute une certaine déception de la communauté occidentale sur l'évolution du régime politique russe au regard des valeurs démocratiques et du respect des droits de l'homme.

c) La présidence Medvedev (mai 2008-mai 2012), dernière occasion manquée

L'accession de Dmitri Medvedev à la Présidence de la Fédération de Russie en mars 2008 a constitué une dernière occasion de convergence entre l'Europe et la Russie.

Dmitri Medvedev

Dmitri Anatolievitch Medvedev fut président de la Fédération de Russie entre 2008 et 2012. Docteur de droit, il enseigne de 1990 à 1999 à Saint-Pétersbourg d'où il est originaire. Parallèlement, il est conseiller des affaires extérieures de cette ville sous la direction de Vladimir Poutine. Il occupe différentes fonctions au sein de l'un des géants forestiers russes Ilim Pulp Enterprise avant de rejoindre l'administration du Kremlin où il gravit les échelons du pouvoir. Il siège également au conseil d'administration de Gazprom : c'est lui qui est à l'origine du gazoduc Nordstream qui relie l'Allemagne à la Russie via la mer Baltique. Devenu proche collaborateur du président Vladimir Poutine, il est nommé candidat de la coalition sortante aux élections présidentielles de 2008. Élu avec 70% des suffrages, il nomme son prédécesseur au poste de président du gouvernement, poste qu'il retrouve lui-même en 2012 quand Vladimir Poutine récupère celle de président.

De fait, la guerre de Géorgie à l'été 2008 , par laquelle la Russie manifeste son opposition au projet d'adhésion de ce pays à l'OTAN, n'a pas été suivie d'un raidissement durable des relations entre la Russie et ses partenaires occidentaux, ceux-ci s'efforçant de désamorcer les tensions et continuant à proposer à la Russie une approche inclusive. C'est ainsi que le Conseil OTAN-Russie, suspendu en 2008, reprend dès la fin de l'année 2009 et que l'administration Obama fait le pari d'un redémarrage (« reset ») des relations russo-américaines.

Nonobstant cet épisode, la Russie manifeste durant cette période une volonté de progresser dans sa coopération avec l'Occident . Elle adopte ainsi une attitude coopérative sur les dossiers internationaux : en 2010, elle vote des sanctions contre l'Iran à l'ONU (2010), signe un accord maritime sur les frontières avec la Norvège, s'accorde à travers le traité START III à réduire son arsenal stratégique et entame une démarche d'adhésion à l'OMC (ce qui sera effective en 2012).

En juin 2008 le président russe Dmitri Medvedev soumet à ses partenaires un projet de nouvelle architecture de sécurité en Europe , manifestant une certaine volonté de dialogue sur la sécurité paneuropéenne. La fin de non-recevoir qu'opposent les pays occidentaux à cette proposition qui tend à limiter l'autonomie d'action de l'OTAN en Europe en soumettant le recours à la force à une décision du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, a été mal ressentie par la Russie . Vos rapporteurs ont pu le constater lors de leur déplacement en Russie, ce sujet ayant été abordé au cours d'entretiens avec des parlementaires russes.

Le projet Medvedev de nouvelle architecture de sécurité en Europe

En juin 2008, le Président de la Fédération de Russie, Dmitri Medvedev, a proposé une nouvelle architecture de sécurité en Europe, reposant sur un nouveau traité de sécurité européenne. Composé de 14 articles, celui-ci a été rendu public en 2009 et transmis aux partenaires européens, aux Etats de la CEI et à l'OTAN.

Les piliers de cette nouvelle architecture seraient le respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale des Etats, le non-recours à la force armée, le contrôle des armements et le principe selon lequel aucune organisation internationale n'a le droit exclusif d'assurer la sécurité en Europe.

Il vise à mettre en oeuvre sur le continent un principe de « sécurité indivisible » selon lequel toute mesure de sécurité prise par un État ou par une organisation (OTAN, UE) devra prendre en compte « les intérêts de sécurité » des autres parties membres du traité.

L'initiative du Président russe est le signe d'une volonté de dialogue sur ce sujet, après le conflit russo-géorgien de l'été 2008. En effet, la Russie acceptait par ce traité de restreindre sa liberté de recourir à la force de manière unilatérale sous réserve que les autres parties en fassent autant. Les modifications des mécanismes de sécurité qu'il impliquait n'en étaient pas moins importantes. En particulier, ce traité réduisait l'autonomie de l'OTAN pour recourir à la force en la soumettant, en dernière instance, aux décisions du Conseil de sécurité des Nations unies.

