D. LA TAXE « HALAL » : VOIE ÉTROITE OU IMPASSE ?

La question du financement de l'Islam est récurrente. Face à l'impossibilité des financements publics, à la suspicion liée aux financements étrangers, il est particulièrement opportun de rechercher des modèles innovants de financement du culte musulman en France .

Dans ces conditions, le serpent de mer de la « taxe halal » revient régulièrement au centre des débats. Dans l'esprit de ses promoteurs, cette taxe prélèverait, sur le modèle de la redevance rabbinique pour le culte israélite, une contribution assise sur le kilo de viande halal vendue et redistribuée au culte, destiné à la construction et l'entretien des mosquées, la formation ou la rémunération des imams.

La cacherout et la taxe rabbinique

Le culte israélite se caractérise par l'existence d'un code alimentaire très précis, qui dérive des prescriptions formulées par la Bible et la tradition. La cacherout désigne le circuit labellisé de production et de consommation des produits casher, qui s'est organisé avant la révolution industrielle.

En France, le Consistoire est chargé de surveiller les commerces « casher », auxquels il appose son label KBDP (Casher Beth Din de Paris). Cette activité de contrôle et de surveillance fait l'objet d'une redevance, qui est prélevée par le Consistoire et qui sert, pour partie au financement de cette activité et pour partie au financement du culte israélite. La redevance est payée par ceux qui utilisent le label (qui est un élément essentiel, sinon indispensable, de leur commerce), à savoir les commerçants.

Du point de vue juridique, cette redevance, appelée de façon abusive « taxe rabbinique », est une contribution purement privée, interne au secteur : non fiscale, elle est même considérée comme une charge déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés pour les entreprises qui en sont redevables (1) .

(1) CAA Versailles, 4 e , 26 juin 2007.

Dans l'idée de ses promoteurs, une fiscalité sur le halal serait bien une taxe, au sens où il s'agirait d'un prélèvement effectué à l'occasion d'une opération (contrairement à un impôt) et dont le produit est principalement affecté à autre chose qu'au paiement du service rendu (contrairement à une redevance).

Du strict point de vue de la technique fiscale, une telle taxe appliquée sur la viande vendue halal serait envisageable :

- son assiette pourrait être définie (par exemple, le kilogramme de viande vendue sous l'appellation halal) ;

- un taux pourrait être fixé (équivalent à quelques dizaines de centimes par kilogramme) ;

- serait redevable, sur le modèle de la cacherout, le commerçant qui utilise le label « halal », qu'il s'agisse d'un commerce ou d'un restaurant uniquement halal, ou d'une grande surface qui propose des produits halal à côté de produits non halal.

Sous réserve des engagements commerciaux internationaux et de la législation communautaire, on peut aussi supposer que la taxe ne devrait frapper que les produits commercialisés en France sous le label halal (qu'ils soient produits en France ou importés), de manière à ne pas pénaliser les exportations.

Toutefois, la mise en place concrète d'une telle taxe se heurterait à plusieurs difficultés, à la fois pratiques et de principe , à commencer par la légitime réticence des consommateurs halal qui ne sont pas nécessairement musulmans et dont tous ne sont sans doute pas désireux de financer un culte.

Ensuite, la taxe se heurterait à l'absence de norme commune du halal, partagée et reconnue par l'ensemble des acteurs et des consommateurs . À la différence du casher dont les prescriptions sont clairement détaillées par les textes - ou, à défaut, bien établies par la tradition -, la définition du halal est sujette à de nombreuses interprétations et normes plus ou moins strictes. Dans un contexte où le marché du halal s'est développé depuis quelques dizaines d'années seulement, dans une forme de « surenchère » de rigueur de la norme (voir ci-dessus), il n'y a aujourd'hui aucun consensus autour de ce qui est halal et, partant, de l'assiette des produits qui pourraient être taxés à ce titre.

En outre, une telle taxe pourrait contrevenir au principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt , qui résulte à la fois du principe d'égalité devant la loi fiscale (article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) et de celui d'égalité devant les charges publiques (article 13 de cette même déclaration). En vertu de ce principe et de son application par le Conseil constitutionnel, toute différence de traitement fiscal doit être justifiée par une raison d'intérêt général en rapport direct avec la loi 44 ( * ) .

S'agissant d'une taxe halal, il convient de se demander quelle raison d'intérêt général pourrait justifier une telle différence de traitement entre produits halal et produits non halal. Deux objectifs pourraient être avancés : la protection du consommateur musulman d'une part, et le financement du culte musulman d'autre part. Cependant, au regard du caractère communautaire et religieux de ces objectifs et compte tenu du principe constitutionnel de laïcité, il ne semble pas certain qu'ils puissent être qualifiés d'objectifs d'intérêt général .