Avec l'Europe, des négociations sur un nouvel accord de partenariat , destiné à remplacer l'accord de coopération de 1994, sont lancées en juin 2008 , après avoir été bloquées plusieurs années par la Pologne et la Lituanie. Néanmoins, ces négociations s'enlisent en raison d'une divergence d'approche, l'UE souhaitant parvenir à un accord global et contraignant, comprenant un volet énergétique et la reprise de l'acquis communautaire, alors que la Russie préférerait un accord sur les grands principes, complété par des accords sectoriels .

Dans cet esprit et en écho au discours réformateur de Medvedev sur la nécessaire modernisation de la Russie, a été adopté à l'occasion du Sommet UE-Russie du 1 er juin 2010, un « Partenariat pour la modernisation », texte non contraignant qui définit des priorités d'action dans cinq domaines : navigation satellitaire, efficacité énergétique et économie verte, normes et règlements, coopération judicaire et lutte contre la corruption, et dialogue accru avec la société civile. Ce partenariat a débouché sur des coopérations concrètes, comme le lancement en 2012 de deux satellites Galileo par une fusée Soyouz à Kourou.

Néanmoins, ces avancées ne sauraient masquer des sujets de mésentente de plus en plus importants avec l'Union européenne .

Le dossier de la suppression des visas, objet d'une forte attente de la part de la Russie, ne progresse pas, compte tenu de l'opposition de certains Etats membres. Les critiques européennes sur les atteintes aux droits de l'homme et aux libertés agacent Moscou.

Des contentieux avec l'UE sont également apparus dans le domaine énergétique. De fait, alors que la Russie avait initialement mis l'accent sur la sécurité énergétique qu'elle pouvait apporter à l'Europe, l'utilisation par celle-ci des approvisionnements énergétiques comme un moyen de pression politique (illustrée notamment par les « guerres du gaz » contre l'Ukraine) a généré une méfiance de l'UE qui cherche depuis à réduire sa dépendance à l'égard de la Russie.

En outre, les règles européennes adoptées dans le cadre du marché commun de l'énergie (notamment en 2009 le troisième « paquet énergie » ) se sont avérées difficilement compatibles avec les activités des entreprises publiques russes de l'énergie en Europe. Il en est ainsi de la règle de l'unbundling , qui impose une séparation entre les activités de production et de transport d'énergie, et peut conduire les Etats membres à imposer aux producteurs de se séparer de leurs gazoducs. Cette règle va à l'encontre de la stratégie de Gazprom qui tend, au contraire, à acquérir et à développer ses propres réseaux pour sécuriser l'acheminement de son gaz. De même, la clause dite du « pays tiers » qui impose aux entreprises étrangères de démontrer qu'elles ne portent pas atteinte à la sécurité énergétique de l'UE pour être autorisées à opérer sur le marché européen, est jugée discriminatoire par la Russie. Enfin, les règles européennes fragilisent les contrats de long terme qui, pour la Russie, sécurisent pourtant à la fois les investissements et l'approvisionnement.

Gazprom

Gazprom est le premier producteur et exportateur mondial de gaz. En 1965, le ministère russe de l'industrie gazière voit le jour. Pendant la Perestroïka, en 1989, il devient un groupement d'État dit « Gazprom », puis une société par action en 1993. Aujourd'hui, l'État russe demeure l'actionnaire majoritaire avec 50 % +1 action. Gazprom est par conséquent un acteur clé de la géopolitique russe, notamment en Europe, où certains Etats européens sont largement dépendants du gaz russe. C'est un fournisseur incontournable du marché européen. Sa libéralisation a permis à Gazprom d'y vendre son gaz à un prix trois fois supérieur à celui du marché russe. En 2014, Gazprom représente près de 15 % de la production mondiale de gaz, emploie plus de 400 000 salariés (soit autant que Total, Alstom, EDF et Areva réunis), génère un chiffre d'affaire de 124 milliards d'euros et assure 20 % des recettes du budget fédéral russe.

La tension s'est accrue en septembre 2012 quand la Commission européenne a ouvert une procédure d'enquête à l'encontre de Gazprom pour non-respect du droit européen dans dix Etats membres.

2. France-Russie : une lente érosion de la relation particulière 24 ( * )
a) Un lien politique traditionnellement fort

Les relations politiques entre la France et la Russie ont longtemps été caractérisées par l'idée d'un lien spécifique , s'inscrivant dans une longue tradition d'amitié et l'idée d'un destin lié, par-delà les tensions et les vicissitudes politiques.

Le Général de de Gaulle s'est ainsi exprimé en 1959 en faveur d'une « Europe de l'Atlantique à l'Oural », avant de lancer en 1966 une politique de « détente, entente et coopération » en direction de la Russie. A la fin des années 90, François Mitterrand répond au projet gorbatchévien de « Maison commune européenne » par celui d'un continent réunifié au sein d'une « Confédération européenne » incluant l'URSS. Jacques Chirac considère en 1997 que « cette très grande nation qu'est la Russie (...) doit devenir un élément essentiel de la stabilité et de l'équilibre du monde » et entretient des relations très denses avec les dirigeants politiques russes, de même que Nicolas Sarkozy avec Dmitri Medvedev.

Ces relations s'appuient sur un cadre institutionnel qui s'est progressivement étoffé , en complément du dialogue politique au niveau des chefs d'Etat.

Le séminaire intergouvernemental (SIG) se réunit en principe une fois par an autour des Premiers ministres.

Instaurée en 1993 en remplacement de la « Grande commission » russo-soviétique établie en 1966 à la suite du voyage du général de Gaulle à Moscou, le Conseil économique, financier industriel et commercial (CEFIC) est consacré au dialogue économique franco-russe.

Le Conseil de coopération sur les questions de sécurité (CCQS) créé en 2002 réunit les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays autour des grandes questions stratégiques : sécurité européenne, terrorisme, armes de destruction massive, défense antimissile, ainsi que les dossiers régionaux d'actualité (Afghanistan, Géorgie, Haut-Karabakh...). Ce comité s'est réuni onze fois entre 2002 et 2012.

Enfin, une Grande Commission parlementaire France-Russie réunit régulièrement des parlementaires de l'Assemblée nationale et de la Douma.

Plus fondamentalement, les relations entre la France et la Russie sont marquées, traditionnellement, par une convergence de vues sur un certain nombre de questions de politique étrangère . Depuis la fin de la Guerre froide, toutes deux ont soutenu l'émergence d'un monde multipolaire et souhaité limiter l'interventionnisme américain. La France et la Russie sont favorables au multilatéralisme et attachées au rôle des Nations unies pour régler les différends internationaux et autoriser le recours à la force.

Le fait d'être des puissances nucléaires les rapproche, ce qui a pu amener la France à se montrer compréhensive vis-à-vis des inquiétudes russes à l'égard des systèmes de défense anti-missiles que les Etats-Unis souhaitent déployer en République tchèque et en Pologne.

Enfin, il existe une convergence de vues ancienne entre nos deux pays sur la question de la sécurité européenne , la France considérant traditionnellement que celle-ci implique l'arrimage de la Russie à l'Europe. Cette approche explique certaines positions françaises sur l'OTAN , dont la France a cherché à améliorer les relations avec la Russie, contribuant à l'élaboration de l'Acte fondateur OTAN-Russie en 1997 puis du Conseil OTAN-Russie en 2002, et freinant le mouvement d'adhésion des anciennes républiques soviétiques, s'opposant par exemple, lors du sommet de Bucarest d'avril 2008, à l'octroi à l'Ukraine et à la Géorgie du Plan d'action pour l'adhésion. De la même manière, dans le cadre de l'UE, la France a soutenu les « quatre espaces de coopération » et promu l'engagement de discussions sur les visas. En 2008, exerçant la présidence française de l'UE, elle s'est activement impliquée comme médiateur dans le conflit russo-géorgien.

Le contrat de vente des bâtiments de projection et de commandement (BPC), dits Mistral , signé en 2011 entre la France et la Russie est un acte fort de confiance vis-à-vis d'un ancien adversaire du temps de la Guerre froide et symbolise une relation particulière avec la France.

b) Une relation qui s'est progressivement distendue

Cette relation particulière entre la France et la Russie s'est progressivement banalisée au cours des dix dernières années, sa dimension économique prenant le pas sur sa dimension politique.

Après avoir longtemps été limitées, les relations économiques entre nos deux pays se sont considérablement développées à compter des années 2000 et particulièrement après 2006, la France ayant cherché à rattraper son retard vis-à-vis de ses partenaires européens sur le marché russe. La France passe ainsi du 31 ème rang des fournisseurs de la Russie en 1992 au 9 ème rang en 2007 et 5 ème en 2010.