Enfin, s'agissant de l'objectif de financement du culte musulman, il suppose que la taxe soit effectivement affectée à un tel financement cultuel . Or, l'affectation d'une recette fiscale à un organisme privé n'est possible que si ce dernier est chargé d'une mission de service public 45 ( * ) , ce que ne saurait être l'exercice du culte sous l'empire de la loi de 1905. Ainsi, l'affectation d'une recette fiscale au culte musulman contreviendrait clairement à l'article 2 de la loi du 9 décembre 1905 ; il en irait de même d'une affectation indirecte (recette fléchée au budget général et reversée sous la forme d'une subvention).

Pour ne pas y contrevenir, l'affectation de la recette fiscale devrait être limitée à ce qui n'est pas strictement cultuel mais s'analyse comme une mission de service public : il pourrait s'agir, par exemple, de la rémunération ou de la formation, uniquement laïque, des aumôniers. En d'autres termes, les principaux enjeux auxquels ce financement devait répondre (la construction et l'entretien des lieux de culte, la formation et la rémunération des imams) ne pourrait y trouver de solution compatible avec la loi du 9 décembre 1905.

Au total, dans le cadre d'une République organisant la séparation des Églises et de l'État, l'hypothèse d'une taxe halal débouche donc sur une impasse , qui a été résumée par Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'Intérieur : « Nous comprenons l'intérêt d'un tel Consistoire qui permettrait d'identifier les financements des lieux de culte et des imams, mais ce n'est pas à l'État d'imposer de telles évolutions . Les représentants du culte musulman doivent s'organiser. La filière halal est beaucoup moins structurée que la filière kacher : pour percevoir une "taxe halal", il faudrait que chaque élément de cette filière y consente. Nous en sommes encore très loin. L'État ne peut intervenir de manière normative dans cette affaire ».

Ainsi, une « taxe halal » finançant le culte musulman n'est envisageable que si elle est mise en place par les représentants de culte eux-mêmes comme une redevance privée pour services rendus, à l'image de la cacherout. Cette mise en place, qui est de la responsabilité des musulmans de France, nécessiterait de relever deux principaux défis :

- en amont, un accord des différentes composantes de l'Islam sur une norme commune du halal . À cet égard, il convient de signaler que la « charte du halal » développée par le CFCM n'en constitue qu'une ébauche, puisqu'elle ne serait pas exclusive d'autres définitions du halal par d'autres acteurs ;

- en aval, un accord des différentes fédérations sur l'affectation du produit . En effet, la recette ainsi générée devrait être ensuite répartie entre les différents projets, mosquées existantes ou centres de formation des imams.

Sous réserve que ces deux conditions soient remplies, une redevance halal pourrait être mise en place, et son produit affecté à la Fondation pour les oeuvres de l'Islam de France. Resterait à définir une gouvernance partagée, ce rôle revenant à la communauté dans toutes ses composantes. Cette ressource non fléchée à l'origine, contrairement aux dons, nécessite plus encore cette gouvernance partagée car il s'agira bien de répartir le produit de cette ressource avec équité et en fonction des besoins.

Une redevance en amont présentera un autre avantage sur une taxe en aval, celui de créer un désavantage économique à cette technique d'abattage. Des polémiques récentes ont révélé que des abattoirs l`utilisaient souvent pour des raisons purement économiques, même lorsque les produits finaux n'étaient pas destinés aux musulmans. Cette redevance à l`abattage contribuera à l'éviter.

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Au total, l'état des lieux dressé par vos rapporteurs souligne les difficultés auxquels sont confrontés les musulmans de France : la formation des imams, le poids des pays d'origine, les difficultés de financement, les conflits liés à la filière halal. Face à ces défis qui sont autant d'urgences, force est de constater que les instances représentatives actuellement constituées n'appréhendent pas ces questions et sont encore moins en mesure d'y apporter une solution.


* 44 Pour un exemple en matière fiscale : décision du Conseil constitutionnel du 18 octobre 2010, n° 2010-58 QPC, Procos et a. : le Conseil constitutionnel a estimé, dans cette décision, que le législateur pouvait traiter différemment les commerces au titre de la taxe sur les surfaces commerciales, dès lors que l'objectif de la loi, d'intérêt général, est de favoriser les petits commerces de proximité.

* 45 L'article 2 de la loi organique relative aux lois de finances du 1 er août 2001 prévoit en effet que « les impositions de toute nature ne peuvent être directement affectées à un tiers qu'à raison des missions de service public confiées à lui ».

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