Ce rapprochement économique a donné lieu à des transactions importantes, comme la prise de participation de GDF Suez dans la société gérant le gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l'Allemagne.

Ces relations économiques dynamiques ne doivent pas masquer un relâchement de la relation politique franco-russe .

Concernant la France, plusieurs explications peuvent être avancées : la déception des espoirs de libéralisation que la France, comme d'autres pays occidentaux, avait placé en Dmitri Medvedev (2008-2012), la gêne croissante ressentie face au durcissement du régime, au plan interne comme au plan international, particulièrement depuis le début de la troisième présidence Poutine (2012), la brutalité de la politique énergétique, l'absence de progrès sur le règlement des conflits gelés, malgré les efforts de Paris en ce sens, et le signal très négatif qu'a constitué la guerre en Géorgie.

S'ajoute à cela l'effet d'un renouvellement générationnel, qui a pour conséquence un moindre attachement à la tradition gaulliste de relations spéciales avec les Russes et une certaine « fatigue de la Russie » dans la diplomatie française, qui se montre plus réceptive aux préoccupations des nouveaux alliés d'Europe orientale.

Il faut aussi souligner la dégradation de l'image de la Russie dans la presse nationale , qui a un impact sur l'image qu'ont de celle-ci les décideurs politiques et l'opinion publique, et la vision négative de la Russie qui prévaut chez une partie des experts. De manière générale, l'image de la Russie s'est détériorée en France parallèlement au durcissement du régime.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer l'impact de la multiplication des crises survenues récemment dans de nombreuses régions du globe et particulièrement en Afrique (RCA, Mali), qui a pu conduire la France à modifier ses priorités de politique étrangère et à accorder moins d'attention à ses relations avec la Russie.

Côté russe, alors que la France est traditionnellement considérée comme un partenaire important, les déceptions se sont aussi accumulées.

Les divergences sur les dossiers libyens et syriens ont été déterminantes . Concernant la Libye, la Russie reproche à la France d'avoir contribué à détourner le mandat donné à l'OTAN par le Conseil de sécurité des Nations-Unies, la plaçant en porte-à-faux par rapport à l'autorisation à laquelle elle avait consenti. S'agissant de la Syrie, l'insistance mise par la France à exiger le départ de Bachar el-Assad comme préalable à tout règlement de la crise n'est pas comprise de Moscou, qui est opposé à toute forme d'interventionnisme.

De même, la Russie a été déçue de l'accueil que la France a réservé à la proposition de Dmitri Medvedev sur l'architecture de sécurité en Europe. Pour la France, en effet, ce projet doit être discuté avec les Etats-Unis et ne pas aboutir à des sphères d'influence dans le voisinage commun.

Alors même que son retour dans le commandement intégré de l'OTAN en 2009 n'avait suscité aucune réaction russe, la France donne à la Russie l'impression de s'aligner de plus en plus sur les positions des Etats-Unis et des pays européens les plus atlantistes .

Enfin, du fait de l'influence et du poids pris par l'Allemagne réunifiée, dont la Russie s'était fortement rapprochée avant la crise ukrainienne, la France a pu apparaître pour elle comme « un partenaire moins utile » qu'avant en Europe.

La politique étrangère française est ainsi devenue, aux yeux des Russes, plus fluctuante, moins lisible, la France ayant en quelque sorte perdu sa personnalité sur la scène internationale .


* 21 Sources : « La Russie et l'Europe occidentale : retour sur une relation complexe », Marie-Pierre Rey, note de l'observatoire franco-russe n° 10, février 2015.

* 22 Signé à Paris le 19 novembre 1990 entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie, le traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), entré en vigueur en 1992, scellait la fin de la guerre froide en Europe en prévoyant une réduction des armements conventionnels et la destruction de plusieurs milliers d'équipements lourds. Il posait le principe qu'aucune force étrangère ne pouvait stationner sur le territoire d'un Etat signataire sans le consentement de celui-ci. Enfin, il instaurait des mécanismes de transparence à travers des échanges d'information et des inspections réciproques.

* 23 « Pour un partenariat stratégique spécifique entre l'Union européenne et la Russie », rapport d'information de M. Pozzo di Borgo au nom de la commission des affaires étrangères et de la défense et des forces armées, et de la commission des affaires européennes, n° 664 du 22 juin 2011.

* 24 « La relation France-Russie à l'épreuve », Isabelle Facon, Annuaire français de relations internationales 2015, Université Panthéon-Assas.

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